La noyée de Plouézec - Michèle Corfdir - E-Book

La noyée de Plouézec E-Book

Michèle Corfdir

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Beschreibung

Quand Anna Évrard sort du coma, après une chute dans les falaises de Plouézec, sur le littoral des Côtes-d’Armor, tout le monde pense qu’elle a été victime d’un accident. À quoi elle oppose un démenti formel : quelqu’un l’a poussée dans le vide. Nul ne semble la croire jusqu’au jour où elle est retrouvée noyée, dans la drague d’un marin-pêcheur, en baie de Saint-Brieuc. Chargé de l’enquête, l’inspecteur Le Goff conclut à un suicide et demande une ordonnance de non-lieu. Si cette décision semble faire l’unanimité, le doute persiste dans l’esprit de certains. La vérité serait-elle ailleurs ? Le lecteur la découvrira dans toute sa noirceur, au terme d’une énigme aussi fascinante que cruelle.


À PROPOS DE L’AUTRICE

D’origine suisse, enseignante de formation, Prix des Poètes Suisses de langue française, Michèle Corfdir vit et écrit en Côtes-d’Armor. Elle signe ici son vingt et unième roman.

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Couverture

Page de titre

« Si j’écris sur le crime, c’est parce qu’iléclaire de façon aiguë les tensions etles confrontations qui sont la basede toute vie humaine »

Henning Mankell

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

I

Anna se tenait debout au bord de la mer. À l’est la pointe de Minard, à l’ouest la pointe de Bilfot. Comme la marée descendait, ses chaussures ne risquaient pas d’être mouillées et elle pouvait contempler sereinement la ligne éternellement fuyante de l’horizon, entre le gris du ciel et la masse mouvante de la Manche.

Face à elle, le monde se limitait à ces deux entités. Simples, primordiales.

Anna sentit une tristesse amère l’envahir. Elle aurait tant aimé appartenir à ce monde-là. Être comme un piquet d’amarrage planté dans la grève, au milieu des cailloux. Harcelé par le ressac, malmené par la houle, jusqu’à devenir un débris que le flot finit par emporter.

Mais Anna n’était pas un objet. Elle était faite de chair et de sang, avec ses vérités et ses contradictions, son bon sens et ses incohérences.

Des incohérences qui se multipliaient et qui, elle le savait, s’aggraveraient avec le temps. C’était ce que laissaient entendre ses proches lorsqu’ils lui en faisaient la remarque. Elle feignait alors de s’en étonner et attribuait ses distractions à son manque d’attention et à son esprit trop occupé. En réalité, le plus souvent, elle ne voyait même pas de quoi ils parlaient. Sa mémoire qui se délitait avait tout effacé.

Immobile devant l’immensité marine, Anna réprima un frisson. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle avait l’impression qu’un mauvais génie se jouait d’elle en lui tendant des pièges. Ce sentiment instillait en elle une angoisse et un mal-être dont elle ne pouvait parler à personne, même pas à Paul, son mari. Lorsqu’elle avait tenté de le faire, il l’avait écoutée patiemment et finit par conclure que c’était l’âge qui la tourmentait.

— L’âge ? Que veux-tu dire ?

— Tu approches de la cinquantaine. Il paraît que c’est un cap critique pour les femmes.

— Mon pauvre ami ! Tu es complètement à côté de la plaque ! Je n’ai jamais eu de problème de ce côté-là. J’ai bien trop d’occupations et de pôles d’intérêt dans ma vie pour me soucier de ces histoires de ménopause.

Sentant le terrain glissant, Paul n’avait pas insisté.

— Ce dont je parle, avait poursuivi Anna, ce sont des choses réelles, non pas d’hallucinations ou de fantasmes. Je ne rêve pas, je ne fabule pas… Tu me connais suffisamment pour le savoir.

— Va consulter un spécialiste si tu crains d’être atteinte de troubles neurodégénératifs. C’est le seul conseil que je puisse te donner.

— Je… je ne sais pas comment faire.

— Demande à ton médecin traitant de t’indiquer un neurologue compétent. Tu lui expliqueras ce qui t’arrive.

— C’est… C’est difficile.

— Non, pas vraiment. Il y a d’abord le fait que tu n’arrêtes pas de perdre tes affaires.

— Je ne les perds pas… Je les retrouve à des endroits improbables où je ne me souviens pas les avoir laissées.

— C’est un peu pareil, non ? Il y a aussi ce que tu prétends avoir dit et que personne n’a entendu.

Devant la mine dubitative de sa femme, Paul lui avait cité quelques exemples récents qu’elle balaya d’un geste de la main.

— S’il fallait faire attention à tout ce qu’on débite à longueur de journée, où irait-on ?

— Nulle part, c’est bien ce que je crains pour toi.

— Tu es trop carré.

— C’est-à-dire ?

— Logique, raisonnable, sans fantaisie.

— Tu en as pour deux !

— Ce qui rétablit l’équilibre.

Paul avait hoché la tête en souriant.

— Anna, on ne va pas se chamailler pour des enfantillages ! C’est inutile et improductif. Tu as parlé d’incohérences. Je ne comprends pas très bien ce que tu veux dire par là.

— Des oublis, des distractions… L’impression que la mémoire flanche, que l’attention se mite, que le mental part en lambeaux comme un tissu usé. Pour le moment, je parviens à maîtriser tout ça et je pare à ces défaillances. En dehors de toi, personne ne s’est encore aperçu de rien. Mais ça ne durera pas, j’en ai peur.

— Cesse de voir tout en noir !

— Là n’est pas la question. La seule chose dont je sois sûre, c’est que je ne deviendrai jamais un objet de pitié. Je stopperai la dégringolade avant. Ça, je te le jure !

Comprenant ce qu’Anna voulait dire, Paul s’était abstenu de protester. Cela les aurait entraînés dans un jeu de rôle qu’il trouvait indigne de leur couple.

— Tu sais comme moi, avait-elle repris, qu’il y a des antécédents dans ma famille. Une tare qui se transmet de génération en génération.

— Ne dramatise pas !

— Tu as raison. Ma situation est suffisamment préoccupante sans que j’en rajoute. Veux-tu que je te raconte ma dernière mésaventure ?

— Je t’écoute.

— Avant-hier, après mes courses au supermarché, j’ai mis je ne sais combien de temps à retrouver ma voiture. J’avais complètement oublié où elle était garée.

— Le parking est immense. Et des autos blanches comme notre Renault, il y en a des quantités. Achète quelques autocollants et place-les sur le hayon, ça te permettra de la repérer plus facilement.

Anna l’avait écouté et réglé le problème. Mais elle constatait qu’elle avait de plus en plus recours à ce genre d’astuce. Elles étaient des jalons placés à des endroits stratégiques pour servir de béquilles à sa mémoire. Parfois elle se demandait comment elle ferait sans les billets, les listes, les mémentos qu’elle rédigeait quotidiennement pour combattre le flou dans lequel elle s’enfonçait.

Bataille perdue d’avance, lui chuchotait son bon sens. Efforts inutiles et puérils, persiflait la voix de l’autodérision.

Puis un jour, sans lui en parler, elle suivit le conseil de Paul et alla consulter un neuropsychiatre au CHU de Rennes. Celui-ci lui fit passer toute une batterie de tests qui ne révélèrent aucune pathologie, au niveau cérébral ou nerveux. Son psychisme paraissait équilibré, ses fonctions cognitives et mémorielles correspondaient à celles d’une femme de son âge.

À la lecture des résultats, Anna s’était sentie rassurée et dubitative. Elle pressentait que les tests n’avaient pas réellement cerné le problème. Elle était bien sûr soulagée de savoir qu’elle était en bonne santé. Pas d’artériosclérose, pas de signes de Parkinson ni de sénilité précoce. Elle était cependant persuadée que le spécialiste avait survolé son cas sans prendre la peine de l’approfondir, jugeant que son état général ne posait aucun problème.

Pourtant, ce qu’elle vivait au jour le jour démontrait le contraire. Il existait un dysfonctionnement quelque part. Les déficiences de sa mémoire immédiate étaient réelles et les angoisses qu’elles suscitaient souvent insupportables.

*

La mer descendait et le soir d’automne avec elle. Au-dessus d’Anna, des dizaines de mouettes regagnaient l’intérieur des terres. Il fallait qu’elle rentre à Kernac’h, elle aussi.

Paul était absent. Il se trouvait au CERN, près de Genève, où il devait rencontrer des collègues physiciens, spécialistes comme lui en physique des particules, un domaine si pointu que la majorité du public n’en avait jamais entendu parler.

Poussée par la curiosité et parce qu’elle trouvait normal de s’intéresser au travail de son mari, Anna s’était plongée dans des ouvrages de vulgarisation. Étienne Klein, Hubert Reeves… Elle avait trouvé cela passionnant, mais si abstrait qu’elle se demanda comment Paul s’y prenait pour passer de la théorie à la pratique, et quelles applications il pouvait trouver à ses recherches. En remontant le sentier escarpé qui reliait la plage de Bilfot au GR 34, Anna pensait à lui. Son absence l’attristait. Elle, qui d’ordinaire adorait regagner sa maison, traînait les pieds, car elle savait qu’elle y retrouverait Irène Gould, sa belle-sœur, et Fred, son neveu. Paul, qui détestait la savoir seule à Kernac’h, les avait persuadés de venir lui tenir compagnie. Anna trouvait cela absurde. Certes la maison était isolée, mais elle pouvait s’y enfermer comme dans une citadelle. Lourds volets de bois devant les fenêtres du rez-de-chaussée, portes munies de barres de sécurité et de serrures inviolables.

Qu’aurait-elle pu craindre ? Elle n’était pas peureuse et les hurlements quasi humains du vent dans la cheminée, quand soufflaient les tempêtes, l’amusaient. Du Grand-Guignol, avait-elle coutume de dire à ses invités que cette violence tonitruante impressionnait.

Par contre, l’idée d’avoir à supporter la présence d’Irène et de Fred l’agaçait au plus haut point. Elle aurait eu besoin de silence, de calme, de sérénité pour tâcher de dominer son mal-être et maîtriser ses incohérences. Mais Paul n’avait rien voulu entendre.

Pour qu’il parte l’esprit tranquille, elle avait accepté ses invités. Mais elle avait beau faire, l’adolescent l’insupportait. Boutonneux et ricaneur, il passait ses journées devant la télévision, étalé sur le canapé et éclusant l’une après l’autre des canettes de bière dont il paraissait avoir une soif inextinguible. À Anna qui s’inquiétait de ne jamais le voir sortir, il avait répondu qu’il n’y avait rien à voir sur cette côte merdique et qu’il était exclu qu’il se baigne dans une eau à quinze degrés. Il avait ajouté que c’était bon pour ceux qui avaient besoin de raffermir leurs muscles et leur peau, ce qui n’était pas encore son cas ! Quant à la pêche à pied, il n’y connaissait rien, pas plus qu’aux marées dont il craignait les pièges.

Anna avait éclaté de rire, mais Irène avait donné raison à son fils. Et les choses en étaient restées là.

Un soir, après le repas, alors que les sujets de conversation étaient épuisés, Irène aborda la question de Kernac’h et de l’avenir de la propriété. Anna s’en étonna, car c’était un sujet épineux que les membres de la famille évitaient soigneusement. Lorsque cela arrivait, l’orage ne manquait jamais d’éclater.

— En fait, dit Irène en posant ses coudes sur la table et en regardant Anna droit dans les yeux, tu te plais beaucoup à Kernac’h…

— Oui, et Paul aussi.

— C’est compréhensible. Une maison confortable, à un peu plus d’une heure de Rennes et dans un site magnifique. Que demander de plus ?

— Rien, fit Anna qui la voyait venir avec ses gros sabots et cherchait désespérément comment échapper à la discussion qui allait suivre.

— En somme, Paul et toi êtes les seuls à profiter de l’héritage de mes beaux-parents, poursuivit Irène d’un ton acide.

— En compensation, je te rappelle que nous acquittons une location mensuelle auprès de maître Moullec qui la reverse ponctuellement sur ton compte et celui de Charles, selon l’accord signé au moment du règlement de la succession.

— Une somme dérisoire sans rapport avec sa valeur locative.

— Oui, à celle de juillet et d’août, au moment des vacances d’été. Le reste de l’année, personne n’en voudrait.

— L’indivision était la pire des solutions, déclara Irène. Elle fait toujours des gagnants et des perdants.

— Tu as raison, mais comme aucun des trois héritiers n’avait les moyens de racheter la part des autres, vous avez dû en passer par là.

— Non ! Pas du tout ! Nous aurions pu vendre, nous le pourrions d’ailleurs encore. Quand je pense aux propositions que nous avons reçues, surtout à celle du groupe Sanomer, ça me rend malade…

— Tu veux parler de l’hôtel thermal et ses piscines d’eau de mer chauffée ? Des constructions qui auraient définitivement défiguré un des plus beaux sites encore sauvages de la côte.

— Qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, du sauvage ? Des ajoncs, des ronces, des oiseaux nicheurs et des randonneurs… Ça me rapporte quoi ? Rien, que dalle. Alors que si nous avions vendu…

— Nous n’aurions pas cette discussion oiseuse et totalement inutile. C’est un sujet dont je ne veux plus entendre parler. Moi vivante, jamais Kernac’h ne sera vendu. Maintenant, excuse-moi ! Je suis fatiguée et je monte me coucher.

II

Comme l’avait souligné sa belle-sœur, Anna passait beaucoup de temps à Kernac’h. La demeure était vaste et, avec Paul, ils en occupaient toute la moitié ouest : une grande salle et une cuisine au rez-de-chaussée reliées aux deux chambres de l’étage par un escalier en spirale. Sous les combles, Anna avait installé un bureau où elle pouvait travailler.

Comme elle voulait absolument se sentir chez elle, elle avait convaincu Paul de murer, par une cloison en briques, le couloir qui traversait le bâtiment sur toute sa longueur. Ils entraient chez eux par la porte-fenêtre de la salle et avaient fait planter une épaisse haie de thuyas sur le terrain qui s’étendait de la maison au haut de la falaise, empêchant ainsi toute communication directe entre les deux parties de la propriété.

Anna avait persuadé Paul que cette manière de faire n’avait rien d’inamical. C’était, au contraire, la garantie d’une bonne entente entre les membres de la famille, une promiscuité forcée n’engendrant, selon elle, que des tracas et des disputes.

Irène avait arboré un air pincé et rétorqué qu’elle n’avait pas un caractère chicanier et que jamais elle ne chercherait noise aux membres de la famille. Elle avait néanmoins accepté l’arrangement, d’autant plus facilement que c’étaient Paul et Anna qui en assumaient les frais.

En dépit de cet accord, Fred faisait de constantes intrusions chez Anna, sous des prétextes divers et variés. Ses visites l’importunaient souvent, mais elle était trop gentille pour le lui dire ou le renvoyer.

Quant à Charles, le frère cadet, il venait passer à Kernac’h une semaine de temps à autre, soit chez sa sœur, soit chez Irène.

Infirme moteur cérébral suite à une naissance compliquée, il parvenait difficilement à coordonner ses mouvements. Malgré son handicap, il vivait seul, dans un appartement de Paimpol, et bénéficiait de toutes les aides possibles : femme de ménage, kiné, repas livrés à domicile…

Doté d’un quotient intellectuel bien au-dessus de la moyenne, il avait du mal à accepter son sort, et son caractère s’en ressentait. Il était instable, colérique, parfois dépressif. Il travaillait chez lui, pour une entreprise d’informatique, et passait ses journées devant les écrans de ses ordinateurs. Incapable de taper sur un clavier, il était en correspondance directe avec un technicien à qui il fournissait le résultat de ses calculs et de ses recherches, soit par téléphone, soit le plus souvent en visioconférence.

Lorsque l’envie l’en prenait, il se faisait conduire en taxi jusqu’à Kernac’h. Comme il ne prévenait personne, il lui arrivait d’y trouver un des membres de la famille. Même si ceux-ci s’efforçaient de n’en rien laisser paraître, il remarquait parfaitement que sa présence les contrariait. Irène se retirait aussitôt dans l’aile qui lui appartenait. Quant à Paul et à Anna, ils ne s’attardaient pas et repartaient le soir même, prétextant des obligations professionnelles.

Pourtant, tous savaient que, question cerveau, il les égalait largement. Ce n’était pas parce qu’il ressemblait à un pantin désarticulé qu’il ne raisonnait ni ne pensait comme un individu parfaitement sensé.

Ah ! S’ils pouvaient deviner la surprise qu’il leur réservait, ils feraient moins les malins !

Il s’était renseigné auprès d’un notaire indépendant et avait découvert que la succession de leur père était entachée d’irrégularités et qu’il pourrait l’attaquer quand bon lui semblerait. Il en avait les moyens et utiliserait le capital que lui avait versé leur père, plusieurs mois avant sa mort. Ce fonds correspondait au tiers de la valeur de Kernac’h.

Le vieux avait toujours culpabilisé au sujet de son handicap. Quelque chose n’était pas clair à propos de sa naissance. Charles avait entendu dire que c’était lui qui avait persuadé son épouse d’accoucher à domicile, puis refusé d’écouter la sage-femme qui l’adjurait de l’emmener à la maternité, quand il s’était avéré que le bébé se présentait mal. Apparemment, une mauvaise oxygénation du cerveau au moment de la naissance était à l’origine de son handicap.

Anna lui avait raconté sa déconvenue lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois. Elle avait quinze ans et s’en souvenait parfaitement.

Il était ridé comme un pruneau et aussi rouge qu’une tomate. Et quand il s’était mis à brailler, la déception de sa sœur s’était encore accrue. On lui avait alors expliqué que les nouveau-nés étaient souvent laids et bruyants, mais que cela passerait vite et que d’ici un mois ou deux le petit Charles deviendrait un joli poupon dont toute la famille serait fière. C’est ce qui aurait dû arriver. Seulement avec Charles, rien ne s’était déroulé normalement.

Son visage s’était un peu arrangé. Mais ses yeux d’un bleu magnifique roulaient d’un bord à l’autre, louchaient affreusement, clignaient sans arrêt. Sa bouche grimaçait, son nez se fronçait. Il avait des mouvements brusques et saccadés.

Plus tard, on avait eu beaucoup de mal à le faire tenir assis, d’abord appuyé sur des coussins puis sans leur soutien. Ensuite, il avait fallu lui apprendre à marcher. On y était parvenu grâce à un kiné qui venait tous les jours à domicile. Charles préférait ramper, habitude qu’il avait gardée jusqu’à ses cinq ans. Parler avait été moins problématique qu’on ne le craignait. Pour le reste, on s’aperçut vite que son intelligence et sa mémoire étaient intactes. Les tests qu’on lui fit passer indiquaient un quotient intellectuel au-dessus de la moyenne. Il avait eu un parcours scolaire normal, obtenu son bac et poursuivi des études en informatique. S’il avait toujours de la peine à se mouvoir, il était financièrement indépendant. Par contre, Anna n’avait aucune idée de ce qu’était sa vie sentimentale.

Après la mort accidentelle d’Éric Évrard, le mari d’Irène et le père de Fred, Anna et Charles s’étaient rapprochés et passaient parfois quelques jours ensemble à Kernac’h. À cette occasion, Anna avait abordé cette question. Il s’était mis à rire et lui avait dit de ne surtout pas s’inquiéter. Il avait une vie amoureuse bien remplie et extrêmement diverse. Il n’avait pas donné plus de précisions et Anna s’était bien gardée de lui en demander. Elle pressentait qu’il amenait parfois des femmes à Kernac’h, mais n’en avait aucune preuve. Charles était un maniaque de l’ordre et ne laissait jamais rien traîner derrière lui.

Elle savait aussi qu’il adorait la vieille maison et qu’il désirait ardemment en devenir l’unique propriétaire.

Le capital financier alloué par leur père, ajouté à ses propres économies, lui suffirait pour racheter les parts d’Anna et d’Irène. Cette dernière avait constamment besoin d’argent et accepterait sans difficulté. Quant à Anna, après les travaux effectués dans l’aile qui lui appartenait, elle y ferait peut-être obstacle.

Mais il trouverait bien un moyen de la convaincre.

III

Anna poussa un soupir d’aise et rassembla les papiers éparpillés sur la table. Elle venait de terminer la correction des articles qu’on lui avait adressés, en vue d’une prochaine publication.

Il était dix heures du soir. Elle avait l’esprit fatigué, mais son corps, inactif durant tout l’après-midi et une partie de la soirée, avait besoin de bouger. Elle s’étira et alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. La lune à son demi éclairait la nuit. Autour de Kernac’h, tout était tranquille. Pas de vent, pas de brume… Un temps idéal pour une petite balade nocturne.

Anna vida son verre de jus de fruits puis enfila ses chaussures et son anorak. La nuit avait beau être douce, on était quand même fin octobre et elle détestait avoir froid. Elle mit une lampe torche dans sa poche, car des nuages passaient par intermittence devant la lune, et quitta la maison sans fermer la porte à clé. À cette heure-ci, qui aurait eu l’idée de venir la cambrioler ?

La présence de Charles, d’Irène et de Fred l’avait retardée dans son travail, mais tous trois étaient repartis au cours de la matinée. Les vacances d’automne étaient terminées. Irène reprenait ses cours dans un collège de Guingamp dès lundi, Fred retournait à son école le même jour. Quant à Charles, il aurait volontiers prolongé son séjour à Kernac’h, seulement Anna lui avait clairement fait comprendre qu’elle n’y tenait pas. Cela n’avait pas eu l’air de lui plaire, il avait néanmoins appelé un taxi et quitté les lieux en bougonnant.

Anna prit le sentier des douaniers en direction de la pointe de Minard. Il sinuait à travers une lande inextricable où dominaient les ronces, les aubépines et les ajoncs. Elle aimait bien ces arbrisseaux en fleurs quasiment toute l’année et dont la fragrance légèrement citronnée embaumait la nuit.

Les mains dans les poches, le capuchon sur la tête, elle avançait sans même devoir allumer sa lampe. Sur la mer, le reflet argenté de la lune traçait un sillon irrégulier. L’air était transparent et la lumière diffuse révélait le paysage aussi loin que portait le regard. Anna n’entendait que le bruit de ses pas et le chuintement d’un léger ressac.

Lorsqu’elle parvint au bord de la faille de Pors Donan, elle hésita un peu. Rebrousserait-elle chemin ? Comme elle ne se sentait absolument pas fatiguée, elle décida de continuer, dévala les marches du sentier et remonta de l’autre côté. Le bruit des cailloux qui roulaient sous ses pieds résonna dans le petit vallon et elle se demanda s’il réveillerait les oiseaux endormis parmi les rochers. Elle regarda autour d’elle mais ne vit rien bouger.

Elle poursuivit son chemin. La pointe de Minard se rapprochait quand un gros nuage masqua complètement la lune. Le spectacle de la nuit était terminé et elle décida de rentrer.

La traversée de la faille fut beaucoup plus difficile qu’à l’aller, car la pile de sa torche commençait à faiblir. Sur le sentier de moins en moins visible, elle se demanda si cette promenade nocturne n’était pas une incohérence de plus… un de ces actes déraisonnables dont elle était devenue coutumière ces temps-ci.

Elle sentit sa gorge se nouer. Vite ! Vite ! À la maison !

Devant elle, sa lampe n’éclairait presque plus rien. Heureusement, le sol était lisse et régulier. Il ne manquerait plus qu’elle tombe et se fasse une entorse !

C’est alors qu’elle perçut un craquement derrière elle. Un animal… Quel animal ? La lande n’abritait que des oiseaux et des lapins. Un renard peut-être ? Ou un blaireau ? Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et crut entrevoir une ombre. Sans réfléchir, elle se mit à courir et ce qu’elle craignait arriva. Elle se prit le pied dans une racine et tomba lourdement.

— C’est moi qui vous ai fait peur ?

Une silhouette masculine se dressait à côté d’elle, immense. Puis le faisceau lumineux d’une torche l’éblouit. Elle leva le bras pour s’en protéger et se redressa. Comme elle avait lâché sa propre lampe dans sa chute, elle regarda autour d’elle pour la retrouver.

— Tenez ! La voilà, dit l’homme en la ramassant. Mais je crains qu’elle ne soit cassée.

— Grâce au clair de lune, je vais pouvoir m’en passer.

— Vous ne vous êtes pas fait mal ?

— Non, ça va. Mais j’ai dû m’égratigner la paume des mains. Ça brûle.

L’homme y braqua sa lampe, elles étaient écorchées et du sang perlait entre les doigts.

— Rien de grave, mes poignets sont indemnes, dit Anna en les remuant.

— Vous ne vous êtes pas tordu une cheville ?

— Non, tout va bien. Je vais pouvoir rentrer chez moi. Ce n’est pas loin.

— Vous habitez Kernac’h ?

— Oui. Comment le savez-vous ?

— Je suis votre voisin d’en face. J’habite Crec’h Balenn, la maison située de l’autre côté de Pors Donan.

— Ah oui ! J’ai remarqué qu’il y avait de la lumière. Mais… comment se fait-il que vous me connaissiez ? Les bâtiments sont tout de même assez éloignés.

— Je vous observe avec mes jumelles.

— Oh !

— Je n’ai pas grand-chose à faire. Je trouve ça distrayant. Je sais beaucoup de choses sur vous. Par exemple, que vous aviez des invités jusqu’à ce matin.

— C’est très indélicat de votre part !

— Je l’admets… Ça me donne l’impression d’être un de vos proches. Mais rassurez-vous, je n’ai rien vu de votre… intimité.

— Encore heureux ! Bon, maintenant, il ne me reste plus qu’à retourner chez moi.

À cet instant, un gros nuage masqua complètement la lune.

— Sans lampe, ça va être difficile. Laissez-moi vous raccompagner.

— D’accord. C’est gentil, merci. Mais avant, dites-moi votre nom, je ne le connais pas.

— Yves Méheut.

— Moi, c’est Anna Évrard.

— Je le savais aussi.

Ce n’est qu’arrivée à Kernac’h, en allumant la lumière au-dessus de la porte, qu’Anna découvrit que l’homme qui l’escortait portait un caftan richement brodé et qu’il était beaucoup plus jeune qu’elle. Sa voix de basse et la pénombre l’avaient trompée.

— Voulez-vous entrer boire un verre ?

— Non merci, il est tard. Mais je pense que nous aurons l’occasion de nous rencontrer à nouveau. Passez voir mes toiles, un de ces jours.

— Vous êtes peintre ?

— Pour vous servir, chère madame ! répondit-il d’un ton ironique.

— Eh bien, je n’y manquerai pas. L’art contemporain m’intéresse.

Il lui adressa un sourire indéfinissable. Moqueur, dédaigneux, pas vraiment amical.

*

Ce fut le lendemain seulement qu’Anna constata l’absence de trois netsuke, petites figurines en ivoire d’origine japonaise dont Paul faisait la collection. Elles étaient rangées dans la bibliothèque de Kernac’h, sur une étagère doublée de velours vert et protégées de la poussière par une vitre coulissante. Celle-ci était entrouverte, ce qui avait attiré l’attention d’Anna. Paul qui tenait à ses netsuke comme à la prunelle de ses yeux s’apercevrait tout de suite de sa disparition.

Anna n’osait imaginer la colère que ce vol déclencherait.

Ce n’était pas la première fois que ce genre de chapardage se produisait lors des séjours de Fred à Kernac’h, et Paul avait juré qu’à la prochaine récidive il déposerait plainte à la gendarmerie.

« Que d’ennuis en perspective ! » soupira Anna. La découverte de ce larcin aggraverait l’humeur morose qu’il manifestait toujours en rentrant de Genève. Elle en connaissait la cause. Paul avait là-bas une maîtresse attitrée, une collègue avec qui il entretenait une liaison depuis plusieurs années. À quelques reprises, il avait évoqué un divorce à l’amiable, ce qu’Anna avait toujours catégoriquement refusé.

Avec le temps, Paul semblait s’être accommodé de la situation. Il n’abordait plus le problème de front, mais Anna savait qu’il n’avait pas déposé les armes pour autant. Il ne capitulerait pas avant d’avoir épuisé tous les moyens de parvenir à son but, même les plus inavouables.

Et quand Paul voulait quelque chose, il finissait toujours par l’obtenir.

Anna, persuadée que la disparition des netsuke était l’œuvre de Fred, n’en crut pas ses yeux lorsqu’elle découvrit les statuettes dans le buffet où elle rangeait sa vaisselle de fête. Les petits bonshommes d’ivoire étaient debout, bien visibles, entre deux piles d’assiettes.

Elle sentit le rouge lui monter aux joues et se reprocha d’avoir accusé son neveu. Fred était certes antipathique, menteur et paresseux. Son départ et celui de sa mère l’avaient positivement enchantée. Si elle l’avait osé, elle les aurait mis à la porte bien plus vite. Mais de là à le croire capable de vol, il y avait de la marge !

Les netsuke représentaient des paysans, aux cheveux coiffés en chignon. Leurs dos comportaient deux trous par où devait passer le lacet qui les rattachait à une ceinture.

Elle s’empressa d’aller les remettre dans la vitrine puis se demanda comment les bibelots avaient pu être déplacés. Elle avait beau se creuser la tête, elle ne se rappelait pas l’avoir fait. Avait-elle été victime d’une nouvelle absence ? Puis elle haussa les épaules. Aucune importance ! Paul retrouverait sa collection intacte et cela seul comptait.

Plus tard, alors qu’elle allait prendre un foulard dans un tiroir de sa commode, elle découvrit que ses affaires étaient sens dessus dessous. Quelqu’un y avait fouillé, c’était indubitable.

Irène était-elle capable d’une telle indélicatesse ? Anna refusait de le croire, ça n’était d’ailleurs jamais arrivé. Ce devait être encore un coup de l’affreux Fred ! Ah ! Celui-là ne remettrait pas les pieds à Kernac’h de sitôt !

Puis Anna réfléchit. Qu’est-ce que ce gamin serait allé chercher dans sa commode ? Des dessous féminins… des bijoux… de l’argent ?

Pourquoi l’accuser d’emblée ? Ne serait-ce pas plutôt son état confusionnel qui en était l’explication ?

Elle ne devait plus se cacher derrière son petit doigt, sa mémoire continuait à lui jouer des tours. Souvent, elle ne parvenait pas à se rappeler ce qu’elle avait fait la veille ou ce qu’elle avait regardé à la télévision.

Anna sentit l’angoisse dérouler ses anneaux. Elle la portait en elle, lovée au creux de son ventre. Elle tentait de la combattre en se plongeant dans le travail ou en se dépensant physiquement. Elle allait marcher, courir, nager, faire des courses en ville. Mais aujourd’hui, c’était dimanche et un crachin tenace plombait le paysage.

Comment occuperait-elle son après-midi ?

Elle ne pouvait pas rester assise à sa fenêtre comme une vieille femme qui s’ennuie. Le matin même, elle avait terminé la correction d’une série d’articles de vulgarisation sur la physique quantique qu’elle enverrait dès demain à la revue qui devait les publier.

Un autre travail l’attendait, mais elle n’avait pas envie de l’entamer. Il s’agissait de la correction d’une thèse de doctorat que le fils d’une amie lui demandait de relire avant de la faire imprimer. Elle avait accepté de bon cœur, tout en sachant qu’elle travaillerait gratis pro Deo.

Anna quitta sa fenêtre et décida, faute de mieux, de préparer une tarte aux pommes. Lorsque celle-ci fut mise au four, elle repensa soudain à la rencontre de la veille avec son voisin et à l’invitation qu’il avait formulée. Pourquoi ne pas y aller tout à l’heure et lui apporter une part de tarte ? Cela paraîtrait peut-être un peu précipité, mais qu’importe ! Tout valait mieux que de rester ici, en laissant son humeur morose prendre le dessus.

*

Yves Méheut avait dû la voir arriver, car il se tenait debout sur le seuil de sa porte.

De loin, Anna se demanda quel genre de vêtement il portait. Elle apercevait, en effet, des pans d’étoffe claire flottant au vent. Quand elle approcha, elle reconnut une djellaba. Une calotte blanche confectionnée au crochet lui recouvrait le crâne. Elle trouva cet accoutrement curieux mais n’en dit rien.

Yves semblait heureux de sa visite et lui proposa aussitôt d’entrer dans sa maison.

— Quel vent glacial ! Venez à l’intérieur boire une tasse de thé !

Tandis qu’il s’activait dans sa cuisine, Anna s’approcha de la cheminée où brûlait un bon feu. Apparemment, c’était le seul moyen de chauffage de la salle. Deux fauteuils et une table basse lui faisaient face. Aux murs étaient accrochées quelques toiles d’assez grande taille, très colorées et à peine figuratives. Des paysages parmi lesquels elle reconnut la faille de Pors Donan. Sur la paroi opposée à la cheminée, elle découvrit toute une série de photographies, les portraits d’une femme costumée de différentes façons et ressemblant étonnamment à Yves Méheut.

Lorsque celui-ci eut terminé la préparation de son thé et déposé la tarte aux pommes sur un plat, elle lui demanda si la femme des photos était sa sœur. Il se mit à rire.

— Non.

— Mais elle vous est apparentée.

— Évidemment puisque c’est moi !

— Vous ?

— Ne prenez pas cet air horrifié. Quand je suis chez moi, je ne porte jamais de pantalons. Il n’existe rien de plus inconfortable. Ça vous serre, vous comprime, gêne les mouvements et la respiration. Je déteste ça et n’en mets que lorsque j’y suis obligé. Je ne comprends pas le goût immodéré des femmes pour les falzars !

— C’est l’un des acquis de leur libération.

— Peut-être, mais à mon avis, ce n’est pas ce qu’elles ont fait de mieux.

— Personnellement je ne porte que ça, sauf en été quand il fait très chaud.

— Autant dire jamais ! s’exclama Yves en riant.

Il versa le thé dans les tasses, apporta des assiettes à dessert et des serviettes puis coupa la tarte.

— On goûte d’abord et ensuite, vous me direz ce que vous pensez de mes tableaux.

— La peinture est votre métier ?