Paimpol, portée disparue - Michèle Corfdir - E-Book

Paimpol, portée disparue E-Book

Michèle Corfdir

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Beschreibung

Qu'est-il réellement arrivé à Héléna Matthis ? Les suspects se font nombreux...


Héléna Matthis a été choisie pour réaliser la décoration de Notre-Damedes-Vents, une chapelle debout face à la Manche. Le travail de l’artiste est en voie d’achèvement lorsque, un matin, ses chaussures sont retrouvées sur la cale d’embarquement pour l’île de Bréhat. Leur propriétaire semble s’être volatilisée.
Les recherches entreprises pour la retrouver n’aboutissent à rien, mais le lieutenant Jocelyne Josse, chargée de l’enquête, découvre que plusieurs personnes dans l’entourage d’Héléna Matthis avaient un sérieux motif pour la faire disparaître.
Alors que l’officier de police s’apprête à lancer des mandats de comparution contre eux, des témoins affirment avoir aperçu Héléna en divers endroits de la région. Les enquêteurs se perdent en conjectures et se demandent si l’hypothèse d’une disparition volontaire ne serait pas la bonne.
Qui a tort ? Qui a raison ? Le lecteur le découvrira au fil des pages, avant de s’apercevoir que la vérité ne se cache pas toujours là où on la cherche.


Une enquête surprenante sous la plume de la reine du thriller breton !


À PROPOS DE L'AUTEURE


Michèle Corfdir est née et a grandi en Suisse. Elle y a fait ses études et a enseigné quelques années dans le Jura et à Bienne. Elle a publié alors un recueil de poèmes couronné par le Prix des Poètes Suisses de Langue Française, ainsi que des contes pour enfants qui obtiennent le prix de l'Office Suisse de la Lecture pour la Jeunesse. Après son mariage avec un marin pêcheur breton, elle s'établit à Loguivy de la Mer. Elle collabore comme nouvelliste à diverses revues et met sa plume au service des marins pêcheurs, au cours de la crise qu'a connue cette profession au début des années 90. En 1998, elle publie aux Éditions Alain Bargain, son premier roman, Le Crabe, un thriller maritime très bien accueilli tant par la critique que par le public. Face à ce succès, elle édite d'autres ouvrages dans la collection Enquêtes et Suspense.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

PROLOGUE

Dimanche 1er novembre 2020, aux environs de Paimpol

Une cale de ciment rongée par la mer descend jusqu’à la vasière. Une cale en haut de laquelle deux chaussures sont soigneusement posées côte à côte.

Au-delà, la baie du Ouern est vide. Pas de nageurs, pas de planches à voile ni de canoës-kayaks. Le long du rivage, aucune voiture non plus.

Loïc Constant se demande à qui appartiennent ces souliers. Il se penche et les examine. Type mocassin, pointure 41, cuir couleur fauve, semelle en élastomère. Rien n’indique qu’ils appartiennent à un homme ou à une femme. Près d’eux, il n’y a ni sac, ni vêtement, ni serviette de bain.

Il est huit heures du matin, le jour se lève et la mer est d’un calme absolu.

Il sort de sa poche les jumelles qui lui servent à observer les oiseaux et il inspecte précautionneusement toute la portion de baie qui s’ouvre devant lui. Il ne voit aucune embarcation, ni dans le chenal du Ferlas ni dans celui du Trieux. Les abords des innombrables îlots rocheux sont déserts eux aussi.

De nouveau, il balaie la mer du regard, souhaitant presque désespérément y apercevoir la tête ou les épaules d’un nageur.

Mais seuls un couple de tadornes et quelques goélands animent la surface de l’eau.

Loïc Constant ne sait que faire. Il ne peut pas alerter les pompiers, juste pour une paire de chaussures abandonnées en haut d’une cale, même si leur présence n’a pas d’explication logique. On lui rirait au nez. Il faut vraiment avoir l’esprit tordu pour imaginer un drame à partir d’un fait aussi anodin ! Il photographie néanmoins les souliers avec son smartphone puis il s’en va. Sa promenade matinale est terminée.

Demain, il lira attentivement la rubrique des faits divers dans son journal. S’il y est fait mention d’une personne portée disparue ou d’un corps retrouvé sur la côte, cela le rassérénera en quelque sorte, car le rapport de cause à effet sera établi. Il appellera la police afin de signaler la présence de chaussures, en haut de la cale du Ouern. Les enquêteurs jugeront si ce fait doit être pris en compte, dans l’enquête qu’ils auront forcément ouverte.

Pour sa part, il est persuadé qu’elles seront le point de départ d’une affaire qu’ils auront à élucider.

Mais c’est un avis qu’il gardera pour lui.

I

Lundi 5 octobre 2020

La chapelle Notre-Dame-des-Vents se découpait en ombre chinoise sur un ciel vaguement nuageux. Construite en hauteur, face à la Manche, on la voyait de loin, ce qui était évidemment le dessein de ceux qui l’avaient bâtie, au début des années 1950.

De façon assez inattendue, son architecte ne s’était pas conformé au style traditionnel des édifices religieux de la région. Il avait opté pour un genre plus moderne, choisissant le ciment et le métal plutôt que la pierre et le bois. Dressé à côté de l’église, le clocher tenait du campanile. Les vitraux quant à eux n’étaient que de simples polygones aux couleurs éclatantes. La porte, visiblement ancienne, provenait d’un oratoire abandonné et tombant en ruine. Complètement anachronique, on l’avait installée là parce que ses dimensions correspondaient à l’embrasure et qu’elle ne coûtait rien.

Les lignes arrondies de l’ensemble donnaient une impression d’affaissement, de tassement et n’incitaient pas au recueillement, comme l’avait souhaité son concepteur. Celui-ci n’avait pas le génie de Le Corbusier, et sa chapelle ne pouvait rivaliser avec celle de Ronchamp.

Ce fut la première chose que pensa Héléna Matthis lorsqu’elle visita l’édifice, avant d’en entreprendre la décoration intérieure.

La commune de Locquirec, dont dépendait la chapelle, avait en effet bénéficié d’un legs important de la part de l’un de ses ressortissants, émigré en Australie cinquante ans auparavant. Le conseil municipal pouvait en disposer comme il l’entendait, à charge pour lui d’en consacrer une partie à la rénovation et à la réalisation de fresques à l’intérieur de Notre-Dame-des-Vents. Cette clause en étonna plus d’un et l’on murmura que les nouveaux riches se laissaient parfois aller à des fantaisies dispendieuses, juste pour montrer qu’ils pouvaient se le permettre.

Après avoir effectué les travaux de restauration tels que la réfection de la toiture et la consolidation des murs, les conseillers municipaux se trouvèrent confrontés à l’épineux problème de la décoration de la nef et du chœur.

Où et comment trouver l’artiste capable de réaliser les fresques dont il était question ?

Aucun d’eux ne se sentant compétent, on s’adressa à André Bézier, professeur de dessin retraité, résidant à Lannion. Celui-ci proposa l’ouverture d’un concours mais cela s’avéra tout de suite beaucoup trop compliqué. On lui demanda alors d’établir un cahier des charges concernant l’exécution des fresques, puis de contacter tous les artistes plasticiens de sa connaissance, et de leur faire part du projet. Ceux que cela intéressait devaient envoyer à la mairie un dossier comportant leurs références ainsi qu’une série de dessins rendant compte de quelle manière et dans quel style ils entendaient réaliser la commande.

Quelques semaines plus tard, les conseillers municipaux étaient en possession d’une douzaine de candidatures. Contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, les délibérations ne s’éternisèrent pas et le choix se porta rapidement sur une artiste d’une quarantaine d’années, titulaire de diplômes décernés par les académies des beaux-arts de Florence, Barcelone et Berlin. Elle s’était spécialisée dans l’art de la fresque et avait à son actif de nombreuses peintures murales exécutées chez des particuliers et dans des édifices publics, dont les photos figuraient en annexe du dossier.

Cette candidate qui surpassait incontestablement les autres postulants se nommait Héléna Matthis et se disait prête à commencer son travail dès que l’évêque du diocèse aurait donné son aval et que les surfaces à peindre auraient été convenablement chaulées.

*

Debout au centre de la chapelle, Héléna Matthis regardait autour d’elle.

Débarrassés des quatorze petits tableaux composant un chemin de croix ainsi que des objets religieux rapportés de pèlerinage par les paroissiens, les murs offraient des superficies intéressantes. Leur faible hauteur ne nécessiterait qu’un échafaudage sommaire, une simple plateforme soutenue par une structure métallique, légère et facilement déplaçable.

Elle avait ça chez elle et l’apporterait dans son break avec le reste de son matériel. Jean Matthis, son mari, lui donnerait un coup de main pour le montage et elle pourrait ensuite commencer de tracer les dessins à la sanguine. Le bâtiment ayant un plafond en bois, elle n’aurait pas à s’en occuper.

– Que du plaisir, songea-t-elle en promenant son regard.

Mais elle savait que ce n’était pas vrai. Le frémissement d’impatience joyeuse qu’elle ressentait s’éteindrait vite et ne rejaillirait ensuite que par intermittence. Son travail s’étalerait sur plusieurs semaines et ne se ferait pas sans mal.

Elle avait beau avoir de l’expérience, connu de vrais succès, obtenu quelques prix… elle ne se sentait pas beaucoup plus sûre d’elle-même qu’à ses débuts. Chaque nouveau chantier était comme un recommencement.

Héléna s’assit à l’extrémité d’un banc. Elle avait beaucoup travaillé à ce projet dans son atelier de Kernevez. C’était là qu’avait lieu le véritable acte de création. Elle était contente des thèmes choisis et elle savait qu’elle viendrait à bout de cette commande, à l’instar de toutes celles qui l’avaient précédée.

Cette chapelle modeste et sans caractère en serait comme transfigurée.

Elle alla jusqu’à sa voiture et revint, les bras chargés de gros rouleaux de papier kraft. C’étaient les croquis au crayon gras des huit fresques qui devaient figurer sur les murs. Les quatre premières, destinées à la petite nef, représentaient des scènes de l’Ancien Testament. Les quatre autres orneraient le chœur et dépeindraient des épisodes de la vie du Christ.

À l’abri dans la chapelle, Héléna entendait les bourrasques qui chahutaient le toit et s’infiltraient, en sifflant, par les interstices de la porte. Notre-Dame-des-Vents portait bien son nom, se dit-elle avant de jeter un coup d’œil à sa montre et de s’apercevoir qu’il était bien plus tard qu’elle ne le pensait. Les jours d’octobre raccourcissaient et elle avait une assez longue route à faire pour rentrer chez elle.

Elle sortit, referma la vieille porte et en tourna la clé. Celle-ci, par sa taille et son poids, était un véritable objet de collection qui occupait tout le fond de son fourre-tout.

Du haut de la butte, la vue portait jusqu’au Menez Bré au sud, tandis qu’au nord se déroulait la vaste étendue gris vert de la Manche.

Héléna frissonna, non pas de froid mais parce que tant de vide, tant d’espace et tout cet air en mouvement lui donnaient une impression de fragilité, presque d’inexistence. Elle n’était rien, rien qu’un fragment de vie harcelé par le vent. Le vent qui malmenait toute chose et que seule la petite chapelle affrontait de face.

Un sentiment de solitude extrême l’envahit. Ce paysage était trop grand, trop dur, trop sauvage. Elle ne pouvait le supporter. Rentrant la tête dans les épaules, elle redescendit jusqu’à sa voiture et s’y engouffra.

L’affreux désarroi qui l’étouffait persista tout au long du trajet, puis se transforma en une morosité résignée lorsqu’elle arriva en vue de Tréguier. La flèche noire de la cathédrale déchirait le ciel, et les toits d’ardoises s’enfonçant dans la nuit aggravèrent sa mélancolie. Elle décida de gagner Kernevez sans passer par la ville ni s’arrêter à la galerie d’art où elle avait eu l’intention de retrouver Jean. Il était tard et celle-ci devait être fermée.

Quand elle s’arrêta devant leur vieille maison, le chien Moulouk arriva à fond de train, bondissant et jappant à tel point qu’elle eut du mal à sortir du véhicule. Qu’elle soit partie cinq minutes, une heure ou une semaine, l’exubérance de l’animal était la même et les retrouvailles toujours aussi déchaînées.

Elle aperçut la Fiat bleue de Margot, garée un peu plus loin, et se demanda pourquoi sa belle-fille venait les voir en pleine semaine. De quel service avait-elle besoin aujourd’hui ?

Margot avait vingt ans, clamait haut et fort sa volonté d’indépendance mais le moindre ennui, la plus petite difficulté la ramenaient aussitôt chez ses parents. À eux de trouver la solution à son problème, les mots pour consoler ou pour encourager.

Héléna sentit l’impatience la gagner. Ce soir, elle n’avait envie ni de l’écouter ni de discuter. Ce soir, elle voulait être seule avec Jean pour lui parler de la chapelle et des fresques qu’elle allait commencer. Que Margot se dépêtre toute seule de ses embrouilles et de ses tracas !

Celle-ci dut le comprendre car elle ne fit pas mine de vouloir s’attarder. Alors qu’elle embrassait Héléna sur les deux joues, l’amas de ses cheveux frisés lui chatouilla le visage et le parfum chèvrefeuille de son eau de toilette l’écœura légèrement.

– Je suis venue vous emprunter quelques bouquins. J’ai un mémoire à préparer sur les peintres qui ont séjourné dans la région, avant la guerre de 1914. Je vous les rendrai dès que je n’en aurai plus besoin.

Héléna acquiesça d’un signe de tête puis, ses rouleaux de papier kraft sous le bras, elle se dirigea vers son atelier. Elle jugeait Margot fatigante et tellement égocentrique… Jamais la jeune fille ne s’intéressait à ce qu’elle faisait ni à son travail d’artiste. Elle assistait à ses vernissages parce qu’ils lui donnaient l’occasion de briller en société, mais ça n’allait pas plus loin.

Chargée d’un carton plein de livres, elle finit par remonter en voiture. Rennes, où elle préparait une licence en histoire de l’art, n’était pas la porte à côté, ce qui l’obligerait à faire une partie du retour de nuit.

Tout ce trajet juste pour emprunter quelques bouquins ? Héléna n’y croyait pas. Margot devait avoir besoin d’argent et Jean, qui se laissait facilement attendrir, lui avait à coup sûr filé quelques billets de cent euros.

Héléna haussa les épaules. Ce soir, elle n’avait pas envie de remettre ce problème sur le tapis. Sa belle-fille était un panier percé qui abusait de la faiblesse de son père, tout en sachant que sa belle-mère jouissait d’une fortune personnelle assez confortable. Entretenir Margot ne leur posait donc aucun problème financier. Ils lui allouaient une mensualité qu’Héléna refusait d’augmenter en cours d’année. Pour elle, c’était une question de principe. On ne rend pas service aux enfants en les rendant trop dépendants de leurs parents, dans quelque domaine que ce soit.

Après avoir déposé ses rouleaux d’ébauches à son atelier, Héléna rejoignit Jean dans la cuisine. Celui-ci avait préparé deux verres de vin blanc, un saumur qu’il achetait à un petit producteur et qu’il se faisait livrer par un caviste de ses amis. Il savait que sa femme l’appréciait en apéritif et qu’un verre ou deux la requinqueraient.

Héléna s’assit à table tandis qu’il débouchait la bouteille. Le vin pétilla et un peu de mousse blonde monta à la surface du verre. Elle le goûta et eut un hochement de tête appréciateur. Puis elle sortit un briquet de sa poche et alluma une cigarette.

– Alors, raconte ! fit Jean après avoir avalé quelques gorgées. Tu as commencé ?

– Pas vraiment. J’ai transporté le matériel dans la chapelle et j’aurai besoin de ton aide pour installer l’échafaudage. Demain matin, est-ce que ça t’irait ?

– Oui, pas de problème.

– Ça te permettra de découvrir l’intérieur du bâtiment. Ainsi, quand je te parlerai de mon travail, tu sauras à quoi il ressemble.

Jean sourit.

– Tu as l’air fatiguée.

– Oui, surtout à cause du vent. C’est incroyable le boucan qu’il fait autour de cette chapelle ! Dehors, j’avais du mal à tenir debout.

– Si ça te gêne, prends ton casque et écoute de la musique.

– Pour moi, musique et travail ne vont pas ensemble. C’est soit l’un, soit l’autre, répondit-elle d’une voix tranchante.

Jean n’insista pas. Quand elle était dans cet état d’esprit, mieux valait ne pas relever. Mais Héléna avait envie de parler.

– Je ne t’ai encore rien dit de ce que j’allais peindre.

– J’en ai l’habitude. Tu ne me révèles jamais rien de l’œuvre que tu réalises avant qu’elle ne soit pratiquement achevée.

– C’est vrai, seulement cette fois c’est différent. Cette chapelle me donne l’impression de ne pas être tout à fait terminée. Il lui manque quelque chose et je sens que c’est moi qui vais le lui apporter.

– Quelle technique comptes-tu utiliser ?

– Je vais d’abord tracer le contour des dessins à la sanguine puis je colorierai ceux-ci à la tempera. J’achèterai les pigments nécessaires et, comme liant, je prendrai des œufs allongés d’eau. C’est une technique qui a fait ses preuves puisque c’est celle qui a été employée pour les fresques de Pompéi. Le seul inconvénient est qu’il faut fabriquer les peintures au fur et à mesure de ses besoins. On ne peut pas les stocker car elles sont sensibles aux moisissures.

– Pas grave, je te donnerai un coup de main, le matin avant que tu ne partes et je…

La sonnerie du téléphone fixe résonna soudain dans la pièce d’à côté. Jean alla décrocher et revint quelques secondes plus tard.

– C’est pour toi. Une certaine Béatrice Courtel… Une de tes anciennes amies.

– Impossible, je ne connais personne de ce nom-là.

– Pourtant, elle a l’air sûre d’elle.

– Et moi, je suis sûre du contraire. Va lui dire que c’est une erreur !

Jean obtempéra et revint presque aussitôt.

– Elle insiste et voudrait s’entretenir avec toi.

– Non ! Je n’ai pas envie de parler à une inconnue. Je suis fatiguée et je veux qu’on me laisse tranquille.

Connaissant sa femme, Jean savait qu’elle ne céderait pas. Dans certaines circonstances, elle pouvait se montrer extrêmement entêtée.

– Bon ! Je lui dirai que tu n’es pas joignable pour le moment.

– Ni maintenant ni jamais ! Inutile qu’elle rappelle.

Il obéit sans mot dire. Héléna devait être particulièrement épuisée pour se montrer aussi irascible. Affalée dans un fauteuil, elle sirotait son verre de saumur, le regard tourné vers la fenêtre.

La vallée du Guindy, au creux de laquelle se nichait Kernevez, sombrait dans le crépuscule. Reflétant l’éclat nacré du ciel, la rivière courait parmi les cailloux et les minuscules îlots recouverts de fougères, comme un chemin de lumière tracé dans la pénombre. Héléna en connaissait tous les méandres, les remous, les affouillements. C’était là qu’elle allait quand elle rentrait chez elle, fatiguée de sa journée et qu’elle ne voulait plus penser à rien. Jean le savait et ne proposait jamais de l’accompagner.

Les bords de la rivière et leur végétation exubérante étaient le jardin secret d’Héléna.

II

La clé… Où était donc cette fichue clé ?

Plantée devant la vieille porte de Notre-Dame-des-Vents, Héléna fouillait fébrilement dans son fourre-tout. C’était là qu’elle l’avait déposée hier, parmi ses carnets de croquis, ses gants, sa boîte de bonbons, son paquet de kleenex et ses cigarettes. Vu sa taille et son poids, il était impossible qu’elle se soit égarée. Elle avait dû tomber au fond de la voiture.

Héléna regagna son break et se mit à explorer les sièges et les vide-poches. Souleva le tapis. Passa le coffre au crible. Sans succès.

Contrariée, elle se résigna à retourner chez elle. En chemin, elle se remémora les pièces de la maison où elle avait séjourné depuis la veille au soir. Kernevez était une grande bâtisse dont le couple n’occupait que la salle à manger, la cuisine, la chambre à coucher, la salle de bains et les toilettes. Héléna était sûre de ne pas s’être rendue ailleurs.

Encore une matinée de perdue, songea-t-elle en s’engageant dans le chemin menant à Kernevez.

– Qu’est-ce que tu fais là ? s’exclama Jean en la voyant débarquer dans la cuisine.

Elle le lui expliqua, tout en examinant les moindres recoins de la pièce.

– Si tu l’avais mise dans le buffet, tu t’en souviendrais, fit-il alors qu’elle en ouvrait les portes et les tiroirs. Il faut opérer avec logique.

– Ce n’est pas logique d’avoir perdu cette clé ! Elle mesure au moins vingt centimètres et pèse son poids de ferraille. Hier, après avoir fermé la chapelle, je l’ai mise dans mon fourre-tout et n’y ai plus touché.

– Elle est dans ton break.

– Je l’ai fouillé à fond. J’ai aussi regardé le long du chemin, entre la voiture et l’entrée de la chapelle. Sans succès. C’est à devenir folle.

– Il ne te reste plus qu’à crocheter la serrure.

– Tu saurais faire ça ?

– Non.

– Moi non plus. Alors épargne-moi tes plaisanteries, je suis suffisamment énervée comme ça !

– Bon, si c’est ainsi que tu le prends, je te laisse à tes occupations.

Jean gagna son bureau, où l’attendaient sa comptabilité et diverses tâches administratives relatives à sa galerie d’art.

Il y était plongé depuis une vingtaine de minutes lorsqu’un cri de triomphe lui apprit que la fameuse clé venait d’être retrouvée. Il rejoignit Héléna, qui la brandissait au-dessus de sa tête, un large sourire aux lèvres.

– Où était-elle ?

– Tu ne devineras jamais et, moi, je n’y comprends rien.

– Où ?

– Dans le tiroir de ma table de nuit ! J’avais renoncé à la chercher et j’étais montée dans ma chambre, pour y prendre un mouchoir. C’est là que je l’ai trouvée. Je me demande comment c’est possible.

– Tu l’as rangée là, sans y faire attention.

– Je ne vois pas ce que tu veux dire.

– Tu pensais à autre chose. C’était un geste machinal.

Héléna secoua la tête.

– Dis tout de suite que je suis gâteuse !

– Mais pas du tout ! Ça peut arriver à tout le monde.

– Pas à moi !

– Tu es une artiste et les artistes sont sujets à ce genre de distractions.

– Foutaises ! Moi, je sais toujours où j’en suis.

– La preuve, ricana Jean.

Puis, redevenant sérieux car la physionomie de sa femme ne présageait rien de bon, il déclara que l’essentiel était qu’Héléna pouvait commencer son travail à Notre-Dame-des-Vents dès ce matin.

– Comme je n’ai rien d’autre à faire, je vais t’accompagner et installer l’échafaudage mobile dont nous avons parlé.

*

Deux heures plus tard, Héléna était à pied d’œuvre. Un croquis à la main, elle marqua plusieurs points de repère puis elle saisit un bâton de sanguine et se mit à tracer l’ébauche de son premier dessin sur la paroi nord de la nef. Le thème qu’elle avait choisi était l’Échelle de Jacob. Il correspondait bien à la surface impartie. Les fenêtres rectangulaires disposées de façon irrégulière laissaient entrer suffisamment de lumière pour mettre la couleur des fresques en valeur.

Elle dessina d’abord l’échelle puis les anges qui montaient et descendaient, et enfin, tout en bas, le corps de Jacob endormi.

Cela fait, elle recula de quelques pas. L’ensemble était équilibré et occupait parfaitement l’espace disponible. Elle pourrait passer à la couleur sans problème.

Elle décida de continuer sur sa lancée et s’attaqua à la paroi sud. Elle avait pris comme sujet l’embarquement des animaux dans l’Arche de Noé, avant le Déluge.

Elle esquissa le bateau, dont la coque comportait une ouverture prolongée d’une rampe d’accès vers laquelle convergeait une faune hétéroclite.

Les deux thèmes, populaires et naïfs, plairaient aux enfants et seraient, pour les adultes, une sorte de retour aux sources qu’elle espérait doux et apaisant.

Lorsqu’elle eut terminé, elle s’écroula sur un des bancs en bois, épuisée. Tant qu’elle travaillait, elle n’avait pas senti sa fatigue, mais maintenant, elle n’en pouvait plus. Elle essuya ses mains à sa blouse puis ferma les yeux.

Dehors, le vent, auquel elle n’avait pas prêté attention pendant qu’elle dessinait, tonitruait de plus belle. Se taisait-il parfois ?

Quand Héléna rouvrit les paupières, elle s’aperçut alors que le jour avait baissé. Elle se leva, ramassa son matériel et le rangea dans un coin du transept.

En entrebâillant la porte, elle eut l’impression d’être happée par la tempête. Les pans de son écharpe s’envolèrent autour de sa tête. Elle les retint d’une main puis, luttant contre les bourrasques, elle rejoignit le break et s’apprêta à franchir la quarantaine de kilomètres qui la séparait de chez elle.

*

À Kernevez, Jean avait allumé le premier feu de la saison, dans la cheminée. L’air sentait la fumée et il fallait s’approcher de l’âtre si l’on voulait se réchauffer. Héléna tendit ses mains aux flammes puis s’assit dans le fauteuil poussé à proximité.

– Je suis crevée…

– Pas étonnant ! Tu as vu l’heure qu’il est ? Je commençais à me demander…

– Tu t’inquiétais ?

– Pas encore mais ça n’allait pas tarder. Et, comme d’habitude, tu avais laissé ton portable sur la console du couloir. Tu devrais te l’attacher autour du cou, ainsi tu ne l’oublierais pas.

– Je n’aime pas avoir un fil à la patte !

– Oh ! Héléna ! Cesse donc de réagir comme une ado ! Franchement, tu as passé l’âge.

– Merci de me le rappeler !

Jean ne répondit pas et lui demanda ce qu’elle désirait boire.

– Un porto, pour changer.

Elle s’adossa aux coussins et se mit à siroter le vin doux et ambré dont les reflets miroitaient dans le cristal du verre. Peu à peu, elle se détendit et songea qu’elle devrait se montrer plus gentille avec Jean. La fatigue n’excusait pas tout.

Il était assis à un coin de la table, une canette de bière devant lui. Elle lui sourit et lui demanda comment s’était passé son après-midi.

– J’ai bricolé dans le jardin. Ah ! J’allais oublier. Une femme a encore téléphoné pour toi.

– Qui ?

– Attends, je l’ai noté, dit-il en extirpant un bout de papier de sa poche. Une certaine Anne Lemeur.

Héléna arqua les sourcils.

– Connais pas.

– Tu en es sûre ? Parce qu’elle parlait de toi comme d’une vieille connaissance.

– Elle devait se tromper. Et qu’est-ce qu’elle voulait ?

– Elle a fait allusion à une réunion d’anciens élèves, pour fêter je ne sais quel événement. Je n’ai pas demandé de détails.

– Tu as bien fait. De toute façon, je n’irai pas. J’ai horreur de ce genre de retrouvailles. Ce sont des plats réchauffés auxquels je n’ai pas envie de goûter, si tu vois ce que je veux dire.

– Bien sûr, mon amour.

– Les gens du passé sont enfermés intacts dans le cercueil de verre de la mémoire. Si on l’ouvre, ils se transforment instantanément en vieilles momies racornies. Je ne veux pas voir ça.

*

Héléna ne retourna à Notre-Dame-des-Vents que deux jours plus tard. Elle se sentait remplie d’une impatience joyeuse en montant le chemin de terre jusqu’en haut de la butte.

Le vent avait replié ses ailes et la nature pacifiée étalait la douceur de ses couleurs. Dans le ciel passaient de petits nuages inoffensifs, la lande et les pâtures somnolaient au soleil, au loin la Manche brillait d’un bleu ultramarin.

Vues d’en bas, les formes avant-gardistes de la chapelle ressemblaient à une coque de bateau échoué sur la grève. En la regardant, Héléna sentit qu’elle commençait à l’aimer.

Arrivée devant la vieille porte, elle sortit la clé de son sac mais, en la poussant à l’intérieur de la serrure, elle constata que le battant s’ouvrait tout seul. Elle se dit qu’elle l’avait peut-être mal fermé en partant, et entra.

La lumière coulait à flots, rehaussant le tracé des dessins sur la blancheur des murs. Pourtant, quelque chose n’allait pas. Il y avait un déséquilibre quelque part. Avant-hier, l’ensemble formait un tout cohérent et bien conçu. Mais aujourd’hui, l’harmonie semblait rompue. Des défauts sautaient aux yeux, qu’il fallait corriger sans délai.

Héléna gagna le transept où elle avait laissé son matériel, saisit quelques bâtons de sanguine et reprit toutes les parties qu’elle jugeait imparfaites. En fin de compte, elles étaient moins nombreuses qu’elle ne l’avait cru et elle en vint à bout rapidement. À midi, elle avait terminé. Elle alla manger une galette dans une crêperie située non loin de là.

À son retour, elle transporta dans la chapelle quatre bidons de peinture bleu marine, presque noire, que Jean lui avait préparée le matin même. Elle déroula ensuite une grande toile cirée au pied de la paroi, afin de protéger le dallage des éclaboussures. Puis, sans réfléchir davantage, elle plongea son pinceau dans la peinture et le passa sur les traits dessinés à la sanguine.

Elle se sentait sûre d’elle, traçait les courbes d’un seul jet, modifiait quelques détails, améliorait une forme, rectifiait un mouvement… La texture de la peinture était parfaite et elle en remercia Jean par la pensée. Rien n’est pire en effet que d’être freiné par des obstacles d’ordre pratique, quand on est lancé dans un travail qui demande force et concentration.

Elle peignit les contours de l’Arche de Noé puis s’attaqua aux animaux, et elle aurait continué jusqu’à la nuit si son pinceau n’avait atteint le fond du quatrième bidon. Elle soupira, fatiguée mais contente d’elle-même puis, comme l’avant-veille, elle s’écroula sur un banc. Malgré la lumière déclinante, elle pouvait embrasser l’ensemble de son travail et elle le jugea “pas mal”.

Lorsqu’elle se fut reposée, elle rinça ses pinceaux dans un récipient rempli d’eau puis les mit dans un sac en plastique afin de pouvoir les nettoyer convenablement chez elle.

L’avantage de la peinture à la tempera était qu’elle séchait vite et qu’elle était insoluble, ce qui permettait de superposer plusieurs couches sans problème. De ce fait, Héléna savait qu’elle pourrait, dès le lendemain, poursuivre son travail là où elle l’avait laissé.

III

– Tu es sûre de toi ? Tu ne connais vraiment pas ce nom-là ? fit Jean d’un air perplexe. Parce que c’est la troisième femme qui appelle, toujours à propos de cette réunion d’anciens élèves. Et toutes ont l’air de très bien se souvenir de toi.

Agacée et fatiguée, Héléna eut envie de le rembarrer mais elle se retint parce que Jean n’était pour rien dans ces coups de fil. Chaque soir, il l’accueillait gentiment et la soutenait indéfectiblement dans son travail.

– Je suis certaine qu’il y a confusion sur la personne, ou peut-être une homonymie, maugréa-t-elle en se laissant tomber dans son fauteuil préféré.

Puis, voyant que son mari avait envie d’ajouter quelque chose, elle lança :

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Je ne voudrais pas que tu te fâches, seulement, j’ai parfois l’impression que ta mémoire te joue des tours.

– Oh ! Sans doute, comme à tout le monde. Ça ne porte pas à conséquence.

– Oui, mais ces derniers temps, c’est… c’est plus fréquent.

– Parce que je suis crevée et que j’ai du boulot par-dessus la tête. J’avais à peine terminé les fresques de la villa Kastel Mor à Binic que le contrat pour Notre-Dame-des-Vents m’est tombé dessus. J’en ai été très contente mais ça ne m’a pas laissé le temps de souffler.

– Tu aurais peut-être dû prendre un peu de repos.

– Quand on est artiste peintre, on ne refuse pas les commandes et on ne les reporte pas non plus. Tu connais le taux de chômage dans ce métier ?

– Bien sûr, sauf que…

– Pense au nombre de mes collègues qui attendent désespérément un coup de fil ou un mail venant d’un mécène, d’une communauté urbaine ou de n’importe quel commanditaire.

– Tu as raison. Il n’empêche que tes oublis se répètent un peu trop souvent et que ça m’inquiète.

Héléna quitta son fauteuil et se glissa sur le canapé, à côté de Jean. Elle posa la tête sur son épaule et dit à voix basse :

– Il ne faut pas. Je suis fatiguée mais en pleine forme. Ce ne sont que de petites défaillances sans importance. Tant que nous sommes ensemble tous les deux, je me sens comme un coq en pâte.

– Drôle de coq, à vrai dire ! Sans crête ni ergots… À mes yeux, tu tiendrais plutôt de la poule au pot, une poule que j’ai bien envie de dévorer toute crue !

Héléna se méprit sur le sens qu’il donnait à ces mots et se fit plus câline. Mais malgré son ton badin, Jean ne répondit pas à ses avances. Il resta assis, le dos droit, les mains sur les genoux, indifférent.

Héléna n’insista pas mais ressentit un pincement d’angoisse. Depuis quelques mois, il faisait montre de froideur vis-à-vis d’elle. Le temps ferait-il son œuvre ? L’hiver prochain, il y aurait vingt ans qu’ils vivaient ensemble. Ils avaient prévu un voyage aux Antilles pour fêter l’événement, mais Héléna se demanda si cela ne sanctionnerait pas plutôt la fin de tout ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.

Si c’était le cas, autant rompre tout de suite, se dit-elle, tout en sachant qu’une telle décision ne viendrait pas d’elle. Son amour pour Jean était si profondément ancré en elle que l’arracher lui déchirerait le cœur.

Puis elle saisit son verre de saumur et le but d’un trait, en se disant que le mélodrame n’avait pas sa place à Kernevez. Si Jean avait envie d’aller voir ailleurs, qu’il le fasse, elle fermerait les yeux.

*