Le Cycle de Grimentz - Michèle Corfdir - E-Book

Le Cycle de Grimentz E-Book

Michèle Corfdir

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Beschreibung

Une peintre renommée meurt à Bréhat en Bretagne, l'occasion pour sa fille de rédiger son portrait, mais la jeune femme découvre que le mythe d'une artiste cache parfois bien des surprises...

Irène Lang, peintre renommée, vient de mourir à Bréhat. Une rétrospective de son oeuvre est organisée. À cette occasion, on demande à sa fille Sabine de rédiger ses souvenirs et brosser à travers eux le portrait de la disparue. Très vite, la jeune femme s'aperçoit que le mythe de l'artiste célèbre s'est construit dans l'imposture et l'opacité. Poussée par la curiosité, elle traque alors l'ombre d'Irène Lang en Bretagne, à Paris, en Suisse et jusque dans la lointaine Hongrie des années 50, découvrant peu à peu le personnage redoutable que fut sa mère.

Laissez votre curiosité suivre celle de Sabine et découvrez les vérités insoupçonnées qui se cachent derrière l'histoire d'Irène Lang. De la Bretagne à la Hongrie des années 50 en passant par Paris et la Suisse, immergez-vous dans ce roman à suspense !

EXTRAIT

La jeune femme jeta un nouveau coup d’œil à sa montre. La vedette était en retard. Devant elle, les hommes commen çaient à piétiner et à parler de choses et d’autres. Seul, Olivier restait étranger aux bavardages. Ressentait-il un réel chagrin ou était-ce la singularité du moment qui lui faisait cette tête d’ecclésiastique imperturbable et morose? Sabine qui le voyait de trois quarts arrière s’attendrit sur la courbe de la nuque qui était demeurée celle de l’adolescence et elle sentit monter en elle la rancœur qu’elle éprouvait toujours quand elle pensait aux ravages qu’avait causés la monstrueu se indifférence d’Irène à l’égard de ses enfants. Elle réalisa alors brutalement que la mort avait rendu cela irrévocable. Rien ne pourrait plus être adouci ou pardonné. Les choses en resteraient là, éternellement. Arrêt sur image… Arrêt sur l’eau grise, les canots échoués, le dos de ces hommes plantés au bord de la cale… Ce serait cette ima ge-là que Sabine garderait des funérailles de sa mère. Les autres s’estomperaient avec le temps mais celle-ci demeurerait fichée en elle comme une borne de granit à la croisée des chemins.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un bon livre qui dépasse le roman régionaliste auquel je m'attendais, encore que Bréhat soit une île charmante. Cette quête des origines poursuivie par une femme qui vient de perdre sa mère m'a intriguée. Tout est remis en question quand elle réalise à quel point les relations ont été difficiles entre elles deux et avec quel soin sa mère avait oblitéré ses origines. - crapette, Babelio

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Jeanne.

« Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ infini. »

Michel de Montaigne.

PRÉAMBULE

« Je ne crois pas qu’il y ait meilleure introduction à l’ouvrage consacré à ma mère que cette pensée de Georges Braque : « Tout est sommeil autour de nous. La réalité ne se révèle qu’éclairée par un rayon poétique. »

Si tant est que l’on puisse comparer les souvenirs que je garde d’Irène Lang à ces lambeaux de brume qui accompagnent parfois nos voyages nocturnes, noyant la route ou prêtant au paysage des perspectives aussi trompeuses que splendides, tout le reste de mon enfance ne fut alors qu’un long sommeil noir. Des choses s’y sont passées. Certains yeux les ont vues, d’autres pas. Qui peut affirmer qu’elles furent vraies ? Qui ose les prétendre fausses ? Les témoignages irréfutables n’ont pas cours au lit de justice que tient ici ma plume. Seul l’éclairage est réel, l’éclairage de ce que je dis, de ce que je sens. Comprenne qui pourra, ma parole seule fait foi mais nul n’est obligé de la croire.

J’écris ces lignes comme on crache du feu. Étincelles poétiques ou fumées nauséeuses, les mots et les évocations rassemblés dans ces pages paraîtront à certains sans rapport avec la femme qu’ils ont connue.

Néanmoins le portrait que j’entends tracer ici est pour moi le plus vrai, le plus approchant, car fait de frimas, de vapeurs blanches, de crachin issus de la nuit infinie et du temps arrêté. Lambeaux de brume qui se penchèrent sur moi après m’avoir donné la vie puis me poussèrent en avant, dans l’inconnu obscur, afin que lentement, péniblement, j’y défriche ma voie… »

I

Lorsque Sabine s’engagea sur l’étroite chaussée de pierre qui descendait vers la mer, elle ne pensa plus qu’à prendre garde où elle posait les pieds. Une eau grise était retenue prisonnière dans les stries du ciment. De la vase s’accumulait au fond du moindre creux. Du goémon et une mousse verte et glissante s’étalaient un peu partout.

— Il y aura juste assez d’eau pour que la vedette puisse accoster la cale de mi-marée.

La jeune femme reconnut la voix du conseiller municipal de l’île qui, comme tel, avait demandé d’assister à la cérémonie. S’il n’en avait tenu qu’à elle, elle aurait refusé. Les obsèques officielles de sa mère avaient été célébrées la veille en l’église de Paimpol, manifestation à laquelle avaient pu participer tous ceux qui désiraient rendre un ultime hommage à la défunte. Ce qui se passait maintenant était d’ordre strictement privé.

Contrariée par cette intrusion et par l’importance qu’elle accordait à un détail aussi anodin, Sabine serra les poings au fond de ses poches et contempla les eaux du chenal du Ferlas agitées par le vent.

— La vedette ne devrait pas tarder, je crois bien entendre un bruit de moteur, fit quelqu’un.

La cale ne se trouvait plus qu’à petite distance et la mer venait de s’y retirer. La jeune femme jeta un coup d’œil à sa montre, quinze heures. Elle vit son frère Olivier franchir les derniers mètres. Le reste du groupe lui emboîta le pas et bientôt tout le monde se trouva aligné au bord du quai, au même niveau que l’eau qui, lorsque le vent la poussait, revenait se répandre sur le sol de ciment, noyant les semelles et mouillant les bas de pantalons.

Sabine qui voulait épargner ses bottines, demeura un peu en arrière. De là, elle apercevait la chaussée qui s’enfonçait dans les profondeurs glauques de la mer. D’ici une heure ou deux, toute cette partie de la grève serait à sec elle aussi et il faudrait marcher plus longtemps encore pour atteindre la cale de basse mer. Une contrainte parmi beaucoup d’autres, se dit-elle car elle n’avait jamais compris ce qui avait pu pousser ses parents à s’établir dans un endroit aussi malcommode que l’île de Bréhat. Passe encore l’été quand il y a du monde et que les rotations des vedettes sont nombreuses ! Mais toute l’année, à leur âge… ils allaient mourir d’ennui.

Elle se souvenait que son père avait balayé ses objections et laissé échapper ce petit rire sec et sans joie qu’elle lui connaissait bien. « Mourir… la retraite ne se termine-t-elle pas toujours ainsi ? En dehors de ça, ne t’inquiète pas, j’aurai largement de quoi m’occuper entre la maison, le jardin et le canot que je viens d’acheter. Quant à ta mère… »

Sabine avait haussé les épaules. Évidemment, pour Irène le problème se posait différemment.

La mer continuait à baisser et le vent à forcir. Un ressac de plus en plus violent houspillait les rochers. De l’autre côté du chenal, le continent se noyait dans les teintes maussades de l’automne.

Sabine releva son col et tritura le bonnet de quart qu’elle avait enfoui au fond de sa poche. Pour le moment, le relief de l’île les protégeait du vent mais tout à l’heure, au large, ce serait autre chose ! Ceux qui l’accompagnaient le savaient et avaient pris leurs précautions, tous portaient une parka ou un imperméable par-dessus leur costume de ville.

La jeune femme jeta un nouveau coup d’œil à sa montre. La vedette était en retard. Devant elle, les hommes commençaient à piétiner et à parler de choses et d’autres. Seul, Olivier restait étranger aux bavardages. Ressentait-il un réel chagrin ou était-ce la singularité du moment qui lui faisait cette tête d’ecclésiastique imperturbable et morose ? Sabine qui le voyait de trois quarts arrière s’attendrit sur la courbe de la nuque qui était demeurée celle de l’adolescence et elle sentit monter en elle la rancœur qu’elle éprouvait toujours quand elle pensait aux ravages qu’avait causés la monstrueuse indifférence d’Irène à l’égard de ses enfants. Elle réalisa alors brutalement que la mort avait rendu cela irrévocable. Rien ne pourrait plus être adouci ou pardonné. Les choses en resteraient là, éternellement. Arrêt sur image…

Arrêt sur l’eau grise, les canots échoués, le dos de ces hommes plantés au bord de la cale… Ce serait cette image-là que Sabine garderait des funérailles de sa mère. Les autres s’estomperaient avec le temps mais celle-ci demeurerait fichée en elle comme une borne de granit à la croisée des chemins.

Enfin la vedette orange et verte de la Société Nationale de Sauvetage en Mer doubla la tourelle qui marquait l’entrée du port et vint se ranger le long du quai. Un des marins sauta à terre, passa une amarre dans l’anneau scellé à même le béton. Sabine s’avança, saisit la main qu’on lui tendait et embarqua. Puis elle vit Olivier remettre l’urne funéraire au patron de la vedette et monter à bord, suivi des autres participants. L’aussière fut larguée, le navire battit en arrière et pointa son étrave vers la sortie du port.

Quelques minutes plus tard, alors que tout le monde s’était réfugié dans la passerelle, la vedette contourna Bréhat par l’est et fit cap au large. C’était là-bas, quelque part entre le phare du Paon et la bouée de Barnoïc, que devaient être dispersées les cendres d’Irène Lang, compagne de Yann le Manec, mère de Sabine et d’Olivier.

Et peintre de renommée internationale.

*

Après avoir quitté la vedette de sauvetage et remis au patron un chèque au profit de la SNSM, Olivier et Sabine gagnèrent le bourg et s’arrêtèrent à l’épicerie qui faisait aussi office de kiosque à journaux. Ils y achetèrent les quotidiens régionaux car ils tenaient à lire les articles consacrés à la disparition de leur mère. Puis ils prirent le chemin de Barr Avel, la propriété familiale située sur la côte est de l’île, à une dizaine de minutes du bourg.

— Papa a bien fait de ne pas nous accompagner, fit Olivier. Par ce temps, il aurait risqué d’attraper froid.

Sabine ne répondit rien, convaincue que ce n’était ni le vent ni l’état de la mer qui avaient décidé Yann le Manec à rester chez lui. Le vieil homme était costaud et il aurait certainement supporté l’épreuve plus vaillamment que son fils. Elle revoyait Olivier agrippé à une batayole, le visage blême et les narines pincées, incapable de faire basculer l’urne par-dessus bord. C’était un cousin qui s’en était chargé. Quelqu’un avait fait allusion au mal de mer mais elle savait pertinemment qu’il ne s’agissait pas de ça. Depuis son plus jeune âge, Olivier pratiquait toutes sortes de sports nautiques qui l’avaient à tout jamais amariné.

Les cendres dispersées, le patron de la vedette avait demandé si quelqu’un désirait jeter des fleurs à la mer comme le voulait l’usage. Les hommes s’étaient tournés vers Olivier toujours cramponné à la rambarde et plus livide que jamais, mais il n’avait pas paru comprendre. Alors ils avaient interrogé Sabine du regard mais elle avait secoué la tête.

— Notre mère ne désirait ni fleurs ni couronnes, nous respectons sa volonté, avait-elle dit.

En vérité, ce détail lui avait complètement échappé.

Sans mot dire, tout le monde était alors retourné s’abriter dans la passerelle et la vedette avait repris le chemin du retour.

Arrivés à Barr Avel, ils trouvèrent la salle de séjour déserte. Un bol sale traînait sur la table. Aujourd’hui comme chaque jour, leur père était parti faire un tour après avoir bu son café.

Tandis que Sabine retirait ses chaussures pour enfiler ses pantoufles de feutre, Yvonne Bécaut, la gouvernante, sortit de la cuisine.

— Alors ? … fit-elle sans oser en demander davantage.

— Tout s’est passé comme prévu.

— De mon temps, jamais on n’aurait permis une chose pareille, marmonna-t-elle sans cacher sa désapprobation. Pour nous autres, ne pas avoir de sépulture, c’est pire que la mort.

— Je sais, fit Sabine qui connaissait son attachement à tout ce qui touchait au rituel funèbre. Mais les choses changent.

— Quand même, chacun a droit à une tombe où reposer en paix, non ? Qu’est-ce qui a pu pousser votre mère à… à désirer ce genre d’obsèques ?

— Je l’ignore. Elle n’a pas donné d’explication à mon père. Elle s’est contentée de mettre ses dernières volontés par écrit.

— C’est vrai qu’elle ne s’expliquait jamais sur rien, grommela Yvonne Bécaut. Quand elle se trouvait à Barr Avel, on ne peut pas dire qu’elle se montrait difficile… Elle était là, elle mangeait, sortait, peignait sans jamais discuter ni demander l’avis de personne. Il fallait la prendre telle qu’elle était… Votre père l’avait compris depuis longtemps.

— Vous avez tout à fait raison.

— Et pour la suite… s’enquit alors la gouvernante, comment est-ce qu’on va s’organiser ?

— Eh bien, nous n’avons encore rien décidé… J’imagine que mon père continuera à vivre sans changer ses habitudes.

Puis, jugeant le moment opportun, elle demanda à Yvonne si de son côté elle avait des projets. Peut-être envisageait-elle de prendre sa retraite…

— Non ! Non ! Pas du tout, répliqua celle-ci. Je n’ai d’ailleurs pas l’âge requis. Je me trouve très bien ici et si vous avez besoin de moi, je compte y rester quelques années encore.

Comme elle s’apprêtait à regagner la cuisine, Sabine lui prit la main.

— Si vous saviez quel soulagement c’est pour moi de vous savoir à Barr Avel ! Il y a tant d’années que vous vous occupez de cette maison et de mon père… Je vous en suis extrêmement reconnaissante. Je voulais vous le dire depuis longtemps mais l’occasion ne s’est jamais présentée et je… je me sens un peu honteuse.

— Il ne faut pas ! Surtout pas aujourd’hui. D’ailleurs cela fait un bon bout de temps que toi et moi nous nous comprenons sans avoir besoin de mots, n’est-ce pas…

Un peu décontenancée, Sabine eut envie de lui demander ce qu’elle entendait par là mais elle sentit soudain la fatigue fondre sur elle. Ces derniers jours avaient été si éprouvants… De surcroît, il y avait eu cette sortie en mer avec le vent et le roulis. Son épuisement était tel qu’elle n’aspirait plus qu’à une tasse de thé, une tranche de cake et un bon fauteuil. Elle suivit la gouvernante dans la cuisine et remplit la bouilloire électrique.

— Laisse-moi m’occuper de ça, dit celle-ci en la poussant gentiment vers la porte. Et ne t’en fais pas pour l’avenir, je ne vous laisserai pas tomber.

Dans la salle de séjour, Sabine trouva un journal largement déployé sur la table de chêne. Une nécro d’une demi-page était consacrée à la disparition d’Irène Lang.

« La mort brutale d’Irène Lang, le 15 octobre dernier, a provoqué une vive émotion dans les milieux culturels et artistiques de notre pays. Chevalier des Arts et des Lettres, peintre de renom et dessinatrice talentueuse, Irène Lang jouissait de la faveur du public comme de l’estime de la critique et des amateurs éclairés.

Son œuvre de facture essentiellement abstraite au début de sa carrière, avait peu à peu évolué vers une forme plus figurative où se conjuguaient la luminosité des couleurs et la force du trait. « On ne peint pas ce que l’on voit mais ce que l’on sent », avait-elle coutume de répéter. « Et seule une technique suffisamment maîtrisée pour devenir indécelable, permet d’y parvenir. Pour cela, il faut travailler, travailler, travailler… »Étonnante leçon de la part de quelqu’un dontl’étourdissante virtuosité a toujours semblé aller de soi, mais conseil qui ne surprendra pas ses proches qui connaissaient l’acharnement, l’ardeur et le perfectionnisme de cette grande artiste.

Tout a commencé par un autoportrait remarqué par un célèbre galeriste parisien lors du Salon d’Automne l964 auquel Irène Lang participait. Elle avait vingt-cinq ans.

Ensuite les choses ont paru s’enchaîner d’elles-mêmes. Expositions, salons, manifestations artistiques en France comme à l’étranger… En effet, si elle était un bourreau de travail, Irène Lang ne fut jamais, et heureusement pour elle, une artiste incomprise.

Depuis presque vingt ans, c’est autour de différents thèmes qu’elle avait pris l’habitude d’articuler la production de ses œuvres. Thèmes ou plutôt “cycles” comme elle aimait à les dénommer, dont chacun regroupait un ensemble de toiles peintes dans un même lieu et durant une même période.

Ainsi sont nés le Cycle du Ponant, des Cévennes, de Ténériffe et bien d’autres encore. Tous ont fait l’objet d’expositions auxquelles le public a fait un accueil chaleureux et qui resteront gravées dans la mémoire de ceux qui les ont visitées.

Celle que la critique considère aujourd’hui comme l’un des meilleurs peintres français de la fin du XXe siècle est née à Salins-les-Bains, le 13 novembre 1939. Fille unique d’un artisan horloger, elle a passé son enfance et son adolescence dans ce bourg du Jura. Attirée par les arts graphiques mais consciente de son inaptitude à s’adapter aux exigences académiques des écoles d’art, elle a décidé très tôt de voler de ses propres ailes. Dans l’obligation de gagner sa vie, Irène Lang a d’abord travaillé dans diverses entreprises de décoration sans jamais abandonner ni ses toiles ni ses pinceaux auxquels elle consacrait tous ses jours de congé et une partie de ses nuits. Acharnement qui a payé puisque dès 1965 son talent était reconnu, ce qui lui permit de lâcher peu à peu ses occupations purement alimentaires pour s’adonner à sa seule passion, la peinture.

Ce fut quelques années plus tard, au cours des événements de Mai 68, qu’elle rencontra Yann le Manec avec qui elle partagea sa vie et dont elle eut deux enfants : Sabine et Olivier, nés respectivement en 1969 et 1970. La famille vivait alors à Paris mais le succès venant, le couple acquit une propriété aux environs de Saint-Malo où la famille passa plusieurs années. Yann le Manec continua d’y pratiquer son métier d’ébéniste et Irène Lang adopta peu à peu le mode de vie nomade qui restera le sien jusqu’à ses derniers jours.

En 1986, le couple vint s’établir dans l’île de Bréhat. Irène Lang y fit de nombreux séjours entrecoupés par de longues périodes à l’étranger d’où elle rapporta les splendides tableaux qui ont fait sa renommée. Au moment de sa disparition, elle venait de passer plusieurs mois dans les Alpes où elle avait réalisé une quarantaine de toiles qui devaient figurer dans une prochaine exposition. Sa mort brutale, due à une crise cardiaque, laisse ce projet en suspens.

Cependant, ses admirateurs espèrent pouvoir honorer sa mémoire en découvrant, dans un proche avenir, les dernières œuvres d’un parcours qui fut exemplaire. »

— Eh bien, fit Sabine en repliant le quotidien, le journaliste n’y va pas avec le dos de cuillère ! Ce n’est pas une nécro mais une apologie.

— Ça fera grimper sa cote ! ricana Olivier qui revenait de la cuisine, un bol de chocolat fumant à la main. Voilà qui va me remettre d’aplomb et surtout me réchauffer. Tu parles d’une balade ! … Comme si notre mère n’avait pu se contenter d’un trou dans la terre comme tout le monde. Mais non ! Il a fallu qu’elle se singularise une dernière fois, quitte à nous faire attraper la mort à nous aussi…

Sabine ne releva pas mais elle informa son frère que Saint-Clair, l’agent artistique de leur mère, avait prévenu qu’il passerait les voir le lendemain.

— Il a loué une chambre à Paimpol et prendra la vedette de onze heures. Je l’ai invité à déjeuner mais tu n’es pas obligé d’être présent si tu n’en as pas envie.

Olivier répliqua d’un ton acide que, comme tous les agents, celui-ci devait être un margoulin et que, pour cette raison, il assisterait au repas.

— Dans ce cas, je compte sur toi pour te montrer aimable. Si nous voulons organiser une dernière exposition des œuvres de maman, nous serons obligés de passer par lui.

— D’accord mais je t’avertis que je veillerai au grain. Je ne tiens pas à me faire filouter.

— Maman a travaillé avec lui pendant des années et je ne l’ai jamais entendue se plaindre.

— Il devait avoir pris sa mesure. Mais nous, je te parie qu’il essayera de nous gruger. Ne perds pas de vue que le prix des œuvres d’Irène Lang va monter, c’est toujours comme ça après la mort d’un artiste.

— Tu ne penses donc qu’à l’argent ?

— Oui ! Pas toi ?

Sabine jugea inutile de répondre. Puis comme elle entendait la porte d’entrée s’ouvrir et les pas de leur père résonner dans le couloir, elle conclut :

— De toute façon, il nous faut l’accord de papa avant d’entreprendre quoi que ce soit. Il est héritier au même titre que nous.

Yann le Manec ne s’opposa pas au projet de ses enfants. Il n’y mit qu’une condition, celle d’encadrer lui-même les toiles d’Irène.

— C’est un travail qui doit être exécuté proprement et avec goût afin que chaque œuvre soit mise en valeur. Votre mère a toujours exigé que ce soit moi qui m’en occupe.

Puis il alla jusqu’à l’une des fenêtres et se plongea dans la contemplation du paysage.

— Savez-vous que les tableaux de votre mère sont arrivés à Barr Avel quelques heures à peine avant que j’apprenne son décès ? dit-il d’une voix sourde.

— Comment ? Les toiles de maman sont ici ? s’exclama Sabine. Je croyais qu’elles étaient restées chez le transporteur. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

— J’ai pensé que tu devais t’occuper de suffisamment de choses…

— Où sont-elles ?

— Dans son atelier.

— Tu ne les as pas déballées ?

— Je… j’étais en train de déclouer les caisses quand j’ai été appelé au téléphone. Ce… c’est là que j’ai appris qu’Irène était morte dans un hôtel d’Étampes, dit Yann le Manec toujours tourné vers la fenêtre.

La nuit tombait. Olivier se leva et alla allumer le plafonnier. Par contraste, le paysage bascula brutalement dans la pénombre.

— Eh bien, dit-il, nous les verrons demain en compagnie de Saint-Clair. Nous en profiterons pour en faire l’inventaire et régler tous les détails concernant l’exposition. Cela nous évitera des allées et venues inutiles et coûteuses. Tu m’excuseras, papa, mais ton île est si éloignée de tout qu’on est obligé de s’organiser pour limiter les frais…

Yann considéra son fils sans mot dire puis il avança au centre de la pièce et ses traits burinés apparurent en pleine lumière.

— Il y a combien de temps que tu n’as pas fait la traversée ? l’interrogea-t-il.

— Je… je ne sais pas exactement.

— Je vais te le dire : deux ans et quatre mois. La dernière fois, c’était lorsque votre mère vous a convoqués pour vous offrir une partie des bénéfices de sa dernière exposition.

— J’ai été très occupé. Mon mariage, mon travail…

— Ne t’excuse pas. Tu n’as pas à te sentir coupable de quoi que ce soit.

Assis dans un fauteuil, Olivier avait passé une jambe par-dessus un des accoudoirs et la balançait nerveusement. Sabine se sentait mal à l’aise. Jamais son père n’exprimait la moindre remontrance à ses enfants. Était-ce la disparition de sa femme qui lui faisait rompre avec ses habitudes ?

Levant les yeux, elle surprit alors dans le regard que Yann le Manec posait sur son fils, non pas de l’amertume ou de la tristesse, mais une infinie compassion.

II

L’atelier d’Irène Lang, situé dans l’aile nord de Barr Avel, était un endroit où sa famille ne pénétrait jamais. Il possédait une entrée particulière et aucune communication intérieure ne le reliait au reste de la maison. « Je ne veux être dérangée sous aucun prétexte ! Pas de coup de téléphone… pas de visite… pas d’horaire. Ne m’attendez pas pour manger. Allez-vous coucher quand ça vous chante. La simple idée qu’on puisse interrompre mon travail m’empêche de me concentrer. » Lorsqu’elle éprouvait l’envie de montrer une de ses toiles, Irène l’apportait dans le séjour et la déposait sur une chaise en pleine lumière. Cette règle, fixée au moment de l’emménagement à Barr Avel, n’avait jamais été modifiée. Aussi, lorsque Yann le Manec et ses enfants ouvrirent l’atelier à Jérôme Saint-Clair, l’endroit leur était-il à peu près aussi étranger qu’à lui.

Un ordre parfait régnait dans la pièce. Le petit matériel était rangé dans un meuble à multiples tiroirs. Des châssis inemployés se dressaient contre le mur du fond. Des palettes nettoyées, des récipients vides occupaient une étagère. A peine percevait-on une vague odeur de térébenthine. Un pan de toit transformé en verrière laissait entrer la lumière bleutée de l’île. L’unique fenêtre donnait sur un paysage de talus et de rochers.

Saint-Clair se tourna vers Yann le Manec.

— Comment se fait-il qu’Irène n’ait pas choisi pour y travailler, une pièce jouissant d’une plus jolie vue ?

— Je le lui avais proposé mais elle n’a pas voulu en entendre parler.

— Ma mère n’était pas une paysagiste même si ses toiles représentent souvent des extérieurs, fit Sabine. Vous devez le savoir, jamais elle ne peignait hors de son atelier. Je crois même que si elle avait trouvé une lumière artificielle d’une qualité équivalente à celle du jour, elle aurait bouché toutes les fenêtres.

— Pourtant, il m’est arrivé de la voir dessiner des croquis en plein air…

— C’était là un travail préliminaire, comme celui de l’écrivain qui se documente. Elle avait besoin d’assimiler l’atmosphère d’une région. Quand elle s’en était imprégnée et qu’elle se mettait vraiment à peindre, elle se repliait sur elle-même et se coupait du monde.

Saint-Clair hocha la tête puis désigna près de l’entrée des caisses ouvertes mais non vidées.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il en enfonçant frileusement ses mains dans ses poches car l’atelier n’était pas chauffé. On examine les toiles ici ou on les emporte dans le séjour ?

— Les caisses sont trop lourdes pour être transportées.

— Dans ce cas, on pourrait peut-être allumer le chauffage, je suis complètement gelé.

Olivier qui s’était fait oublier, émit un ricanement dédaigneux puis alla au fond de la pièce et brancha un radiateur électrique.

— Il est midi et demi, dit Sabine. Il va être temps de passer à table. Nous reviendrons tout à l’heure, la pièce aura eu le temps de se réchauffer.

— Très bien ! fit l’agent artistique, la mine soudain réjouie, je meurs de faim…

Tous trois quittèrent l’atelier et contournèrent la maison par une allée recouverte de maërl rose.

— Vous examinerez les toiles sans moi, annonça Yann. J’ai l’habitude de faire la sieste après le déjeuner.

— Sans moi non plus, ajouta Olivier, je dois me rendre à Paimpol. De toute façon, la peinture ne m’intéresse que dans la mesure où elle représente un gain financier. Je suppose que, cet après-midi, vous ne parlerez pas encore gros sous. Ma présence n’est donc pas indispensable.

Saint-Clair qui rencontrait le jeune homme pour la première fois, jeta un bref regard interrogateur à Sabine.

— Ne faites pas attention à ce que peut déclarer mon frère, dit celle-ci à voix basse. Ça n’a aucune importance. Et s’il se montre désagréable à table, je vous prie d’avance de l’excuser.

— Merci de me prévenir mais ne vous inquiétez pas, je sais très bien jouer celui qui n’entend rien.

Le déjeuner à peine achevé, Sabine fut appelée au téléphone par Élie Moretti, son mari qui, dès les funérailles officielles terminées, avait dû repartir pour Rennes où l’appelaient ses obligations professionnelles. Après avoir bavardé avec lui quelques minutes, la jeune femme l’informa de la visite de Saint-Clair et de la présence des tableaux d’Irène à Barr Avel.

— Voilà qui va simplifier les choses !

— C’est aussi ce qu’a dit Olivier.

— Ah ! Ton frère est toujours là ? Je croyais qu’il serait pressé de rentrer chez lui.

— Nous avons rendez-vous mardi chez le notaire. Autant régler les questions de la succession le plus vite possible.

— Bien sûr ! Tu en as parlé avec ton père ?

— Pas vraiment. Apparemment, il est comme nous, il ignore tout des dispositions que maman a prises.

— A mon avis, ce ne sera pas compliqué puisque Barr Avel lui appartient en propre. Comme tes parents n’étaient pas mariés, Irène lui aura probablement fait un legs. Le reliquat sera partagé entre ton frère et toi.

— Quel reliquat ? Tu sais très bien que tout ce qu’elle ne dépensait pas, ma mère le versait à diverses fondations d’intérêt artistique. Comme elle se montrait généreuse avec nous, nous n’avions rien à redire…

— Restent ses derniers tableaux. Tu les as vus ?

— Non, je vais les découvrir avec Saint-Clair tout à l’heure. Nous en profiterons pour jeter les bases de la prochaine exposition.

— Qu’en dit ton frère ?

— Oh lui ! Son principal souci est de savoir combien cela lui rapportera.

— Ça ne m’étonne pas… Et ton père ?

— Il s’en fout du moment qu’on le laisse s’occuper des encadrements. Ah ! il y a autre chose… J’ai très envie de me réserver une ou deux toiles. Maman ne m’en a jamais offert aucune, sa générosité se cantonnait au fric… Je proposerai que leur valeur soit déduite de ma part d’héritage. Tu n’y vois pas d’inconvénient ?

— Bien sûr que non ! Tu agis comme bon te semble… La seule chose que je te demande, c’est de faire attention à toi. Tu es encore fragile… Ne te fatigue pas et surtout, ne prends pas les choses trop à cœur.

— Tout va bien, Élie, je t’assure. Tu sais comme moi que le décès de maman ne m’a pas vraiment affectée.

— Oui, oui… il n’empêche.

Lorsque Sabine regagna le séjour, Saint-Clair était seul et buvait un café.

— La première fois que j’ai rencontré votre mère, dit-il, c’était en 1980, à l’issue du Salon des Indépendants. J’avais repéré ses toiles mais cela faisait un bout de temps que j’entendais parler d’elle. Vous savez comment ça se passe dans ce milieu… Les noms des uns et des autres vont, viennent, se répercutent et finissent par attirer votre attention. Quand je suis allé la voir à son atelier…

— En 80 dites-vous… Nous habitions donc encore Paris, rue Vieille-du-Temple, fit Sabine en songeant que c’était à peu près à cette période-là que ses parents avaient décidé de s’installer dans l’Ouest. Avaient-ils déjà fixé leur choix sur La Roncière et la vallée de la Rance ? Probablement puisque le déménagement avait eu lieu l’année suivante, obligeant les enfants à changer d’école en plein trimestre. Elle-même qui était bonne élève s’était vite adaptée. Par contre, Olivier avait dû redoubler son année.

Mais les aléas de la vie scolaire de ses enfants n’étaient pas une des priorités d’Irène. Pas plus que leur éducation d’ailleurs ! A peine ceux-ci s’étaient-ils habitués à La Roncière et à leur nouvelle vie, que leur mère annonçait sa décision d’aller vivre plusieurs mois en Grèce. Seule.

— Avant moi, reprit Saint-Clair, votre mère avait été sous contrat avec plusieurs agents plus ou moins honnêtes…

— Dont un s’est évanoui dans la nature avec une dizaine de ses toiles ! J’étais petite à l’époque mais je m’en souviens très bien. Ma mère ne décolérait pas, c’était le travail de plusieurs mois qu’on lui escamotait. Nous ne roulions pas sur l’or et elle n’avait pas les moyens de se payer un avocat.

— Oui, un jour, elle m’a raconté cet épisode malheureux. Sa cote n’était pas celle d’aujourd’hui mais cela représentait tout de même une jolie somme d’argent. Moi qui connais bien les artistes, je sais qu’être escroqué de cette façon dépasse le cadre d’un vol pur et simple. C’est d’une partie d’eux-mêmes dont ils se sentent dépouillés. C’est sans doute pour ça qu’Irène s’est montrée si méfiante la première fois que je l’ai rencontrée. Mon nom était honorablement connu dans le milieu, pourtant on ne peut pas dire qu’elle m’ait reçu à bras ouverts ! Ensuite, heureusement, un climat de confiance s’est vite établi entre nous.

Sabine hocha la tête en souriant puis tous deux se levèrent et quittèrent la pièce.

— Cela vous étonnera sans doute, dit-elle, mais je n’ai pas encore vu les derniers tableaux de ma mère. Jusqu’à hier j’ignorais qu’ils se trouvaient à Barr Avel. Nous allons donc les découvrir ensemble…

— Non ! Détrompez-vous ! s’exclama Saint-Clair. Il y a quelques semaines je suis allé dans les Alpes et j’ai rencontré Irène à Grimentz, le village où elle séjournait. Elle m’a montré les quarante-cinq toiles auxquelles elle mettait la dernière main. J’en possède d’ailleurs la liste et les diapositives.

Tous deux prirent le chemin de l’atelier. Un vent froid soufflait en rafales. Les couleurs de l’île aiguisées par l’air transparent écorchaient le regard tout en vous donnant la certitude que nulle part ailleurs leur pureté n’était aussi absolue. Saint-Clair s’arrêta à l’angle de la maison d’où l’on découvrait la mer.

— Curieux qu’Irène se soit si peu inspirée de ce paysage… Pourtant, il avait tout pour séduire une coloriste comme elle.

Sabine ne répondit rien. L’agent connaissait la peinture d’Irène Lang beaucoup mieux qu’elle. C’était lui le professionnel censé comprendre toutes les facettes et les motivations des artistes qu’il représentait.

— Ainsi, vous êtes allé à Grimentz ? dit-elle en ouvrant la porte de l’atelier.

— Effectivement, mi-septembre, sur l’invitation de votre mère. Elle voulait me parler de sa prochaine exposition et me montrer ses dernières œuvres qui, selon elle, se distinguaient sensiblement de ses compositions antérieures. Comme je passais mes vacances dans le Tyrol, j’en ai profité pour faire un saut chez elle sur le chemin du retour. Quand je l’ai vue, je lui ai trouvé mauvaise mine, les traits tirés… Bêtement, je n’ai pas pensé à un problème de santé. Je l’ai cru déroutée par sa nouvelle production. Il faut avouer que les tableaux avaient vraiment quelque chose de différent. D’abord leur format, beaucoup plus grand que de coutume, ensuite la palette… Mais je ne vous en dis pas plus. Sortons les toiles de leurs caisses, vous constaterez vous-même !

*

— Je comprends ce que vous avez voulu dire, fit Sabine debout au centre de l’atelier, la quarantaine de toiles disposées autour d’elle comme un grand panorama. Ma mère ne nous a effectivement pas habitués à ces tons pastel.

— Qui en surprendront plus d’un, déclara l’agent. Pourtant, malgré cette palette très claire, très translucide, quelle force dans ses tableaux !

Volutes mauves des nuages crevés par l’angle aigu des rochers. Tampons de brume s’ouvrant sur la gueule turquoise des crevasses. Anarchie des séracs. Ovale bleuté et parfaitement lisse d’un lac. Escarpement minéral. Ciel de glace. Solitude gelée, givrée, concassée. Tout cela projeté sur des formats surprenants…

— Très fort mais pas facile à accrocher dans un salon, dit Sabine.

Saint-Clair haussa les épaules.

— Il y a longtemps que la vente des tableaux d’Irène Lang n’est plus assujettie à leurs dimensions ! Les amateurs sont prêts à vider un pan de mur pour y installer une de ses toiles s’ils ont la chance et les moyens d’en acquérir une. D’ailleurs, remarquez qu’une petite partie des tableaux ont un format conventionnel, dit-il en désignant une demi-douzaine de toiles regroupées près de la porte. Ici Irène semble être redescendue de ses sommets.

Sabine acquiesça en silence. Les tableaux dont parlait Saint-Clair avaient pour thème la vallée où sa mère avait vécu plusieurs mois. Son aridité était traduite par toute une gamme de jaunes, d’ocres, de gris cendrés qui servaient de fond à des compositions semi-abstraites où l’on reconnaissait des chalets de bois noir, des ruisseaux, des arbustes rabougris.

— J’aime beaucoup celui-ci avec ce mélèze en premier plan.

— Oui, je le trouve particulièrement réussi, approuva l’agent.

— J’envisage de le garder pour moi… ainsi que l’un des très grands formats.

Saint-Clair arqua les sourcils d’un air interrogateur et Sabine l’informa de son désir de se réserver deux tableaux en souvenir de sa mère.

— C’est votre droit le plus strict si votre frère y consent.

— Je m’arrangerai avec lui quand nous réglerons la succession. Vous m’indiquerez le prix que vous fixeriez s’ils étaient à vendre.

— Aucun problème. Il serait cependant dommage que ces œuvres ne figurent pas dans la prochaine exposition. Le Cycle de Grimentz forme un tout qu’il ne faut pas amputer.

— Naturellement ! Je ne prendrai ces tableaux qu’après l’exposition.

L’agent se tut, son regard passait d’une toile à l’autre comme s’il les comptait. Puis il sortit la liste des œuvres de sa poche et la parcourut.

— Si je me réfère à mon papier, dit-il, il manque la toile numéro dix-huit intitulée “Premières Choses”. Un petit format de 45 sur 60 centimètres. C’est curieux…

— Ma mère a pu le vendre après votre visite.

— Impossible ! Nous avons signé un protocole d’accord comme nous le faisons toujours avant d’organiser une exposition. Votre mère s’est engagée à livrer les quarante-cinq toiles que nous avons répertoriées ensemble. Irène Lang était quelqu’un de tout à fait strict en affaires et je suis absolument certain qu’elle n’aurait pas soustrait une œuvre sans m’en parler au préalable.

— Je ne sais que dire.

— Votre père peut-être…

— Oh ! Non… Il déclouait les caisses quand le téléphone a sonné pour lui apprendre la mort de maman. Ensuite il n’a plus remis les pieds dans l’atelier.

— Ce qui m’ennuie, c’est que j’ai promis cette toile à un excellent client. Je prends toujours des diapositives lorsque je découvre les tableaux, ensuite je les montre à quelques amateurs que je veux privilégier. Ces ventes anticipées assurent mes arrières… La personne en question s’est entichée de “Premières Choses” et m’a versé des arrhes d’un montant important. C’est pourquoi il faut absolument que vous mettiez la main sur cette toile. Elle n’a pas pu s’envoler dans la nature !

L’agent fouilla dans sa serviette et en sortit une boîte.

— Tenez ! Voici la diapositive du tableau en question. Projetez-la sur un écran, vous verrez à quoi il ressemble et vous le reconnaîtrez quand vous tomberez dessus… Maintenant, si je veux attraper la vedette de 17 heures, il est grand temps que nous jetions les bases de la prochaine exposition. Je voudrais aussi vous faire part d’une ou deux idées qui me sont venues et qui pourraient s’avérer tout à fait intéressantes.

Alors que Saint-Clair reprenait lentement le chemin de la maison, Sabine s’attarda dans l’atelier. Autour d’elle, les tableaux formaient un rempart irrégulier dont elle ne pouvait détacher les yeux.

C’était donc là le dernier travail de sa mère. Si dérisoire, si magnifique… Un châssis, de la toile, de l’huile, des couleurs, pour traduire la vision éminemment personnelle que l’artiste avait du monde.

Une quarantaine de toiles… Autant de pulsions créatrices qui, pour se concrétiser, avaient eu recours à l’univers minéral et désertique de la haute montagne.

Dans la lumière de l’après-midi, Sabine contemplait ce que sa mère prétendait avoir de meilleur en elle.

— Si on veut me connaître, ce sont mes tableaux qu’il faut regarder, pas moi ni la vie que je mène, avait-elle coutume de répéter.

« Plus de quarante ans de travail pour arriver à ça… », murmura la jeune femme. Si dérisoire, si magnifique et tellement essentiel à Irène que celle-ci n’avait jamais été capable de faire la part des choses et de scinder sa vie en deux.

« Une telle passion ne souffre aucun partage, affirmait Yann le Manec quand il s’efforçait d’expliquer à ses enfants pourquoi leur mère n’était pas taillée sur le modèle courant… Ce qui ne doit pas vous empêcher de l’aimer et la respecter. »

Peut-être… Mais comment aimer cette femme au visage osseux, aux gestes brusques et aux mains si marquées qu’elles ressemblaient à celles d’un homme ? Comment respecter quelqu’un pour qui vous existiez si peu et qui manifestement n’attendait rien de vous ?

Debout dans l’atelier désert, avec ces toiles arrivées là comme les épaves d’un naufrage, Sabine se demanda si, malgré leur splendeur, elles valaient le poids de rancœur, de souffrance et de désespoir qu’elles avaient engendré.

*

Il est curieux de constater combien certains projets qui paraissent séduisants de prime abord, se révèlent très vite inopportuns.

Le temps de remonter du port et de rentrer à Barr Avel, les idées formulées par Saint-Clair avaient perdu une grande part de leur intérêt.

Passe encore celle de donner à la prochaine exposition d’Irène Lang les dimensions d’une rétrospective, les circonstances s’y prêtaient et rien ne motivait un refus de sa part.

— Si vous acceptez, avait allégué l’agent, je me chargerai de tout. Votre contribution personnelle se résumera à rassembler ce que vous pourrez trouver d’intéressant dans les affaires de votre mère : croquis, esquisses, études, susceptibles d’être incorporés à l’ensemble de la rétrospective. En dehors de ça, vous n’aurez qu’à me laisser faire et je vous garantis un joli succès.

D’ailleurs, lorsqu’elle rapporta cette proposition à son père, celui-ci l’approuva sans hésitation.

— Un hommage à ta mère… Elle le mérite, c’était une grande artiste. Ce serait aussi la possibilité, pour ceux qui aiment sa peinture, d’admirer l’œuvre dans son ensemble. Et, comme l’a dit Saint-Clair, nous pouvons parfaitement demeurer en dehors de tout ça. Il se débrouillera très bien tout seul.

— Pour moi ce sera difficile.

— Pourquoi ?

— Parce que, parallèlement à ce projet, Saint-Clair m’a suggéré d’écrire une biographie de maman.

Yann le Manec se redressa dans son fauteuil.

— Une biographie ? Mais il en existe déjà plusieurs. Tout a été dit sur la vie et l’œuvre de ta mère.

— Oui, seulement il envisage quelque chose de spécial, de plus personnel : le regard que porte un enfant sur un parent célèbre. Les liens qui les unissent, les souvenirs, le cadre de vie, des détails sur la famille, sur les origines… enfin toutes ces choses qui échappent forcément à un biographe venu de l’extérieur. Saint-Clair affirme que ce genre de bouquin peut remporter un grand succès. Le public en est, paraît-il, friand.

— Ouais, je vois… Personnellement je ne crois pas aux biographies d’artistes. L’œuvre doit se suffire à elle-même. Une biographie ne peut que lui porter tort en privilégiant le créateur au profit de la création. Mais c’est là un avis purement subjectif… Pour en revenir à la rétrospective, tu ne m’as pas dit où et quand elle aurait lieu.

— A Saint-Malo, l’été prochain. Saint-Clair aimerait faire coïncider le vernissage avec la sortie du bouquin. Mais rien n’est encore décidé. Nous en avons parlé en allant au port. Sur le coup, ces projets m’ont paru assez intéressants. Mais réflexion faite, je me sens beaucoup moins emballée…

— Pourquoi ? Tu ne te crois pas capable d’écrire un livre sur ta mère ?

Sabine haussa les épaules puis elle alla appuyer son front contre la vitre froide de la fenêtre. La nuit était en train d’engloutir le paysage. Au nord, le pinceau lumineux du phare du Paon balayait le sommet d’une butte rocheuse.

Sincèrement, elle pensait pouvoir mener à bien ce genre de travail. C’était d’ailleurs peut-être ce dont elle avait justement besoin. L’inactivité commençait à lui peser maintenant que sa santé se rétablissait. De surcroît, elle n’était pas en mesure de dédaigner un gain supplémentaire. La rémunération d’Élie comme salarié de l’association caritative “Mains Ouvertes” couvrait à peine les dépenses de leur couple. Elle avait le temps, la compétence… Mais avait-elle réellement envie de se plonger dans l’univers d’Irène et d’affronter la personnalité de sa mère maintenant que la mort l’en avait enfin délivrée ?

— Je crois que tu devrais le faire, insista Yann à mi-voix.

Sabine se retourna brusquement.

— Dans ce cas j’aurai besoin de ton aide ! Parce que Saint-Clair ne se contentera pas de généralités, de ce qu’on peut lire dans tous les catalogues d’expositions ! Il lui faudra du véridique, du juteux si tu vois ce que je veux dire… tout ce qui pourra différencier cette biographie de celles qui ont déjà paru.

Le vieil homme sembla se recroqueviller dans son fauteuil.

— Il va falloir me dire tout ce que tu sais de maman, reprit Sabine. De sa vie avant ma naissance, de votre couple à partir du moment où vous vous êtes rencontrés. C’est un sujet que tu n’as pas abordé souvent avec nous. Quant à elle, n’en parlons pas ! Elle était la reine de l’esquive quand il s’agissait de parler d’elle-même et de sa jeunesse !

Yann considéra sa fille d’un air surpris et peiné.

— Si tu as des comptes à régler avec ta mère, j’espère que tu ne le feras pas à travers un bouquin… Mais je connais ta droiture. Si tu acceptes ce travail, je sais que tu le feras le plus équitablement possible. De toute façon, admets que quoi que tu en dises, ton enfance n’a pas été un enfer et ta mère ne t’a pas laissé que de mauvais souvenirs.

III

— Et vous Yvonne, dites-moi, est-ce que vous avez eu une enfance heureuse ? demanda Sabine à la gouvernante, quelques jours plus tard alors qu’elle l’aidait à la vaisselle du soir.

— Évidemment ! Quelle question ! L’enfance est toujours la meilleure période de la vie quand on a de bons parents. Et je n’ai rien à reprocher aux miens.

Elle sortit un verre de l’évier et le déposa sur l’égouttoir.

— Bien sûr, on ne roulait pas sur l’or. Mon père était marin pêcheur, il arrivait tout juste à joindre les deux bouts. Mais nous les gosses, sur notre île on était les rois ! … Vous-mêmes n’avez pas à vous plaindre de vos parents, il me semble ! Bien sûr, votre mère était souvent absente mais je me souviens que, quand vous étiez tout petits et que vous veniez en vacances à Bréhat, elle s’occupait bien de vous.

Comme Sabine fronçait les sourcils, elle ajouta :

— Vos parents louaient alors la propriété de madame Volard, qui donne sur l’anse de la Corderie. Moi je venais faire le ménage, tu ne te rappelles pas ?

— Si, vaguement.

— C’est vrai que ça remonte à loin. Tu devais avoir sept ans et Olivier un peu moins.

— Et vous dites que ma mère passait du temps avec nous à cette époque-là ? insista Sabine qui se souvenait plutôt des interminables après-midi dans le jardin autour d’une balançoire ou des parties de cartes à l’intérieur quand il pleuvait.

— Bien sûr ! Elle vous emmenait à la plage, en promenade sur la grève, ramasser des coquillages…

Sabine hocha la tête puis alla rejoindre dans la salle son père qui lisait le journal, près de la fenêtre.

— J’ai décidé de rentrer demain à Rennes.

Yann poussa un grognement d’assentiment sans interrompre sa lecture. Le matin même, il était allé avec ses enfants chez son notaire de Paimpol afin d’entreprendre le règlement de la succession. Comme tous trois le présumaient, les formalités ne présentaient aucune complication. Barr Avel qui appartenait à Yann, n’entrait pas dans l’héritage. Le reste devait être partagé en trois parts égales ainsi que le stipulait le testament de la défunte.

— Et les derniers tableaux de notre mère ? avait alors lancé Olivier d’un ton tranchant.

Le notaire les avait regardés d’un air surpris et Sabine lui avait expliqué la situation.

— Eh bien, ils font naturellement partie de la succession. Comme vous êtes persuadés qu’ils se vendront sans problème, vous vous en partagerez le bénéfice… Évidemment, vous comprendrez que nous ne pourrons liquider la succession qu’après l’exposition.

— C’est-à-dire dans plus de huit mois ! fit Olivier avec aigreur.

— Je le crains. Mais je peux vous allouer une avance si vous le désirez.

C’est alors que Yann avait déclaré qu’il renonçait à sa part d’héritage au profit de ses enfants, ce qui avait instantanément calmé son fils.

— Il me faut un inventaire des œuvres effectué par un huissier de justice, avait ajouté le notaire.

— Encore des frais !

— C’est la loi, cher Monsieur, je n’y peux rien. Et je vous signale que c’est aussi une garantie pour vous. Ah ! Autre chose… Où comptez-vous entreposer ces tableaux d’ici l’exposition ? Vu leur valeur, il vaudrait mieux qu’ils soient en lieu sûr.

— Pour l’instant, ils se trouvent à Barr Avel dans l’atelier de ma femme. Et ils y resteront, avait décrété Yann.

— A vous de voir mais vous prenez un risque. J’espère que vous êtes assuré contre le vol…

— Non, je ne l’ai jamais été et je ne compte pas changer mes habitudes.

— Nous en resterons donc là, avait conclu le notaire l’air désapprobateur avant de raccompagner ses clients jusqu’à la porte.

*

— Tu comptes vraiment partir demain ? fit Yann en repliant son journal.

— Oui mais attends-toi à me revoir souvent ces prochains temps. Il y a toutes les affaires de maman à trier et la rétrospective à préparer. Olivier m’a donné son accord, je lui ai néanmoins demandé de me signer une procuration. Je le connais, avec lui il faut toujours craindre les retours de bâton !

— Tu as bien fait, approuva le vieil homme en se levant et en se dirigeant vers le buffet. Veux-tu boire quelque chose ? J’ai ici une excellente prune.

— Volontiers.

Il déposa deux petits verres de cristal et un carafon sur un plateau qu’il apporta près de la fenêtre. En le regardant se mouvoir avec une lenteur précautionneuse, Sabine éprouva soudain pour lui un élan de tendresse mêlée de commisération, non pas à cause de son récent veuvage mais pour la constance, la patience dont il avait fait preuve tout au long de sa vie avec Irène.

Dès le départ, celle-ci lui avait assigné un rôle, il l’avait accepté et s’y était tenu sans faiblir.

Comment peut-il ? Comment supporte-t-il ? s’était maintes fois demandé Sabine sans jamais trouver de réponse satisfaisante.

Rédiger une biographie de sa mère lui fournirait un prétexte pour interroger Yann et fouiller dans le passé d’Irène. C’était là l’ultime occasion de décrypter ce qui lui avait toujours échappé dans la vie de ses parents et c’est pourquoi elle avait résolu d’accepter la proposition de Saint-Clair.

— Et pour le bouquin, qu’as-tu décidé ? demanda le vieil homme comme s’il devinait ses pensées.

— Je le ferai… du moins j’essaierai.

— J’ai confiance en toi, tu y arriveras, fit-il en trempant ses lèvres dans l’eau-de-vie.

— Avant de commencer, il faut que j’effectue quelques recherches. Je ne peux pas me contenter de répéter bêtement ce qui a déjà été écrit. J’ai pensé qu’il serait intéressant de retrouver quelques membres de la famille de maman. Il doit bien rester des cousins ou des parents éloignés dans le Jura…

Yann afficha une moue dubitative.

— Hum… peut-être mais je ne vois pas en quoi cela intéressera le lecteur.

— Ça peut servir de point de départ. Je compte aussi sur toi pour me donner le nom des relations, des amis qu’elle avait au moment où tu l’as rencontrée.

— Je ne faisais pas partie de son milieu, bougonna Yann.

— Je sais mais tu as tout de même dû côtoyer les gens qu’elle fréquentait.

— Oh ! Ta mère m’a bien présenté quelques personnes mais je suis toujours resté à l’écart et j’ai totalement oublié leurs noms.

— Enfin, papa ! protesta Sabine, fais un effort ! Yann renversa la tête et avala le fond de son verre.

— Je n’étais qu’un ébéniste, un manuel…

— Tout comme les peintres !

— Arrête ! Tu sais très bien ce que je veux dire… Je ne comprenais rien à leurs discussions, d’ailleurs elles ne m’intéressaient pas. Après huit ou neuf heures passées à l’atelier, j’étais trop fatigué pour y prendre part. Du reste, si ta mère m’a choisi pour partager sa vie, tu penses bien que ce n’était pas à cause de mes qualités intellectuelles.

Sabine secoua la tête avec impatience. C’étaient là les réflexions toutes faites que Yann lui servait chaque fois qu’elle évoquait ce sujet.

— Et pour quoi alors ? s’écria-t-elle. Pour ta beauté, ta virilité ? Pour ton cul, ta bite, tes exploits au plumard ? Si c’est ça, dis-le, il n’y a pas de honte à l’avouer !

Yann écarquilla les yeux, choqué.

— Qu’est-ce qui te prend de parler comme ça ? C’est… c’est inconvenant.

— D’accord, excuse-moi… Mais j’ai vraiment besoin de savoir qui maman fréquentait quand tu l’as rencontrée, je prendrai contact avec les personnes dont tu te souviens. Il faut aussi que tu m’apportes des éléments sur vos débuts de vie commune. Tu dois avoir des photos, regarde-les, cela te rafraîchira la mémoire.

Yann parcourait la pièce, les yeux vides, et Sabine se demanda s’il prêtait la moindre attention à ce qu’elle était en train de lui dire. Elle allait le lui demander lorsqu’il se leva brusquement et sortit. Il revint quelques minutes plus tard, un document à la main.

— Tiens ! J’ai retrouvé ça ce matin au fond d’un tiroir.

C’était le catalogue de l’exposition du Cycle de Rhénanie. Sabine l’ouvrit et tomba sur l’introduction dans laquelle Irène racontait ses débuts.

« C’est à partir du moment où j’ai rencontré Yann le Manec que les choses se sont mises à aller très bien pour moi. Je ne sais pourquoi mais les portes semblaient s’ouvrir toutes seules. Les critiques faisaient d’excellents comptes rendus, on a remarqué mes toiles, les amateurs ont commencé à se battre pour les acheter… Cela s’est passé au début des années 70 et a correspondu au retour massif de la clientèle américaine. Après la longue éclipse qui a suivi la guerre, Paris avait retrouvé une certaine prééminence dans le marché de l’art. Involontairement, j’ai profité de cette conjoncture favorable… »

Sabine interrompit sa lecture. Elle avait maintes fois entendu sa mère prononcer ces phrases. Elles figuraient dans tous les articles et les biographies qui lui étaient consacrés comme un écho indéfiniment répercuté sans que ceux qui le transmettaient aient pris la peine d’en modifier la forme ou d’en développer le fond.

— Comment maman vivait-elle avant de faire ta connaissance ? Est-ce qu’elle tirait vraiment le diable par la queue ?

— Elle commençait à être connue mais ça ne dépassait pas le cadre d’un public averti. Elle habitait déjà l’appartement sous les combles de la rue Vieille-du-Temple, celui que nous avons occupé ensuite et où vous êtes nés.

— Oui mais est-ce qu’elle arrivait à vivre exclusivement de sa peinture ?

— Pas vraiment. Elle complétait ses revenus en travaillant comme décoratrice. Elle détestait ça et…

Sabine l’arrêta d’un geste agacé.

— Je sais, je sais… cela fait partie de la légende. J’aimerais bien gratter un peu et voir ce qui se cache sous le vernis.

— A mon avis, reprit Yann, ce sont les événements de Mai 68 plutôt que sa rencontre avec moi qui ont été pour elle le coup de pouce du destin. Les gens se sont mis à voir les choses de la vie différemment. Ce que peignait Irène correspondait exactement à cette nouvelle manière d’envisager le monde. Voilà la vraie raison de son succès. Sans Mai 68 et le changement de mentalité qui en a découlé, ta mère ne serait peut-être jamais sortie du lot.

— Et toi, à ce moment-là, est-ce que l’idée t’a effleuré qu’elle pourrait devenir célèbre ?

— Franchement non, mais il ne faut pas oublier que durant cette courte période, les concepts tels que la réussite, la notoriété, l’ambition, n’avaient pas bonne presse dans l’intelligentsia parisienne. On y prônait plutôt le mélange des classes et l’authenticité des individus. Les intellectuels et les étudiants s’aventuraient dans le monde ouvrier. Puis ils sont sortis des villes et ont découvert la terre et les paysans… Tout ce qu’ils ont appelé les “vraies valeurs”. Ah ! Ah ! Ah !

— Si je comprends bien, Irène a fait sa petite révolution personnelle en se mettant à la colle avec un artisan, toi en l’occurrence… Mais dis-moi, que pensait l’ouvrier ébéniste que tu étais de tous ces chamboulements ?

— Je n’y croyais pas. Le bourgeois qui se transforme en prolo, ça ne dure jamais que l’espace d’un printemps.

— Le temps des cerises…

— Exact ! Tu comprends, moi j’étais un homme mûr, ça faisait plus de vingt-cinq ans que je travaillais à l’atelier. Alors faire ami-ami avec les minets des facultés, ça ne me tentait pas outre mesure… Ta mère n’était plus une adolescente elle non plus, mais la vie qu’elle menait la maintenait dans un univers qui n’avait rien à voir avec le mien. Elle faisait partie d’une coterie furieusement “engagée” mais dans le fond, tout comme moi, il y a longtemps qu’elle ne croyait plus à ce genre de choses. C’est peut-être pour ça qu’on a eu envie de vivre ensemble.