Fest-Noz sur le Nil - Michèle Corfdir - E-Book

Fest-Noz sur le Nil E-Book

Michèle Corfdir

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Beschreibung

ÉUn voyage touristique en apparence...

Qui n'a pas eu un jour envie de visiter l'Égypte ?
Ils sont de Quimper, de Brest et de Rennes. De Vannes, de Chartres et de Paimpol… Douze touristes bretons, accompagnés de leur guide égyptien, embarquent à Louxor pour une croisière sur le Nil.
Mais découvrir le pays des pharaons est-il pour tous le véritable motif de ce voyage ? Une autre raison, beaucoup plus terrible, n'en serait-elle pas à l'origine ?

Un polar hors de nos frontières où la colère des hommes égale la fureur des dieux.

EXTRAIT

Roberto Grazzi jeta un coup d’œil oblique à sa femme. La main qu’elle appuyait sur son avant-bras se faisait plus lourde, ses doigts se crispaient autour de son poignet sans qu’elle en eût conscience. Elle devait être exténuée. Mais il savait que la force qui la maintenait debout ne faiblirait pas. Elle avait tenu à venir ici. Elle avait fait le nécessaire pour en être capable. Ce voyage était l’aboutissement d’une promesse, et Tonia ne trahissait jamais ses promesses. Roberto la regarda et songea que, dans cette allée obscure, éclairée de loin en loin par des spots cachés dans la verdure, le visage émacié de sa femme ressemblait étrangement à celui d’une momie. Sa peau se parcheminait, ses yeux s’enfonçaient dans leurs orbites, ses cheveux blancs semblaient flotter autour de son crâne. La vieillesse, le chagrin… pensa-t-il en éprouvant pour elle une immense compassion.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. -   Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

D’origine suisse, enseignante de formation, Prix des Poètes Suisses de langue française, Michèle Corfdir vit et écrit en Côtes-d’Armor. Après le succès de Le Crabe, Mortel Hiver sur le Trieux, Chasse à corps à Bréhat, Larmes de fond ou le retour du Crabe, Vent Contraire à Loguivy-de-la-Mer, Le Cycle de Grimentz, Herbes amères à Belle-Isle-en-Terre, Il court, il court, le furet des Abers, elle signe ici son neuvième roman.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

« Le mal, à vrai dire, gagne des richesses, Mais la force de la Vérité-Justice est qu’elle dure… »

Ptahhotep - Ve dynastie env. 2500 av. JC.

– ÉGYPTE –

PREMIÈRE PARTIE

HAUTE-ÉGYPTE

VOIES NOUVELLES - VOYAGESVous proposeTRÉSORS de L’ÉGYPTEUn séjour inoubliable aux sources de la civilisation

Pour découvrir l’Égypte, berceau de l’humanité, “Voies Nouvelles” a organisé pour vous cinq jours de croisière au fil du Nil, de Louxor à Assouan, ainsi que la visite d’Abou Simbel et du Caire. Un voyage exceptionnel au pays des pharaons.

Nos points forts :

- Un voyage en petit groupe, pas plus de douze personnes

- Un guide égyptologue confirmé

- Un bateau et un minibus confortables et entièrement climatisés

- Un itinéraire où alternent visites des sites et moments de détente

- La possibilité de prolonger votre séjour au Caire ou sur la Mer Rouge.

PROGRAMME

PREMIER JOUR - BREST - LOUXOR

Envol de Brest. Arrivée à Louxor. Accueil et installation à votre hôtel.

DEUXIÈME JOUR - LOUXOR

Le matin, visite du temple de Karnak. Embarquement sur votre bateau. Déjeuner. Après-midi, visite du temple de Louxor. Dîner et nuit à bord.

TROISIÈME JOUR - LOUXOR

Visite de la Vallée des Rois, du temple funéraire d’Hatshepsout et arrêt aux Colosses de Memnon. Déjeuner à bord. Après-midi libre puis promenade en calèche dans les souks de Louxor. Dîner à bord. En soirée, départ pour les écluses d’Esna.

QUATRIÈME JOUR - EDFOU

Navigation vers Edfou, temps libre sur le bateau. À Edfou, visite du temple d’Horus puis navigation vers Assouan.

CINQUIÈME JOUR - ASSOUAN

Le matin, visite du Haut Barrage puis embarquement pour l’île de Philae et visite du temple d’Isis. Après-midi, promenade en felouque autour des îles Éléphantines et visite du jardin botanique de Lord Kitchener. Dîner et soirée à bord.

SIXIÈME JOUR - ABOU SIMBEL - LE CAIRE

Départ très tôt en autocar vers Abou Simbel. Visite des temples de Ramsès II et de Néfertari. Transfert à l’aéroport. Après-midi, arrivée au Caire et installation à votre hôtel puis promenade dans le souk de Khan el-Khalili. Dîner à l’hôtel.

SEPTIÈME JOUR - LE CAIRE-BREST

Le matin, visite du plateau de Saqqara et des pyramides de Guizèh. Déjeuner à l’hôtel. Après-midi, en fonction des horaires de vol, transfert et enregistrement à l’aéroport du Caire puis envol à destination de Brest.

Jean Rouault parcourut le programme d’un œil sceptique. Un voyage organisé… c’était bien la dernière chose à laquelle il aurait songé, il y a quelques mois encore ! Mais il arrive que les circonstances vous forcent un peu la main. Des congés à prendre, une rentrée d’argent inattendue, à quoi s’ajoutait le projet toujours reporté d’une visite à leurs amis Aïcha et Mahmoud Salah, au Caire.

Lorsqu’il lui en avait parlé, Elsa avait tout de suite été d’accord. L’offre que proposait le tour-opérateur “Voies Nouvelles”, sur Internet, était alléchante. Elle trouvait le voyage un peu court mais cela serait compensé par la semaine supplémentaire qu’ils comptaient passer au Caire. Leur décision prise, ils en avaient aussitôt informé l’agence, envoyé leur chèque et prévenu les Salah de leur arrivée, en juin 2007. Ceux-ci avaient répondu qu’ils les attendaient avec impatience et les invitaient à loger chez eux, autant qu’ils le voudraient.

« On verra dès demain si le programme proposé tient ses promesses », songea Jean en remettant le prospectus dans la pochette où étaient rangés tous les papiers, cartes et dépliants concernant leur séjour en Égypte. Puis il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La chambre était plongée dans la pénombre car il avait posé une serviette sur la lampe de bureau. Éprouvée par le brutal écart des températures, Elsa dormait dans un des lits jumeaux. Elle lui tournait le dos et avait tiré sur elle le drap et une légère couverture. La climatisation ronronnait et la température de la pièce ne devait pas dépasser les vingt degrés.

Jean n’avait pas sommeil. Il n’était d’ailleurs pas tard, mais la nuit qui tombait beaucoup plus tôt qu’en Bretagne, avait surpris tout le monde. En outre, il se sentait l’estomac creux, le repas servi dans l’avion était digéré depuis longtemps.

Il appela sa femme à voix basse et, comme elle ne bougeait pas, il décida d’aller manger un morceau au grill de l’hôtel. Il en profiterait pour faire un petit tour dans le parc. Découvrir un jardin de nuit, a toujours beaucoup de charme… les allées dont on ne devine pas le bout, les sommets des arbres qui se perdent dans l’obscurité, les ombres que l’on croise. Et les parfums, surtout les parfums… ceux qu’Elsa avait reconnus en arrivant, jasmin, rose, oranger, gardénia, et tous les autres qu’elle avait respirés en fermant les yeux. Jean l’avait prise par l’épaule et c’est alors qu’elle lui avait avoué sa lassitude et son envie d’aller se coucher.

— N’oublions pas que demain, nous nous levons à six heures. La visite de Karnak à l’aube… je n’en espérais pas tant !

La porte vitrée coulissa automatiquement et Jean reçut en plein visage la chaleur de la nuit. La différence de température était saisissante.

Il fit quelques pas et s’enfonça dans un monde tropical, épais et dense, où se mêlaient des odeurs de feuillage et de fruits trop mûrs. Quel bonheur après les couloirs glacés, la lumière aveuglante et le marbre de l’hôtel !

Sur sa gauche, entre le bâtiment et la piscine, il aperçut des tables et des gens qui mangeaient. Un peu plus loin, se dressait un barbecue d’où montaient des odeurs de viandes grillées.

Il chercha des yeux une place libre mais, apparemment, il n’en restait plus. Il allait s’adresser à un serveur lorsqu’il vit un homme se lever et lui faire un signe de la main.

— Venez ! Je crois que nous appartenons au même groupe… Si vous cherchez une place, je vous en prie, asseyez-vous avec nous !

— C’est très aimable, j’accepte volontiers.

— Vous voyagez avec Voies Nouvelles… je ne me trompe pas ?

— Exactement !

— Dans ce cas, permettez que je me présente, Gaston Leroy… Voici ma femme Mélanie et une amie de longue date, Christine Gaudin.

Puis il se tourna vers un couple âgé, assis en bout de table.

— Deux autres participants dont nous venons de faire la connaissance… Roberto et Antonia, si je me souviens bien.

Le vieil homme acquiesça d’un hochement de tête et sa femme ébaucha un sourire poli. Jean serra la main de chacun, puis se commanda une brochette d’agneau et une bière.

— Prenez une Saqqara, une excellente marque locale, fit Gaston avant d’ajouter un peu plus bas : excusez ma curiosité mais j’ai cru remarquer que vous ne voyagiez pas seul…

— En effet, je suis avec ma femme. Elle se sentait fatiguée et s’est couchée, il y a une demi-heure.

— La chaleur sans doute, fit Mélanie d’une voix pointue.

— Probablement. Il faut avouer qu’il y a une sacrée différence de température, entre Brest et Louxor ! Ça cause un choc quand on débarque.

— C’est vrai ! Mais après le printemps pourri que nous avons eu, qui s’en plaindrait ?

— Il faut savoir, intervint Christine Gaudin, qu’en Haute-Égypte le climat est désertique et qu’au mois de juin, le thermomètre monte facilement jusqu’à quarante degrés à l’ombre. Cette information figure dans tous les catalogues. Ceux qui supportent mal la chaleur ont intérêt à choisir une autre période !

— Notre amie sait de quoi elle parle ! Elle était prof de géographie dans un lycée de Quimper, crut bon d’ajouter Gaston Leroy.

Jean hocha poliment la tête. Il n’éprouvait aucune sympathie pour ce trio. En fait, ils étaient exactement le genre de personnes qu’Elsa et lui tenaient toujours à distance. Il se demandait comment échapper à l’étude comparée des climats français et égyptien que sa voisine s’apprêtait à lui infliger, lorsque le serveur vint à son secours en déposant sa commande devant lui. Il marmonna quelques mots d’excuse et se mit à dévorer sa brochette et le pain qui l’accompagnait. Tout en mangeant, il écouta d’une oreille distraite ce qui se racontait autour de lui. Il apprit ainsi que Gaston et Mélanie Leroy possédaient une petite entreprise d’accastillage sur le port de commerce de Brest, que Christine Gaudin était divorcée, et que les deux personnes âgées étaient d’origine italienne. Ils en avaient d’ailleurs gardé un léger accent.

— J’ai bien l’impression que la table qui se trouve derrière nous, au bord de la piscine, est occupée par des membres de notre groupe, dit soudain Gaston à mi-voix. Ils étaient dans le car qui nous a amenés de l’aéroport, et ils parlent français… Nous devrions peut-être aller les saluer.

— Il n’y a pas plus sociable que mon mari ! fit Mélanie d’un ton réprobateur, toujours en train de vouloir nouer des relations avec les gens.

Jean jeta un bref coup d’œil en direction de la piscine. À la table en question, il aperçut deux hommes d’âge moyen et un couple assez jeune. Ni les uns ni les autres ne paraissaient faire attention à ce qui les entourait. Il haussa les épaules et, brusquement, il se sentit épuisé. La journée avait été longue et demain, le réveil sonnerait de bonne heure. Il se leva pour prendre congé et toute la tablée l’imita. Le vieux couple s’éloigna, bras dessus bras dessous, et disparut dans une allée obscure. Les trois autres se dirigèrent vers le bar.

Jean respira les effluves capiteux des fleurs inconnues puis alla jusqu’à la porte coulissante qui s’ouvrit en chuintant, et il retrouva l’atmosphère glaciale et étincelante des couloirs de l’hôtel.

— Je me demandais où tu étais passé… fit Elsa en redressant la tête.

— Une petite faim qui s’est transformée en fringale. Je suis sorti manger une grillade, près de la piscine.

— Il ne faisait pas trop chaud ?

— Oh moi, tu sais, la chaleur, je ne la remarque même pas !

— J’espère que je m’y accoutumerai. Ce serait dommage qu’elle m’empêche de profiter de notre voyage.

— Après une bonne nuit de sommeil, tu la supporteras mieux. En outre, il y aura la clim partout, cela te permettra de récupérer.

Jean s’assit au bord du lit.

— Tout ira bien, tu verras ! Ton coup de barre de tout à l’heure n’était dû qu’à la fatigue, au stress et à ta peur de l’avion.

— Oui, probablement… Tu as rencontré des gens de notre groupe ?

— Oui, ils m’ont d’ailleurs invité à leur table.

— Intéressants ?

— Non, pas vraiment… Un couple de Brestois, la cinquantaine satisfaite, et une de leurs amies. Des parvenus… Ça m’étonnerait que tu sympathises avec eux. Il y avait aussi un couple de personnes âgées.

— Très âgées ?

— Dans les quatre-vingts ans. Je me demande comment ils vont supporter le cagnard. Je n’ai pas eu l’occasion de leur parler, ils avaient l’air de vouloir demeurer sur leur quant-à-soi.

— Personne d’autre ?

— Non. Mais je ne suis resté au grill que le temps de manger ma brochette et de boire une bière… Demain, nous aurons tout le temps de faire connaissance avec les autres membres du groupe.

*

Roberto Grazzi jeta un coup d’œil oblique à sa femme. La main qu’elle appuyait sur son avant-bras se faisait plus lourde, ses doigts se crispaient autour de son poignet sans qu’elle en eût conscience. Elle devait être exténuée. Mais il savait que la force qui la maintenait debout ne faiblirait pas. Elle avait tenu à venir ici. Elle avait fait le nécessaire pour en être capable. Ce voyage était l’aboutissement d’une promesse, et Tonia ne trahissait jamais ses promesses.

Roberto la regarda et songea que, dans cette allée obscure, éclairée de loin en loin par des spots cachés dans la verdure, le visage émacié de sa femme ressemblait étrangement à celui d’une momie. Sa peau se parcheminait, ses yeux s’enfonçaient dans leurs orbites, ses cheveux blancs semblaient flotter autour de son crâne. La vieillesse, le chagrin… pensa-t-il en éprouvant pour elle une immense compassion.

Marchant à pas lents, ils avaient laissé derrière eux la piscine aux éclats bleus. Le bruit des voix et la musique d’ambiance s’estompaient. Le parfum des fleurs était étourdissant mais Tonia, d’ordinaire si sensible aux odeurs, ne paraissait pas s’en apercevoir. Elle avançait le dos droit, la tête haute, le regard planté dans la nuit. Et Roberto se disait que, malgré son âge et son apparente fragilité, sa femme demeurait quelqu’un d’inébranlable.

— Cara mia, n’as-tu pas envie de monter te coucher ? Le voyage ne fait que commencer… Qui veut aller loin ménage sa monture.

Tonia s’arrêta et se tourna vers son mari. Avec les années, il avait tendance à se tasser et, depuis quelque temps, il était nettement plus petit qu’elle. Mais toujours costaud et râblé comme un paysan des Abruzzes dont il était originaire.

— La seule chose que je craigne ici, ce sont les ennuis gastriques, et je sais comment m’en prémunir : soupe, pain, œufs durs, thé et eau minérale… voilà tout ce que j’avalerai tant que je serai en Égypte !

— Ma pauvre amie ! Comment tiendras-tu debout avec un régime pareil ?

Tonia se mit à rire en lui tapotant gentiment la main.

— Je sais bien que ce serait une punition épouvantable pour toi ! Mais tu me connais, je n’ai jamais été portée sur les plaisirs de la table.

— Tu vas te faire remarquer.

— Oh ! À notre âge, toutes les excentricités sont permises. Et je peux toujours prétendre que ce sont des prescriptions médicales. Qui oserait me contredire ?

Ils avaient repris leur promenade qui les ramenait lentement vers l’hôtel.

— Que penses-tu des gens qui mangeaient à notre table ? Pour ma part, j’ai trouvé le Brestois tout à fait déplaisant. Je ne supporte pas cette convivialité forcée… Pourquoi faut-il toujours que certains se croient obligés de jouer les meneurs de jeu ?

— Il n’amusait que les deux femmes qui l’accompagnaient. L’homme qui est arrivé plus tard n’avait pas l’air de l’apprécier, lui non plus.

Tonia acquiesça puis, lâchant le bras de son mari, elle fit quelques pas en avant. Sa silhouette se découpa en ombre chinoise dans la lumière d’un spot. Mince, élégante, racée… telle qu’elle avait toujours été.

— Il est temps de regagner notre chambre maintenant, insista Roberto. Demain, la diane est à six heures. Karnak au lever du jour… ne me dis pas que tu ne te réjouis pas de voir ça ! Je ne te croirais pas.

La vieille dame se retourna et tendit ses mains vers lui.

— Bien sûr que si, Roberto !

Dans la pénombre, il crut voir un sourire monter à ses lèvres.

— Mon Dieu ! Sens-tu ce parfum ? dit-elle soudain en renversant la tête. De quel buisson vient-il ?

Elle inspira à fond plusieurs fois.

— Quelle est la plante qui embaume ainsi ?

— J’ai lu dans un prospectus du Winter Palace que ce parc était connu pour contenir près de cent cinquante essences d’arbres et de plantes. Profites-en bien parce que, demain à midi, nous embarquons à bord du Nile Horus. Et à partir de là, finis les jardins exotiques !

*

Agnès Trudeau contempla son visage dans le miroir de la salle de bains. Il n’y avait pas de quoi pavoiser… À trente-cinq ans, elle voyait déjà à quoi elle ressemblerait quand elle en aurait soixante. Évidemment, l’éclairage au néon n’avantage jamais le teint, mais les rides étaient bien réelles et l’expression désabusée du regard aussi.

Elle passa ses doigts dans ses cheveux coupés court. Dieu merci, ceux-ci ne la trahissaient pas encore. Cela viendrait. Forcément. Mais pour le moment, le vrai désastre résidait dans ses traits qui tombaient, dans la tristesse de sa bouche… Qui n’aurait fui une aussi morne figure ? Pas étonnant que, où qu’elle aille, nul ne semblait désireux de lier connaissance avec elle. Pas plus les hommes que les femmes.

Autrefois, elle s’en moquait parce qu’elle avait Florence, sa jumelle. Mais cette partie d’elle-même lui avait été arrachée et elle ne s’en était jamais remise. Rien ne comblait le vide insoutenable qu’elle portait en elle. Ni les voyages ni les liaisons ni le travail. Les heures d’entraînement et de musculation, les exercices forcenés auxquels elle soumettait son corps demeuraient sans effet, puisque la moitié d’elle-même n’existait plus et que l’autre était anesthésiée par les efforts surhumains qu’elle faisait pour ne pas crier sa douleur, partout où elle allait.

Agnès plongea les mains dans le lavabo et rinça le linge qu’elle avait mis à tremper. Puis elle se regarda à nouveau dans le miroir et secoua la tête. Pourquoi ressasser sans cesse la même histoire, surtout maintenant qu’elle allait peut-être pouvoir s’en libérer ?

Sa petite lessive terminée, elle suspendit son soutien-gorge et son slip à la tringle du rideau de douche. Demain, grâce à la clim, ils seraient secs. Elle retourna ensuite dans la chambre où sa valise n’était pas défaite puisqu’elle ne passerait qu’une nuit dans cet hôtel.

Elle n’avait pas sommeil, pas envie non plus de se rendre au restaurant ou de faire une balade dans le parc.

Sa solitude la démoralisait mais l’idée de rencontrer des gens aussi. Elle avait envie de fumer une cigarette, accoudée à sa fenêtre en respirant les parfums du jardin. Seulement, à cause de la climatisation, on ne pouvait ouvrir la vitre.

Agnès poussa un soupir excédé. Qu’est-ce qu’elle était venue faire ici, pour l’amour du ciel ? Qu’est-ce qu’elle espérait ?

C’est alors qu’elle sentit naître, au fond de sa gorge, un début de soif. Naturellement, il n’était pas question de boire l’eau du robinet, tout le monde l’avait mise en garde… Au bout de quelques minutes, sa soif qui augmentait lui parut être un motif suffisant pour s’habiller et quitter sa chambre.

Quand elle arriva au bord de la piscine, elle s’aperçut que toutes les tables du restaurant étaient occupées. La plupart des femmes portaient des bijoux et des robes élégantes alors qu’elle n’avait revêtu qu’une espèce d’ample pyjama jaune paille qui dissimulait son corps d’athlète et sa carrure masculine. D’un pas décidé, elle alla s’asseoir au bar où elle commanda une boisson et alluma une cigarette.

*

— Vous avez remarqué la grande bringue qui vient de siffler deux whiskies, juste à côté de nous ? Je n’en suis pas sûr mais j’ai bien l’impression qu’elle fait partie de notre groupe, dit Vincent Even à mi-voix.

Michel Lucas se retourna, le temps d’apercevoir une femme en jaune qui s’éloignait dans la nuit.

— Qu’est-ce qui vous permet croire ça ?

— Elle parle français.

— Elle n’est pas la seule ! La moitié des clients de l’hôtel ont l’air d’être francophones.

— Elle se trouvait près de moi, dans l’autocar, et j’ai remarqué que sa valise portait une étiquette “Voies Nouvelles.”

— Vous avez l’œil ! Notez que, si elle vous intéresse, je vous la laisse volontiers. Je n’ai aucun penchant pour ce genre de femme.

— Moi non plus ! D’ailleurs, à mon avis, c’est une lesbienne.

— Oui, je le pense aussi.

Les deux hommes vidèrent leurs verres puis se séparèrent. Alors que Michel Lucas gagnait l’entrée de l’hôtel, Vincent Even longea la piscine et prit l’une des allées qui se perdaient dans le fouillis végétal du parc. Il marcha lentement, croisa des ombres qui, comme lui, semblaient suivre d’improbables itinéraires, respira la bruine projetée par les tourniquets d’arrosage. Il allait revenir sur ses pas lorsqu’il ressentit une brûlure intense, au niveau de l’estomac. Était-ce le poulet aux piments qui ne passait pas ou son anxiété chronique qui faisait encore des siennes ? Une brusque envie lui vint de courir jusqu’à sa chambre, boucler sa valise, retourner à l’aéroport et prendre le premier avion en partance pour la France. Mais cela n’aurait rien résolu. Il avait suffisamment hésité et réfléchi… Maintenant, il ne pouvait plus reculer. Puis il tenta de se calmer en se disant que cette soirée était une veillée d’armes, probablement le moment le plus dur à supporter. Demain, les choses s’enclencheraient, il serait pris dans le mouvement, tout serait plus facile.

Il respira à fond en essayant de vider son esprit et de détendre ses muscles, comme le lui avait appris son professeur de sophrologie. Peu à peu, il sentit son corps se relaxer et il prit conscience des senteurs de la nuit. Suaves, exquises. Il ferma les yeux, inspira plusieurs fois et finit par percevoir, derrière la perfection des parfums, un infime relent de pourriture, manière de rappeler que rien n’est éternel et que les plus belles fleurs sont vouées à flétrissure et à la décomposition.

Vincent se laissait envahir par un désenchantement assez agréable, lorsqu’un rire de femme éclata dans l’obscurité.

Il se raidit comme s’il venait de surprendre une scène qu’il n’aurait pas dû voir. Puis il fit demi-tour et rentra à l’hôtel d’un pas pressé.

*

— Mon chéri ! S’il te plaît… ce n’est pas le moment. Il y a plein de gens qui se baladent dans ce jardin, sans qu’on les voie… Je sais bien qu’il fait nuit, qu’il fait chaud et qu’on est en vacances mais…

— J’ai envie de toi !

— Moi aussi… seulement, l’idée qu’on puisse nous surprendre…

— Tu l’as dit toi-même, il fait nuit noire.

— Qu’on puisse nous entendre…

— Barbara ! Arrête ! Je vais finir par croire que tu cherches un prétexte pour ne pas…

— Allons dans notre chambre !

— Non ! C’est ici et maintenant que j’ai envie de faire l’amour. Et je ne vois pas ce qui nous en empêcherait.

— Bien sûr, Arnaud… Mais, je n’y arrive pas.

— Tu frissonnes ? Tu frissonnes alors qu’on crève de chaud ?

— C’est… c’est nerveux.

— Je ne comprends pas. Avant, tu ne faisais pas tant d’histoires. Baiser dans les fougères ne t’a jamais gênée.

— Oui mais…

— Barbara, laisse-moi ! Laisse-moi !

Nuit noire où rôde le parfum des fleurs. Bouffées intenses ou ténues qui vont et viennent, en voiles invisibles.

Là-haut, très haut derrière les palmes, scintillent les étoiles, milliards d’insectes qui grouillent et qui stridulent.

La peau du dos contre un tronc rugueux. Le corsage décolleté et les bretelles qui tombent. La jupe qui remonte et le chignon qui croule. Le souffle qui s’accélère. Bouche ouverte, tête levée… Là-haut, très haut, fourmillent d’innombrables crochets, élytres, mandibules… à des années-lumière du parc obscur où les mains d’Arnaud, le sexe d’Arnaud n’existent que pour Barbara. Barbara qui renverse la tête et contemple l’espace infini où brillent les étoiles.

*

Assis au bar du Winter Palace, Raphaël Boutros prenait connaissance de la liste des touristes dont il serait le guide, à partir de demain. Le représentant du tour-opérateur Voies Nouvelles à Louxor venait de la lui remettre, et il découvrait avec consternation qu’elle comptait douze participants. Douze au lieu des dix prévus.

Il n’avait donc pas commis d’erreur, une heure auparavant, quand il avait repéré ses futurs clients à l’accueil, au moment où le réceptionniste distribuait les clés des chambres. Là aussi, il avait dénombré douze personnes. Il avait alors pensé à un cafouillage comme il s’en produisait de temps à autre, lorsque plusieurs autocars arrivaient simultanément de l’aéroport. Dans la cohue, des touristes se trompaient parfois de groupe. On s’en apercevait vite et la méprise était corrigée sans difficulté.

Mais la liste qu’il avait sous les yeux attestait que l’explication se trouvait en amont, en France.

Raphaël Boutros était guide égyptologue depuis assez longtemps pour savoir que, si les agences avaient l’opportunité d’ajouter, en dernière minute, deux voyageurs supplémentaires à un groupe déjà formé, elles le faisaient sans hésiter. Voies Nouvelles n’échappait pas à la règle. Là comme ailleurs, le souci du rendement primait sur le reste.

Malheureusement, si d’ordinaire cette pratique ne portait pas à conséquence, ce n’était pas le cas aujourd’hui.

Les sourcils froncés par la contrariété, Raphaël Boutros réfléchit à manière de sortir de ce guêpier. Mais il eut beau prendre le problème par tous les bouts, il n’arriva à rien. Alors, haussant les épaules avec fatalisme, il se dit qu’il faudrait s’adapter, improviser.

Annuler le voyage n’était pas envisageable. Le reporter à plus tard, tout bonnement impossible.

* * *

« De [email protected] à [email protected]

Hurghada (Égypte), le 25 février 1999

Salut Papa !

Nous voilà au bord de la Mer Rouge ! Tu ne peux pas imaginer comme c’est chouette de retrouver le soleil, la chaleur et une eau à 24°, après la pluie et le froid de Paris. Le voyage en avion s’est bien passé. Maman a dominé sa trouille et moi j’ai regardé, par le hublot, les côtes de l’Italie et de la Grèce. Quand nous avons atterri, il faisait nuit noire. Nous avons embarqué dans un bus qui nous a amenées à l’Hôtel Hathor, en une demi-heure. Et c’est seulement ce matin que j’ai pu voir à quoi il ressemblait.

En fait, c’est un grand complexe où tu peux trouver tout ce dont tu as besoin. Les bâtiments sont neufs, les chambres confortables. Au restaurant, tu manges ce qui te fait envie parce que tout est servi en buffets.

Comme tu vois, mon petit papa, tu as bien choisi notre lieu de vacances ! Maman dit que tu y as mis le prix mais je t’assure qu’à première vue, ça en vaut la peine.

Dommage que tu ne sois pas avec nous ! Mais bon, le boulot avant tout…

Après le petit-déjeuner, j’ai laissé maman défaire nos bagages et je suis partie à la découverte. En sortant, direction la mer, tu as d’abord des terrasses où tu peux t’asseoir et boire un verre. Juste après, il y a une immense, mais vraiment immense piscine. Pas bêtement rectangulaire comme chez nous, mais avec des courbes, des petits ponts, des massifs de fleurs. Et tout autour, plein de chaises longues et de parasols où tu peux flemmarder. Un peu plus loin, on trouve des salles de sport, une piscine couverte, un institut de remise en forme et une galerie marchande. Si tu continues, tu traverses un beau parc très vert, puis tu arrives sur la plage privée de l’hôtel, avec transats, parasols et serviettes de bain fournies gratuitement. Pour aller te baigner, tu suis d’abord une longue passerelle en bois qui surplombe une eau peu profonde, au fond couvert de coraux (en mauvais état !) puis tu arrives à une plate-forme et, de là, tu descends dans la mer. Un vrai délice ! En été, il paraît que la température atteint les 30°. En février, c’est plus frais, mais personnellement, ça me va tout à fait. J’ai nagé un moment, ensuite je me suis dorée au soleil. Quand je suis retournée à l’hôtel, j’ai retrouvé maman qui barbotait dans la piscine. L’après-midi s’est passé à peu près de la même façon.

Maintenant, je vais t’apprendre quelque chose qui te fera très plaisir : après une seule journée à Hurghada, je me sens déjà beaucoup mieux ! Je respire plus facilement et il me semble que ma toux diminue. J’espère que tu es content.

Ce soir, à la salle à manger, nous avons entendu des gens qui parlaient français. Maman a bavardé avec une ou deux dames, et moi j’ai repéré une famille où il y a deux ados de mon âge. Demain, je tâcherai de faire leur connaissance.

Je sais que maman a déjà regardé le programme des activités proposées par l’hôtel. Telle que je la connais, elle ne pourra pas rester une semaine sans rien faire. Une journée de bronzette, et elle s’enquiquine déjà !

Comme promis, je t’enverrai un nouveau mail demain. Il faut bien rentabiliser l’ordinateur portable que tu m’as offert ! En tout cas, je préfère ça au papier et au stylo. Maintenant, je vais laisser le clavier à maman. Bisous.

Yolande »

« Micha,

Comme tu le sais, je suis beaucoup moins dégourdie que notre fille, question informatique. Je profite donc de sa messagerie pour t’envoyer, à mon tour, un petit mot.

Première chose : l’Hathor Hôtel correspond parfaitement au descriptif du catalogue. Rien à redire sur le confort et la nourriture. Les jardins sont splendides. Pour la baignade, c’est correct. Mais tu me connais, dans ce genre d’endroit, je meurs d’ennui au bout de vingt-quatre heures. Et ici, pas moyen de s’échapper ! Nous sommes coincées entre la mer et le désert. Hurghada se résume à une rangée d’hôtels qui se succèdent sur des kilomètres et des kilomètres. Pas de villages typiques ni de buts de promenades à pied. Si la santé de Yolande n’avait nécessité un séjour de cette sorte, je te jure que ce n’est pas ici que je serais venue me poser ! Mais bon, les choses étant ce qu’elles sont, je vais profiter des excursions et des divertissements organisés par l’hôtel. Dès demain, je m’occuperai de ça. Tout dépendra de l’état de santé de notre fille. Je dois dire qu’au bout d’une seule journée, elle paraît déjà en meilleure forme. J’espère de tout mon cœur que cette amélioration se confirmera. Après les semaines d’inquiétude que nous venons de vivre, il serait temps de pouvoir penser à autre chose. En tout cas, ton idée de convalescence au soleil semble profitable. Et tant pis si je m’ennuie !

J’imagine que ton séjour dans les Andes a bien commencé et j’espère que ta série de reportages ne te donnera pas trop de fil à retordre. À mon avis, le sujet est porteur, il devrait intéresser plusieurs rédacteurs en chef. Mais avec eux, je sais bien qu’on ne peut jamais être sûr de rien.

J’en ai terminé pour ce soir mais avant de cliquer sur “envoyer”, je voudrais te dire que je t’aime et que je t’embrasse tendrement.

Judith »

DEUXIÈME JOUR - LOUXOR

Le matin, visite du temple de Karnak. Embarquement sur votre bateau. Déjeuner. Après-midi, visite du temple de Louxor. Dîner et nuit à bord.

«— Mesdames et Messieurs, chers amis ! Avant toute chose, je voudrais vous souhaiter la bienvenue dans mon pays. Vous avez choisi de passer une semaine en Égypte, à la découverte de la civilisation pharaonique. J’en déduis que vous aimez les vieilles pierres et je peux vous assurer que je ferai tout mon possible pour satisfaire votre curiosité et votre envie d’en connaître davantage.

Le minibus dans lequel nous nous trouvons actuellement, nous emmène sur le site de Karnak que nous visiterons d’ici une petite demi-heure. Mais avant de vous parler du programme de la journée, j’aimerais vous présenter Karim qui sera notre chauffeur durant le séjour à Louxor, puis qui nous rejoindra à Assouan pour nous conduire jusqu’à Abou Simbel. Quant à moi, votre guide, je me nomme Raphaël Boutros. Mais je vous demanderai de m’appeler Raphy, c’est un surnom que j’aime bien et qui est facile à retenir.

J’ai quarante ans et suis né à Port-Saïd où habite encore une partie de ma famille. Je vous accompagnerai durant tout le voyage. Vous pourrez faire appel à moi, non seulement pour ce qui concerne les questions historiques et archéologiques, mais aussi pour les détails pratiques de la vie quotidienne : service à bord, achats, relations avec le personnel et même les petits ennuis de santé qui, malheureusement, surviennent parfois. Donc pas de problème, pas de gêne, je suis aussi là pour ça.

Le programme de ces six prochains jours est chargé et vos journées seront bien remplies. C’est pourquoi, si vous êtes d’accord et si vous n’avez pas trouvé trop dur de vous lever à l’aube, je vous propose de visiter les sites de très bonne heure le matin, ou en fin d’après-midi. Il faut savoir, en effet, qu’au mois de juin, la température en milieu de journée est quasi insupportable. De cette manière, nous éviterons aussi l’affluence sur les sites, ce qui n’est pas du tout agréable.

Avant de poursuivre, je voudrais juste faire une remarque préliminaire. Au cours de votre séjour en Égypte, vous découvrirez certaines choses qui vous surprendront, vous désorienteront, vous choqueront peut-être, des choses que vous n’êtes pas habitués à voir, qui n’existent pas en France… Vous ne devez pas oublier qu’ici, vous n’êtes plus “chez vous” mais “chez nous”. Essayez de poser sur mon pays un regard neuf, sans préjugé, faites la part des choses en vous disant que partout il y a du bon et du moins bon. Sachez que, personnellement, je vous considère comme des invités de l’Égypte et qu’avec tout mon respect, je vous traiterai en amis.

Maintenant, j’aimerais profiter des quelques minutes qui nous restent avant d’arriver à Karnak, pour “briser la glace” comme on dit en France. Je vais donc vous appeler un par un, vous lèverez la main et, de cette façon, chacun pourra mettre un nom sur les visages. D’accord ? Commençons ! Barbara et Arnaud Le Gall… Agnès Trudeau… Antonia et Roberto Grazzi… Vincent Even… Michel Lucas… Elsa et Jean Rouault… Christine Gaudin… Mélanie et Gaston Leroy. Voilà ! Douze personnes, treize avec moi… J’espère que vous n’êtes pas superstitieux. De toute manière, rien n’indique que le chiffre treize était néfaste chez les Ancêtres. Mais de cela, des coutumes, croyances et pratiques magiques des Anciens Égyptiens, je vous parlerai demain, quand nous visiterons les tombeaux et les temples funéraires, sur la rive occidentale du Nil. Pour le moment, je voudrais vous mettre en garde contre des dangers plus immédiats et bien réels, ceux-là ! D’abord, le soleil. Il faut savoir qu’ici, le soleil n’est pas un ami. Il tape extrêmement dur… Vingt minutes d’exposition à Louxor équivalent à deux heures sur la Côte d’Azur ! Donc j’insiste : chapeau, lunettes noires, épaules et dos couverts, bouteille d’eau minérale dans les sacs, contre les risques de déshydratation.

Deuxième danger : l’eau justement. Ne buvez que de l’eau en bouteille que vous achèterez à bord ou dans les restaurants. Pas dans la rue où la fermeture hermétique n’est pas garantie.

Troisième risque : les vols ou autres crapuleries. Je dois dire que là, le danger est minime parce que l’Égypte est un pays où la police est très présente. Vous verrez des patrouilles armées partout où vous irez. Les sites et les musées sont gardés, les entrées des hôtels, des grands restaurants et des bateaux aussi. Les étrangers qui se déplacent d’une ville à l’autre ont l’obligation de le faire en convoi sécurisé.

Ça veut dire quoi, tout ça ? Que l’Égypte est au bord de la guerre civile ? Que les risques d’attentats sont plus élevés qu’ailleurs ? Non ! Pas du tout… Mais comme on dit chez vous, prévenir vaut mieux que guérir. D’autre part, il faut reconnaître que la police visible partout a eu comme avantage de diminuer de cent pour cent les vols de toutes sortes.

Pour le reste, je veux parler des sorties en ville le soir, que certains d’entre vous auront envie de faire, j’aimerais que vous me demandiez conseil avant. Je vous indiquerai les établissements où on peut boire un verre, fumer la chicha, écouter de la musique, sans problème. Il y a certains quartiers où la sensibilité islamique est plus aiguisée qu’ailleurs et où les Européens ne sont pas les bienvenus, les dames surtout, je le dis avec tout mon respect… Mieux vaut donc éviter ce qui pourrait être considéré comme une provocation. Avant de terminer, encore un mot sur les marchands ambulants qui sévissent aux abords des sites. Je vous avertis tout de suite qu’ils ne vous considèrent pas comme des êtres humains mais comme un gagne-pain, une vache à lait, un citron à presser ! Tous les moyens sont bons pour vous faire sortir le portemonnaie. Si, malgré ça, quelque chose vous tente, vous devez marchander, c’est obligatoire. N’oubliez pas que vous êtes en Orient et que c’est une coutume ancestrale. Si vous ne le faites pas, le vendeur sera déçu et vous, vous serez grugés !

Et maintenant, les amis, nous arrivons à Karnak dont vous pouvez déjà apercevoir quelques monuments. Quand nous quitterons le bus, j’irai acheter les billets puis nous entrerons par l’allée des Sphinx. Là, je vous expliquerai ce qu’il faut savoir de ce site exceptionnel, le plus grandiose de toute l’Égypte et qui demeure le plus vaste ensemble religieux jamais construit dans le monde. »

*

— Est-ce que vous avez bien dormi, chère madame ?

— Agnès, je vous en prie… puisqu’il est d’usage, paraît-il, que les membres d’un même groupe s’appellent par leur prénom !

— Personnellement, je préfère ça… Alors, Agnès, est-ce que vous avez passé une bonne nuit ?

— Oui mais trop courte. J’ai eu du mal à me lever quand le réveil a sonné.

— C’est vrai que la journée d’hier a été très fatigante.

— En outre, ce matin, j’ai trouvé notre petit-déjeuner pour le moins succinct !

— On nous avait prévenus. Avant sept heures, le restaurant de l’hôtel ne sert qu’un repas “raccourci”. Ça ne m’a pas dérangé. Je laisse aux Nordiques les céréales, charcuteries, œufs et autres laitages… Un café et un croissant me suffisent amplement.

— À moi aussi. Seulement, il faut quand même reconnaître que…

— Oh ! Regardez, on dirait que notre guide en a terminé à la billetterie…

Jean Rouault esquissa un petit geste d’excuse et rejoignit rapidement Elsa à qui Raphy venait de remettre deux tickets d’entrée.

— Tu as vu avec qui je parlais ? dit-il à voix basse. C’est une râleuse chronique… À éviter absolument !

— Tu joues de malchance. Hier soir déjà, tu es tombé sur des enquiquineurs. En fait, où sont-ils, ceux-là ?

— Le couple, là-bas, devant nous. Lui porte un t-shirt jaune et elle, un chapeau de paille.

— Ah oui ! Je vois… Espérons que le reste du groupe sera plus sympa.

— Oh ! Tu sais, nous sommes venus en Égypte pour visiter les sites et les monuments, pas pour faire ami-ami avec des inconnus sans intérêt. D’ailleurs, quand nous sommes ensemble, nous n’avons besoin de personne, n’est-ce pas, ma douce…

Jean prit sa femme par l’épaule et l’attira contre lui, puis ils rattrapèrent le groupe qui se dirigeait vers l’entrée du site. Le ciel d’un blanc rosé devenait lumineux à l’est. Dans l’air rôdaient encore les parfums de la nuit, de plus en plus ténus, comme effilochés par le jour qui montait. Seule l’odeur pénétrante de la résine de pin s’épanouissait à l’ombre des escaliers, au pied des murs en ruine ou entre les pattes des sphinx à têtes de béliers dont les deux rangées, face à face, bordaient l’allée menant au premier pylône du temple.

Tout en marchant, Elsa observait ses compagnons de voyage. L’impression qu’elle avait ressentie au cours du petit-déjeuner et dans le minibus se confirmait. Bizarrement, ces gens ne paraissaient pas particulièrement heureux d’être là. Ils avaient un air morose, indifférent, qui donnait envie de leur demander pourquoi ils avaient pris la peine de monter dans l’avion et de venir jusqu’ici. Même le Brestois en t-shirt jaune avait renoncé à sa jovialité. Dans le minibus, il avait lancé quelques plaisanteries mais elles étaient tombées à plat et il n’avait pas insisté. Maintenant, encadré par sa femme et l’amie de celle-ci, il se tenait debout devant les sphinx, sans même paraître les voir.

Il n’était d’ailleurs pas le seul. Un peu plus loin, deux hommes d’âge moyen, dont elle n’avait pas retenu le nom, discutaient penchés l’un vers l’autre, totalement indifférents à ce qui les entourait. À leur côté, une grande femme masculine photographiait sans relâche l’immense façade de pierre qui se dressait devant eux. Quant aux deux octogénaires, ils semblaient plus préoccupés par les irrégularités du chemin et la crainte de tomber que par la beauté du lieu.

« Drôle d’équipe que le hasard a réunie là… Même le jeune couple pense plus à se bécoter et à se tripoter qu’à regarder autour de lui », se dit Elsa en fouillant dans son sac à la recherche de ses lunettes noires car le soleil était en train de paraître au-dessus du premier pylône.

Sa lumière somptueuse se déroula sur l’allée et donna aux sphinx la couleur du jour. Alors, miraculeusement, la part d’ombre que chacun semblait traîner avec soi, se dissipa. Agnès rangea son appareil photo. Les amoureux accoururent, la main dans la main. Le vieux couple leva la tête et se mit à sourire. Puis tout le monde convergea vers le guide qui avait ouvert un parapluie blanc et le brandissait en signe de ralliement.

« — Et voilà, les amis ! Comme je vous l’ai dit dans le bus, nous nous trouvons maintenant à l’entrée du plus vaste complexe architectural religieux qui existe au monde. Cet endroit qui couvre plus de cent hectares, n’est pas un temple mais un gigantesque ensemble de constructions qui constituaient le lieu de vie du dieu Amon sur la terre. C’est ici qu’il habitait, qu’il séjournait. Tout lui était dédié. Tout lui appartenait : bétail, terres, bateaux, esclaves… mais aussi or, argent, pierres précieuses, métaux et bois de toutes sortes.

Le pharaon était son premier et principal serviteur, c’est lui aussi qui pénétrait dans le saint des saints, le naos, où trônait la statue du dieu. On peut dire que, pendant deux mille ans, Karnak a été le centre religieux, politique et culturel de l’Égypte. L’un après l’autre, tous les pharaons ont contribué à son agrandissement, à son embellissement. Ce site a été un chantier permanent. On ajoutait des constructions, on en transformait d’autres, on détruisait parfois ce que les prédécesseurs avaient bâti. Des centaines et des centaines d’artisans ont travaillé ici sans discontinuer… ce qui explique la complexité et aussi le manque d’unité de style du site. Tant de monuments ont été élevés les uns sur les autres, les uns à côté des autres, qu’il est impossible au profane de s’y reconnaître.

Pour simplifier, on peut dire que la majorité des édifices que nous admirons aujourd’hui datent du Nouvel Empire. Ainsi, la grande salle hypostyle qu’on appelle aussi la “Forêt de Colonnes” a été commencée sous Aménophis III au XIVe siècle avant JC, sa construction s’est poursuivie sous Séthi I, Ramsès II et fut terminée sous Ramsès IV, au XIIe siècle avant JC.

Cette Forêt de Colonnes symbolisait, pour les Ancêtres, le marécage couvert de papyrus inondé tous les ans par la crue du Nil.

Comme autres monuments remarquables, vous pourrez admirer les obélisques érigés par Hatshepsout et Thoutmosis I, au XVIe siècle avant JC. À savoir que si les obélisques symbolisaient les rayons du soleil, ils étaient aussi considérés comme des piliers reliant la terre et le ciel. Les crues du Nil et le soleil sont les deux forces primordiales qui ont initié la naissance puis le développement de l’Égypte. Une civilisation qui a duré plus de trois mille ans.

Voilà, les amis, les quelques remarques préliminaires que je voulais faire avant d’attaquer la visite proprement dite. Je vous expliquerai plus précisément toutes les parties du site, au fur et à mesure que nous les découvrirons. J’essaierai d’être le plus concis, le plus clair possible. Bien sûr, deux ou trois heures ne peuvent suffire pour comprendre véritablement ce qu’était Karnak. En vérité, même si vous passiez tout votre séjour ici, ce serait encore trop court ! »

*

— Cara mia, je ne m’y retrouve pas dans toutes ces ruines… À vrai dire, je n’ai pas vraiment compris si les pharaons étaient considérés comme des dieux ou comme des hommes.

— Ni l’un ni l’autre. Ils étaient le point de contact entre les dieux et les hommes, le point de passage entre deux mondes, la vie terrestre et l’Au-delà. C’est du moins ainsi que je vois la chose.

Roberto regarda sa femme avec admiration. Il l’avait toujours tenue pour plus cultivée, plus intelligente que lui. Elle était issue d’une vieille famille romaine alors que lui n’était qu’un paysan mal dégrossi.

— Vois-tu, reprit-il, moi qui ai travaillé dans le bâtiment, je suis soufflé par les prouesses techniques des anciens Égyptiens. Pour ne parler que des tailleurs de pierre… j’ai regardé de près les arêtes des obélisques. L’entaille de la coupe est parfaite, sans la moindre reprise… c’est époustouflant ! Je pense aussi au transport de ces masses de granit, depuis les carrières jusqu’au site, cela exigeait un savoir-faire incroyable.

— Le jugement d’un professionnel ! C’est original comme approche… La plupart des gens ne voient que l’esthétique. D’autres essaient de comprendre le côté mystique, la symbolique… Toi, tu parles le langage des artisans, tu te trouves donc sur un pied d’égalité avec eux, malgré les siècles qui vous séparent… Je trouve ça formidable !

— Tonia ! Il n’y a que toi pour voir les choses de façon aussi positive… Oh ! Attention !

La vieille dame qui venait de trébucher, s’agrippa au bras de son mari. Tous deux revenaient lentement du Lac Sacré. Après la visite commentée, Raphy avait proposé un moment de temps libre. Le groupe s’était éparpillé et, très vite, les uns et les autres s’étaient perdus de vue. Une partie avait fait une incursion au nord et à l’est, vers le temple de Ptah et les chapelles osiriennes, mais les Grazzi avaient sagement préféré rester au centre du site. Retournant sur leurs pas, ils s’arrêtèrent au milieu de la grande salle hypostyle. L’éclairage avait changé. Les chapiteaux en forme de papyrus semblaient s’être épanouis. La couleur des reliefs avait acquis une intensité insoupçonnée trois heures auparavant.

— Imagine l’atmosphère de ce temple quand le plafond existait encore et que la lumière n’y pénétrait que par les claustras de pierre et les ouvertures du toit. Imagine les statues des pharaons surgissant dans la pénombre, ou les peintures révélées par les rayons rasants… L’effet devait être saisissant !

Roberto hocha la tête, puis tous deux se dirigèrent vers la sortie et rejoignirent la première cour où était fixé le rendez-vous. Des touristes de plus en plus nombreux franchissaient l’entrée et envahissaient le site, la plupart se déplaçaient en groupes, derrière leurs guides. La cour était pleine de monde et de bruit. Tonia la parcourut des yeux et repéra le parapluie blanc de Raphy, devant les chapelles de Séthi II.

— Ils sont là-bas, allons-y !

— Attends, nous sommes en avance ! Tu n’es pas si pressée de retrouver ces gens, non ?

— Pas du tout, seulement je ne veux pas être en retard.

— Complexe classique de l’octogénaire : la crainte d’être un boulet pour les autres !

— Je l’admets. Mais en l’occurrence, ce que pensent de moi nos compagnons de voyage m’est complètement indifférent. Je ne me sens aucune affinité avec eux. Je me demande bien ce qu’ils sont venus faire ici !

— La même chose que nous, je suppose.

— Ah oui ? Par moments, j’en doute.

— Tu réfléchis trop, Tonia…

*

— Et voilà, les amis !… J’espère que vous avez eu assez de temps pour bien regarder, bien admirer… Comme vous pouvez le constater, nous avons eu raison d’arriver de bonne heure, avant toute cette foule ! Voyons maintenant si nous sommes au complet… Je crois que oui. Nous allons donc pouvoir quitter le site avant que la chaleur ne devienne insupportable. Suivez-moi, je vous en prie !

— Attendez, Raphy ! Il manque encore Christine !

— Oh ! C’est exact. Excusez-moi, je n’ai pas encore tous vos visages bien en tête. Bon, ce n’est pas grave, elle ne va certainement pas tarder. Personnellement, quand je suis à Karnak, j’ai tendance à perdre complètement la notion du temps. C’est ce qui a dû arriver à votre amie.

— Non ! Ce n’est pas son genre !

— On peut même dire qu’elle est la ponctualité personnifiée, renchérit Gaston. À tel point que c’en est parfois agaçant.

— Elle a pu s’égarer, le site est immense, répondit le guide d’un ton conciliant.