Mortel hiver sur le Trieux - Michèle Corfdir - E-Book

Mortel hiver sur le Trieux E-Book

Michèle Corfdir

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Beschreibung

Un soir de novembre, Coralie, une lycéenne de quinze ans, disparaît alors qu'elle regagnait à vélo la maison de ses parents dans la vallée du Trieux. Accident ? Fugue ? Enlèvement ?...

Autour de la famille Noac'h, chacun s'interroge. Tandis que l'enquête piétine et que Jacques Noac'h assiste impuissant à la dégradation mentale de sa femme Enora, minée par l'angoisse et le chagrin, une question se fait jour... Et si la clé de l'énigme se trouvait enfouie dans les neiges d'un lointain passé, un passé qu'Enora s'est toujours obstinée à garder secret ? Enora, victime ou bourreau ?

C'est ce que vous pourrez découvrir au fil des pages de ce polar, dans un suspense bouleversant qui, jouant avec les nerfs du lecteur, entraînera celui-ci vers un dénouement aussi dramatique qu'imprévu...

À PROPOS DE L'AUTEUR

D'origine suisse, enseignante de formation, Michèle Corfdir obtient en 1972 le Prix des Poètes Suisses de Langue Française. Elle publie des récits destinés à la jeunesse et collabore comme nouvelliste à diverses revues. Établie depuis une vingtaine d'années sur la côte nord de la Bretagne, elle a choisi ce cadre-là pour ses thrillers.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

Gar schöne Spiele spiel ich mit dir (…)Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt.

Gœthe, Erlkönig.

Avec toi je jouerai à de très jolis jeux (…)Et si tu n’acceptes pas, je te forcerai.

Gœthe, Le Roi des Aulnes.

Onnens (Jura), 5 janvier 1979.

Quand Enora parvient au haut du talus qui borde le lac gelé, elle s’arrête pour reprendre son souffle. Puis elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule et étouffe un cri… Derrière elle, la trace de ses skis coupe en deux l’immense surface enneigée, aussi visible qu’un trait de crayon à travers une feuille de papier blanc.

Enora frissonne. De fatigue. De froid. D’angoisse… Appuyée sur ses bâtons, elle a envie de se coucher par terre et de ne plus bouger.

Mais une bourrasque soulève soudain des tourbillons de poudreuse. Enora se redresse et découvre une masse de nuages plombés qui arrivent du nord-ouest. Poussés par le vent, ils ont déjà englouti le Val Guéray et la Crête de Viaux. Alors la jeune fille se rassure. D’ici une demiheure, à la vitesse où souffle la tempête, la nouvelle neige aura tout effacé et nul ne saura jamais que quelqu’un a traversé le Lac Ruclez, ce dimanche en fin d’après-midi.

Enora regarde le Mont Rosselet qui se découpe dans le ciel encore clair. Ses pentes sont désertes. Le téléski a cessé de fonctionner. Les skieurs qui dévalaient les pistes une heure auparavant ont tous repris le chemin d’Onnens. Les uns par le car de seize heures quinze, les autres à ski.

A l’extrémité du lac, aux abords de l’Hôtel du Torrent, il n’y a personne non plus. Comme chaque dimanche après le départ des touristes, les propriétaires ont fermé l’établissement et sont redescendus dans la vallée parce qu’il n’est pas rentable de garder cette grande bâtisse ouverte durant la semaine. Trop de chauffage et pas assez de clients.

Soudain, tout autour d’Enora, le ciel paraît s’affaisser. Des flocons se mettent à voguer dans l’espace comme une écume ensommeillée. Il est temps de filer ! Enora parcourt du regard le champ de neige. Elle sait que la piste qu’elle doit rejoindre commence devant l’Hôtel du Torrent et passe quelque part en contrebas. Mais elle ne parvient pas à la localiser. La neige qui tombe maintenant estompe le paysage. Il n’y a plus rien, rien que les voiles glacés de l’hiver.

Il ne faut pas s’attarder, dans quelques minutes tous les points de repère auront disparu… Enora enfonce son bonnet jusqu’aux sourcils, remonte le col de sa combinaison, abaisse ses lunettes puis s’élance en avant.

Ses skis disparaissent dans la haute neige. Vite ! Plus vite !… Elle pousse sur ses bâtons, plie les genoux, fait le dos rond. Puis comme la pente s’accentue, elle enchaîne sur quelques virages courts et accélère. Pas assez… Prise dans un brouillard blanc, elle ne distingue plus rien. Elle ne peut que se laisser glisser jusqu’au moment où elle croisera la piste. Vite ! Plus vite !…

Enfin, elle sent la neige damée sous ses skis. Elle y est ! Aussitôt elle prend de la vitesse et aperçoit bientôt la masse sombre des arbres avec, au milieu, une trouée blanche. Elle s’y engouffre.

Dans la forêt, la tempête relâche son emprise. Enora respire mieux. Maintenant, la piste est facile à suivre et elle ne risque plus de s’égarer.

Sous les arbres, la neige est dure. Les carres crissent sur les plaques de glace que la poudreuse n’a pas encore recouvertes. Enora regarde ses skis qui trépident. Ils sont bleu clair. Ceux de Katrina sont rouges. C’est à dessein que leurs parents les ont choisis de couleurs différentes. Impossible de confondre les deux paires. A part ce détail, ils sont exactement pareils. Même matériel, même équipement pour chacune des deux sœurs… Malgré ça, Katrina n’a jamais réussi à égaler Enora. Elle, son truc c’est le patinage. Cela correspond d’ailleurs à sa nature. La danse, le spectacle, l’apparence… Attirer les regards, ça c’est Katrina ! Normal, elle est si belle ! Comment ne séduirait-elle pas tous ceux qui l’approchent ?

Par contre, à ski, quelle godiche ! Pas étonnant qu’elle réduise au minimum cette activité ! Enora étouffe un ricanement. Puis elle sent une joie jubilatoire l’envahir. Un rire brutal la secoue. Elle perd l’équilibre. Bat des bras. Oscille dangereusement et finit par retrouver son assiette.

Personne au monde ne connaît Katrina aussi bien qu’elle. Même pas Max qui se croit si perspicace et prétend dominer n’importe quelle situation. S’il pense pouvoir manœuvrer Katrina comme il l’entend, il risque de tomber sur un os ! Heureusement qu’Enora est là… Elle qui sait tout de sa jumelle, jusque dans les moindres détails. Mais l’inverse n’est pas vrai. Katrina est trop préoccupée d’elle-même pour ça. Et beaucoup trop arrogante.

A nouveau un rire âpre monte à la gorge d’Enora. Arrogante ?… Oui peut-être, jusqu’à cet après-midi ! Katrina voulait une explication ? Eh bien, elle l’a eue ! Et quelle tête elle a faite quand elle a entendu la vérité… Gesticulant et hurlant. Puis frappée de stupeur. Et enfin, réduite au silence. Enora pouffe à nouveau dans le col gelé de sa combinaison.

Mais peu à peu sa joie s’étiole. Une angoisse grimaçante la remplace.

Elle n’aurait pas dû.

Elle y est allée trop fort.

Elle le regrettera…

Non ! Jamais !

Enora godille un peu sur la piste qui s’élargit. Elle respire à fond l’air glacé qui lui brûle les narines. De toute façon, maintenant, les jeux sont faits. Il est trop tard pour revenir en arrière.

La tempête n’a pas faibli lorsqu’elle débouche de la forêt. Un froid mordant transperce sa combinaison. Ses yeux larmoient derrière ses lunettes. Elle passe en trombe sur la piste qui contourne le hameau de Saint-Léger puis s’engage dans le chemin charretier qui descend à flanc de coteau jusqu’à Onnens. Ce tronçon ne présente aucune difficulté. Sauf imprévu, Enora sera rentrée à temps pour que, chez elle, personne ne s’aperçoive de son retard.

I

Mag Mor (Bretagne), novembre 1997.

Le crachin déposait un voile de gouttelettes sur le pare-brise. Maudissant la buée, la nuit et la ventilation qui marchait mal, Enora plissait les paupières pour tenter de distinguer quelque chose. Mais le brouillard noyait la route et les arbres qui la bordaient. Ah ! Comme elle regrettait de ne pas avoir pris sa propre voiture où tout lui était familier, alors que dans le break de Jacques le siège était trop bas, les pédales trop éloignées, les clignotants du mauvais côté. Quant au levier de vitesses, mieux valait ne pas en parler !…

Arrivée à l’embranchement où prenait la route qui descendait dans la vallée du Trieux, Enora rétrograda prudemment. Quelques kilomètres avant, elle avait mal négocié un virage et dérapé sur les feuilles mortes. Jacques endormi à ses côtés avait protesté dans son sommeil. Et elle, furieuse et tremblante, s’était juré de ne plus le croire quand il lui promettrait de prendre le volant après une soirée bien arrosée. Elle lui jeta un coup d’œil mais dans l’obscurité, elle n’entrevit qu’une masse sombre tassée sur elle-même. Son regard revint à la route une seconde trop tard… Une grosse branche à demi arrachée par le vent pendait à la hauteur du pare-brise.

— Oh non ! cria-t-elle en se cabrant pour écraser la pédale de frein.

Il y eut un raclement sinistre. Le break parcourut quelques mètres et s’arrêta. Le moteur hoqueta puis cala.

— Qu’est-ce qui se passe ? grogna Jacques tiré de son sommeil.

— Une branche… ou un arbre déraciné. Je n’ai pas très bien vu.

Marmonnant des jurons confus, Jacques s’extirpa de la voiture. Une humidité glacée enveloppa Enora.

— Ça n’a pas l’air grave, dit-il en balayant la voiture de sa lampe torche. A première vue la carrosserie n’a rien. Mais je ne comprends pas. Cette branche, tu aurais pu l’éviter en faisant un petit écart…

Là il abusait ! Elle avait froid, elle était claquée et elle détestait conduire cette fichue bagnole, surtout avec des chaussures à hauts talons.

— Si j’avais eu un grain de bon sens, je t’aurais laissé à Guingamp en compagnie de tes collègues et je serais rentrée à la maison depuis longtemps !

Jacques ne répondit rien. Il s’assit à côté d’elle, le visage tourné vers la vitre, et Enora entreprit la descente en lacets qui menait au fond de la vallée.

Dix minutes plus tard, elle passait le pont, bifurquait à droite et roulait lentement sur le chemin de terre qui longeait la rivière. Ses phares balayèrent les aulnes et les noisetiers puis une nappe de brouillard engloutit à nouveau la voiture.

— Passe en codes, fit Jacques.

Les mains crispées sur le volant, elle fixa les bords du chemin et avança au pas.

— On dirait que tu as peur de tomber dans la rivière… Va donc ! Nous sommes presque arrivés.

A ce moment-là, la route s’écarta du Trieux et quelques instants plus tard surgit le grand chêne qui marquait l’entrée de Mag Mor. Alors que le break pénétrait dans la cour, une ombre furtive passa dans le faisceau des phares puis disparut sous les arbustes.

— Tu as vu ?

— Oui, un renard.

* * *

— Tu veux boire quelque chose ?

Enora ne répondit pas. Elle suspendait son manteau à un cintre et enfilait ses pantoufles fourrées.

— On devrait peut-être augmenter le chauffage, la nuit risque d’être froide.

Dans la cuisine, Jacques paraissait avoir retrouvé un comportement normal. Le somme qu’il avait fait dans le break avait dû dissiper les vapeurs de l’alcool.

— Tu vas mieux ? demanda Enora.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ne joue pas les innocents. Tu étais bel et bien beurré tout à l’heure, en sortant du restaurant.

— Et alors… ce n’est pas grave !

Il avait l’air offensé.

— Tu ne m’as pas répondu… Veux-tu que je te prépare quelque chose à boire ?

— Du thé… Mais pas avant un bon quart d’heure. Je vais d’abord prendre une douche.

Dans la salle de bains, Enora retira rapidement sa minijupe noire, son collant fumé et son corsage de soie rose. Au moment de quitter Mag Mor, Jacques avait tiqué sur sa façon de s’habiller.

— C’est à un départ en retraite que nous sommes invités, pas à une noce ! Je me demande si ton élégance n’est pas un peu exagérée…

Elle avait haussé les épaules. Il arrivait parfois à Jacques de faire preuve d’un certain rigorisme, surtout quand il devait affronter le jugement de ses collègues. Mais à la réception, personne n’avait paru s’étonner de sa toilette. Au contraire…

— Eh bien, ma chère, toujours aussi jolie… avait dit Edmond Rouaut, le professeur de mathémathiques dont on fêtait le départ.

Sa femme, après avoir opiné d’un sourire, l’avait prise par le coude et demandé si la garde des enfants n’avait pas posé de problèmes.

— Non ! Coralie passe la nuit chez des amis et les jumeaux sont chez nos voisins, les Raynaud.

— Oh ! Mais nous les connaissons très bien ! Sylvain Raynaud est un copain d’enfance de mon mari. Ils étaient à Saint-Jude ensemble et ont passé le bac la même année.

— Lucie Raynaud aime beaucoup nos enfants. Elle a du mérite car ces temps-ci, ils se montrent particulièrement difficiles ! Les jumeaux sont tuants. Quant à Coralie, elle est en pleine crise d’adolescence et je ne sais vraiment plus par quel bout la prendre !…

— Ne vous en faites pas trop, avait rétorqué Emilie Raynaud en lui tapotant le bras. Je suis persuadée que vous êtes une excellente mère. Avec les enfants, il faut aller de l’avant et surtout ne pas se poser trop de questions. Croyez-moi, je sais de quoi je parle !…

Puis, comme de nouveaux invités se présentaient, elle s’était esquivée, laissant Enora une coupe de champagne à la main. Celle-ci avait alors cherché des visages familiers parmi la foule qui se pressait dans la salle de réception du restaurant.

*

Après avoir pris sa douche, Enora se sentit beaucoup mieux. Elle se sécha dans une grande serviette éponge puis elle essuya la buée sur le miroir qui occupait la cloison entre le lavabo et le radiateur. L’image qu’il lui renvoyait ne lui déplaisait pas. Elle aimait bien son corps aux formes plus longilignes que voluptueuses, ses seins petits, sa taille peu marquée, son ventre dont la légère rondeur trahissait ses maternités… En fait, seule sa dernière grossesse l’avait marquée. La naissance de Coralie presque seize ans auparavant, n’avait laissé aucune trace. En quelques semaines, elle avait retrouvé une taille de guêpe. Peut-être parce qu’elle était si jeune à ce moment-là… Il en avait été tout autrement à la naissance d’Antoine et de Tanguy. « Et heureusement ! se dit Enora en jetant un dernier coup d’œil à ses hanches et à son ventre. Il faudrait que je sois complètement folle pour regretter le passé… ». Puis elle enfila sa robe de chambre, se coiffa rapidement et rejoignit Jacques dans la cuisine.

— Alors, cette soirée… Tu as réussi à survivre ? lui demanda-t-il moqueur.

— Mmm… Il faut bien de temps à autre cultiver nos relations sociales.

— Je n’ai pas eu l’impression que tu te forçais beaucoup, dit Jacques en avalant une gorgée de Perrier. Certains de mes collègues paraissaient complètement sous ton charme !

— Peut-être parce que j’ai un peu plus d’allure que la plupart des épouses présentes ce soir ! Et puis, vous les profs, vous aimez tellement cabotiner ! Il suffit de vous écouter pour vous plaire.

Jacques hocha la tête.

— C’est vrai que nous ressemblons à une troupe d’acteurs de seconde zone.

— Son public, voilà ce qui va manquer au père Rouaut ! Je l’ai bien senti quand il me racontait ses débuts. Tu savais, toi, qu’il avait commencé comme prof en Algérie ?

Jacques se mit à rire.

— Evidemment ! Tu dois être la seule à l’ignorer encore ! J’aime bien Rouaut mais je te jure que je suis content de ne plus avoir à subir ses éternels rabâchages.

— Daniel Markale, c’est le niveau au-dessus !

— Et comment !… Je vous ai vus bavarder tous les deux.

— Oui, on a parlé peinture, archéologie et surtout champignons ! Il m’a dit qu’il avait trouvé énormément de girolles l’été dernier, sur la lande de Koumoulenn, et d’autres espèces que je ne connais pas. Au cours de la discussion, il a fait allusion à Alan et Hanna Gweradur… Je tombais des nues. J’ignorais qu’ils se connaissaient.

— Ma pauvre amie ! Il faudrait vraiment sortir plus souvent ! On va finir par croire que je te séquestre…

— Ça c’est le cadet de mes soucis ! fit Enora en se penchant sur son bol de thé et en humant le parfum qui montait avec la vapeur.

Puis elle se mit à boire à petites gorgées. Après la douche, ce thé brûlant achevait de la réchauffer.

— J’ai remarqué un groupe de jeunes assez excentriques. Ils enseignent à Kereven eux aussi ?

— Oui, mais ne te fie pas aux apparences, ça bosse bien dans leurs classes.

— Qui est la jeune femme qui paraissait être le point de mire ?

— Je ne vois pas…

— Mais si ! Celle qui trimballait toute une quincaillerie à ses oreilles.

— Ah oui ! Barbara Perez, la prof d’espagnol.

— Voilà pourquoi elle se croit obligée de se faire une tête de gitane !

Enora eut un rire de gorge puis se versa un second bol de thé.

— Je n’ai pas vu Marie Dénès.

— Elle s’est excusée.

— Mmm…. Elle ne doit pas apprécier ce genre de mondanités, elle non plus. Dis-moi… Est-ce que le prof de français de Coralie était là ?

— Manuel Duarté ?… Il me semble l’avoir aperçu de loin.

— Coralie travaille remarquablement bien avec lui !

— Ah oui ? Pourtant, il est assez antipathique… et très peu sociable. Il y a un plus d’un an qu’il est à Kereven mais je ne crois pas qu’il s’y soit fait beaucoup d’amis. C’est un type bizarre. Ça m’étonne qu’il ait fait une apparition à cette réception. Il serait plutôt du genre à rester terré chez lui.

Enora hocha la tête puis reprit :

— Il y en a un par contre qu’on ne peut pas taxer de misanthrope, c’est le prof d’anglais ! Coralie ne l’aime pas du tout, je me demande pourquoi ?…

— Le Quintrec… Un beau parleur. Il n’y a que deux ou trois ans qu’il enseigne dans notre lycée et il doit lui aussi approcher de la retraite.

— Hé ! On dirait que ton école attire tous les types en fin de carrière !

— C’est vrai et ça s’explique facilement. Notre région est idéale pour y passer sa retraite. De plus, Kereven est un établissement de tout repos, il ne s’y passe jamais rien !

*

Dehors, le vent qui s’était levé envoya une rafale de pluie contre les vitres.

— Tu n’as pas fermé les volets ? demanda Enora.

— Non… Juste tiré les rideaux.

— C’est bon, je vais le faire.

— Il est tard… Crois-tu que ce soit vraiment nécessaire ? grommela Jacques tout en sachant qu’Enora n’irait pas se coucher sans avoir accompli ce rite quotidien.

Cette précaution renouvelée chaque soir l’agaçait prodigieusement. En effet, la vallée du Trieux bien que sauvage et boisée, était un endroit tranquille où aucun incident désagréable ne se produisait jamais. Les fermes et les moulins, désertés par leurs anciens propriétaires, avaient été rachetés et rénovés par des citadins qui, pour la plupart, en avaient fait leur résidence principale. Les parents de Jacques Noac’h avaient acquis la ferme fortifiée de Mag Mor à la fin des années soixante. Ils avaient effectué les restaurations de première urgence et comptaient les poursuivre durant leur retraite. Mais ils étaient morts avant d’avoir pu réaliser leur projet. Quand Jacques en avait hérité, la maison était saine ; les murs, la toiture, les portes et les fenêtres en bon état. Le talus qui la séparait de la rivière la protégeait des inondations périodiques. Si l’on en croyait l’inscription gravée au fronton de la porte, Mag Mor datait de 1726. Mais au cadastre, Jacques avait découvert que les fondations et probablement toute la partie ouest du rez-de-chaussée étaient bien antérieures au XVIIIe siècle. Il s’était promis de poursuivre ses recherches mais des préoccupations d’un autre ordre avaient relégué cette idée au second plan. C’est à cette époque qu’il avait rencontré Enora Siberg. Des amis, propriétaires d’une galerie d’art sur la côte, lui avaient présenté cette jeune aquarelliste dont ils vendaient les œuvres aux touristes. A la fin de l’été, comme elle cherchait à se loger, Jacques lui avait proposé de s’installer à Mag Mor, lui-même habitant en ville un petit appartement situé à cinq minutes du lycée. La vieille ferme était habitable à condition de ne pas se montrer trop exigeant question confort. Enora avait accepté et emménagé avec Coralie, son bébé de deux ans.

Quelques mois plus tard, Jacques et elle tombaient amoureux l’un de l’autre. Au printemps suivant, ils décidaient de vivre ensemble.

De nouvelles rénovations furent entreprises. Enora dut endurer le bruit, la poussière, les allées et venues des ouvriers alors qu’elle travaillait à l’illustration de son premier bouquin. Elle avait tant galéré pour obtenir ce contrat qu’il n’était pas question de laisser quoi que ce soit perturber son travail. Elle résolut le problème en se retranchant sous les combles. Elle y installa son matériel de graphiste, un réchaud, un matelas, un coin jeu pour Coralie, quelques valises contenant du linge ainsi que deux radiateurs électriques. Derrière un rideau fixé à une poutre, une table de toilette, un broc et une cuvette tenaient lieu de salle de bains. C’est là, dans ce vaste grenier, que Jacques Noac’h la rejoignait chaque soir.

« A cette époque, j’avais le droit d’y monter, songea-t-il amèrement. Elle n’en avait pas encore fait une citadelle interdite !… »

Enora, qui avait fini de boire son thé, rinçait son bol dans l’évier.

— Je ferme tout et je vais me coucher, je suis morte de fatigue.

Jacques acquiesça d’un signe de tête. Il entendit à intervalles réguliers le claquement des volets puis le pas d’Enora dans l’escalier. Il avala un autre verre de Perrier. L’alcool qu’il avait ingurgité l’avait assoiffé. Ensuite, il s’affala dans un fauteuil de la salle et se mit à feuilleter distraitement une revue pédagogique.

Dehors, la tempête forcissait. La forêt, massive et hurlante, semblait prendre la maison d’assaut. Mais Mag Mor ne craignait rien. Cette certitude mêlée à la sourde angoisse que suscitait le déchaînement du vent, faisait naître en Jacques un sentiment de plénitude et de plaisir qu’il goûtait sans pouvoir se l’expliquer.

Il savait que demain ou le jour suivant, quand viendrait l’accalmie, le silence serait comme une coupe de cristal où résonnerait haut et clair le moindre petit bruit.

Plus Jacques vivait dans cette forêt, plus il en appréciait la force et la présence.

Enora aimait ça, elle aussi. Elle le lui avait dit maintes et maintes fois. Sa sensibilité d’artiste paraissait en tirer une sève qui transparaissait dans ses œuvres comme si, traversant les murs de Mag Mor, les tiges, les vrilles, les hampes et les racines, resurgissaient, minuscules et opiniâtres, sur la page blanche de ses cahiers, sur son papier à dessin, sur les murs chaulés de la maison.

Non, ce n’était pas la forêt qui angoissait Enora, se répéta Jacques en regardant les fresques qui décoraient la salle. Du sol au plafond, une multitude de plantes y étaient peintes. Cette prolifération végétale, élégante et diabolique, qui prenait à la gorge tous ceux qui venaient à Mag Mor pour la première fois, avait commencé par le lierre qu’Enora avait peint pour habiller la porte. Puis la plante avait grandi et débordé sur le chambranle et la cloison.

A Jacques qui trouvait ça beau, Enora avait demandé la permission de continuer. C’était tout au début de son séjour, alors qu’elle pensait ne rester à Mag Mor que quelques mois et qu’elle n’avait pas les moyens d’en acquitter la location.

— Ce sera une compensation, avait-elle proposé de sa voix hésitante. Une façon de régler ce que je vous dois…

Il avait accepté tout en précisant qu’elle ne devait surtout pas considérer cela comme une obligation.

— Oh non ! Ça me plaît beaucoup. J’ai appris la technique de la fresque à Rome au cours de mes études mais je n’ai jamais eu l’occasion de la mettre en pratique. Les murs de Mag Mor sont une véritable aubaine pour moi !

Ainsi, au cours de ses visites, Jacques Noac’h avait eu la surprise de découvrir un genévrier, une bruyère, une camarine noire, un fusain aux capsules carmin et orange, une mauve, une grande ciguë dont les ombelles rayonnaient à côté de la cheminée. Et enfin celle qui était restée sa préférée, une clématite vigne blanche qui, grimpant entre les deux fenêtres, semblait s’enrouler comme une liane velue et plumeuse, autour de la poutre principale du plafond.

Puis l’invasion s’était poursuivie.

Un jour, il avait trouvé Enora juchée sur un escabeau au bout du couloir, en train d’achever un cornouiller sanguin.

— Il n’y a plus d’espace sur les murs de la salle alors j’ai pensé… Je me suis dit que je pourrais commencer quelque chose ici.

Elle avait eu un petit rire gêné puis était descendue de son perchoir pour examiner l’ensemble de son travail. Elle avait traité le fond du couloir en trompe-l’œil avec, derrière le cornouiller, une clarté jaune et bleue qui donnait l’illusion d’une clairière toute proche.

— Ça vous plaît ?

— Enormément. J’aime beaucoup l’effet de perspective que cela donne au couloir.

— Mmm… J’utilise rarement ce procédé mais en l’occurrence il convient parfaitement. Bon… Il ne me reste plus qu’à ranger mon matériel.

— Enora !…

Elle s’était retournée. Dans sa salopette tachée et ses vieilles tennis blanches, avec ses cheveux noués en queue de cheval, elle avait l’air d’une arpète. Une arpète à la fois délurée et naïve, hardie et sans défense… Et Jacques n’avait jamais pu oublier l’élan brutal qui l’avait alors poussé vers elle. « Je la veux !… Tout de suite… Toujours… Pour moi seul…»

Cette exigence avait été si absolue que pour la satisfaire, il n’avait pas hésité à bouleverser tout ce qui jusqu’alors avait réglé sa vie.

Les années s’étaient écoulées. Les plantes avaient envahi tout le rez-de-chaussée à tel point que Jacques avait parfois l’impression que les murs se mettaient à vibrer comme si une légère brise passait dans ce foisonnement végétal. Et les soirs d’été, lorsque les fenêtres étaient ouvertes et que montaient de la rivière des senteurs humides et des réminiscences d’orage, il lui arrivait de se croire sous une tonnelle ou dans une grotte de verdure.

*

— Et ton atelier, tu l’as décoré comme le reste de la maison ? lui avait-il demandé quelque temps auparavant.

— Oh non ! Pas du tout !

— Est-ce que je ne pourrais pas y monter de nouveau ?… On a passé de si bons moments ensemble là-haut…

Elle l’avait dévisagé, stupéfaite :

— Jacques ! Ne me dis pas que tu regrettes le matelas et le réchaud de camping !

— Non, c’est pas ça… mais j’aimerais de temps en temps venir te tenir compagnie, voir tes illustrations quand tu es en train d’y travailler. Ça fait partie de ta vie… et donc aussi de la mienne.

— Il n’en est pas question !

— Pourquoi ?… Tu m’as dit que tu t’étais mise à peindre à l’huile, il y a un bon bout de temps déjà… Et je n’ai jamais vu un seul de tes tableaux ! Je ne comprends pas…

— Il n’y a rien à comprendre !

Puis, se plantant devant lui :

— Tu m’as donné ta parole, Jacques. Les combles sont à moi, et à moi seule. Ne profite jamais de mon absence pour y monter, je ne te le pardonnerais pas… De toute façon, pour le moment côté peinture, je suis en panne. Je n’arrive plus à rien. Je ne sais pas à quoi ça tient… Probablement à la tension que Coralie fait régner dans cette maison. Ça me perturbe beaucoup…

Jacques soupira. C’est vrai que l’adolescente traversait une mauvaise passe. Toujours en train de râler, de ruer dans les brancards, d’agresser sa mère. Puis il croisa ses mains derrière sa nuque et s’étira longuement. Les années n’avaient pas non plus rendu le caractère d’Enora plus facile. Ses manies, ses phobies, sa tendance à se replier sur elle-même devenaient de plus en plus pénibles à supporter.

Il sentit sa gorge se nouer. Sa femme lui échappait. Elle échappait à ses enfants. Elle échappait à cette maison dont elle avait tatoué les murs comme si peindre toutes ces plantes n’avait été qu’une tentative désespérée pour s’enraciner dans la réalité.

Jacques soupira à nouveau puis décida d’aller se coucher. Il n’avait pas envie de rejoindre Enora. Il éteignit et gagna son bureau où il avait un divan. Demain serait un autre jour. Un jour où les choses lui paraîtraient peut-être moins sombres.

* * *

Sylvain Raynaud rangea son marteau et son chasse-pointe dans la boîte à outils et recula de quelques pas. Oui, ça pouvait aller… Le lambris en pin des Landes qu’il avait posé sur les murs réglerait définitivement le problème des moisissures et du salpêtre dont aucun crépi ne venait à bout. Il fallait reconnaître que cette chambre avait pris une tout autre allure. Le bois couleur de miel et l’odeur de résine lui donnaient un petit air nordique qui ne manquait pas de charme. Restait maintenant à poncer le vieux parquet et à décaper les portes des placards que l’ancien propriétaire avait recouvertes de peinture vert pomme…

Depuis deux ans que les Raynaud avaient acquis Ti Men, Sylvain avait passé une partie de son temps à rendre à cette maison sa beauté première. Bricoler lui plaisait bien, à condition de ne pas exagérer ! Quand il en aurait terminé avec cette pièce, il ne faudrait plus lui parler menuiserie pendant un bon moment…

Tout en ramassant ses outils, Sylvain observait le jour qui se levait sur la vallée du Trieux. La pluie avait cessé. Un vent de nord commençait à disperser les nuages. Cet après-midi, il ferait beau. Il irait se promener. L’automne était une saison qu’il aimait à cause des couleurs de la nature mais aussi peut-être parce que les brumes, la fraîcheur de l’air et la rosée qui ruisselait chaque matin, charriaient une menace diffuse, un vague sentiment d’urgence. Il fallait préparer la traversée de l’hiver. Sylvain se mit à rire. La traversée… Il ne cesserait donc jamais de penser comme un marin ! Le soin qu’il prenait de la maison, du chauffage, des congélateurs pleins à ras bords, était le même que celui qu’il apportait aux navires qu’il avait commandés durant plus de vingt ans.

— Ce n’est pas nécessaire. Nous ne vivons pas coupés du monde… lui répétait Lucie.

Mais on ne se défait pas comme ça de ses vieilles habitudes ! Autour de lui, tout devait être nickel et fonctionner au quart de tour ! Cependant, ce n’était pas la seule raison. S’il rénovait toutes les pièces de Ti Men, c’était aussi parce qu’il espérait voir arriver plus souvent ses deux filles et ses petits-enfants.

— C’est un équipage que tu veux autour de toi ? lui avait lancé Lucie, sarcastique. A ton aise ! Seulement, si tu veux jouer au pacha, ne compte pas sur moi comme bosco ni comme cuistot !

Cela ne l’avait pas vraiment étonné. Lorsqu’il avait pris sa retraite, sa femme avait tout de suite mis les choses au point. Pas question pour elle d’abandonner les multiples activités qui jalonnaient ses journées et grâce auxquelles elle avait supporté les absences prolongées de son mari. A lui maintenant de s’adapter !

Après avoir balayé les copeaux et la sciure qui recouvraient le plancher, Sylvain se mit à la fenêtre. Un peu en aval, il apercevait le pont qui franchissait le Trieux. Au-delà, la vallée s’élargissait puis la rivière atteignait le domaine maritime. Sous l’influence de la marée, son aspect changeait. Elle serpentait entre deux vasières et devenait peu à peu un large estuaire où Lucie passait de longues heures à observer et filmer les oiseaux.

Les voisins les plus proches des Raynaud étaient les Noac’h. Pour se rendre chez eux, il suffisait de traverser le pont et de remonter la vallée sur quelques centaines de mètres. Dès leur installation à Ti Men, Sylvain avait sympathisé avec Jacques. Par contre, il trouvait Enora peu communicative et assez bizarre… Il s’était interrogé à son sujet jusqu’au jour où il avait appris qu’elle était graphiste et que c’était elle qui avait peint les fresques qui décoraient Mag Mor. Une artiste ! Voilà qui expliquait tout ! Mais lorsqu’il avait voulu lui parler peinture et la complimenter pour son œuvre, elle avait haussé les épaules et changé de sujet.

Lucie avait, elle aussi, fait les frais de cette froideur. A plusieurs reprises, elle avait essayé d’associer Enora à quelques-unes de ses nombreuses occupations. Sans le moindre succès. La jeune femme avait opposé un refus poli mais sans appel à toute tentative d’embrigadement. Elle n’avait même pas accepté les plants de géraniums qu’un jour Lucie s’était hasardée à lui apporter.

— Je ne connais absolument rien à l’horticulture… Vous avez dû le constater, les alentours de Mag Mor sont en friches. Il n’y a même pas de fleurs en pots sur la terrasse ! Nous demandons juste à un agriculteur de venir faucher la prairie deux fois par an, sinon nous laissons faire la nature. Je regrette mais le jardinage ne m’intéresse pas du tout !

*

— Et pas seulement le jardinage ! avait décrété Lucie en rentrant chez elle, ulcérée, son panier plein de boutures à la main. Sa maison est mal tenue. L’éducation de ses gosses, une vraie catastrophe ! Les jumeaux sont des sauvages, Coralie une pimbêche… En dehors de son métier, on se demande ce qu’Enora sait faire ? Même en cuisine, elle n’a pas l’air de connaître grand’chose. Quand on est invités chez eux, c’est toujours Jacques qui se charge de tout !

Sylvain avait été obligé d’en convenir. Malgré tout, il aimait bien Enora. Peut-être justement parce qu’elle tenait à distance ceux qu’elle était obligée de côtoyer. Lui qui subissait à longueur de journées l’énergie débordante de Lucie, trouvait cette réserve extrêmement reposante.

Saisissant sa boîte à outils, il s’apprêta à regagner le rez-de-chaussée. Depuis un moment, il entendait des voix enfantines et des portes qui claquaient. Les jumeaux étaient réveillés et devaient être en train de déjeuner. Jetant un dernier coup d’œil par la fenêtre, il aperçut le break de Jacques qui avançait en cahotant de l’autre côté de la rivière.

*

— Alors les gosses, ça s’est bien passé ? demanda Jacques, un petit garçon assis sur chacun de ses genoux.

— Oui ! Oui ! hurlèrent les deux gamins.

Leur père interrogea Lucie du regard.

— Oui, rassure-toi. Ils n’apprécient pas trop ma cuisine mais à part ça, c’est allé.

— J’ai mangé trois tartines à mon petit déjeuner, protesta Tanguy outré.

— Oui mon chéri, seulement tu n’as pas touché aux céréales !

— Ils ne se sont pas grattés ? demanda encore Jacques car les jumeaux venaient d’avoir la varicelle.

— Je leur ai passé une lotion que le pharmacien m’avait vendue l’an dernier pour mon petit-fils. J’en ai noté le nom sur un bout de papier. Enora devrait se la procurer, c’est très efficace.

Jacques la remercia puis donna l’ordre à ses fils d’aller s’habiller.

— Je m’en charge, dit Lucie en entraînant avec elle les deux bambins récalcitrants.

*

— C’est étonnant combien ils se ressemblent peu, fit Sylvain.

— Ce sont de faux jumeaux.

— Il paraît que c’est héréditaire.

— Oui, je sais. Après leur naissance, j’ai fait quelques recherches mais je n’ai trouvé aucun cas de gémellité dans ma famille.

— Ça viendrait du côté d’Enora ?

— Je l’ignore, elle ne m’en a jamais parlé.

Sylvain hocha la tête puis reprit :

— Tanguy tient plutôt de Coralie avec ses cheveux marron et ses yeux noirs tandis qu’Antoine ressemble beaucoup à Enora. Pour ce qui est du caractère, c’est nettement Tanguy qui mène la barque !

— C’est vrai qu’il est dominateur. Mais crois-moi, il n’a pas toujours gain de cause, loin de là. Antoine est obstiné et diplomate, il roule souvent son frère dans la farine sans que celui-ci ne s’en aperçoive.

— Ah bon… Je n’avais pas remarqué.

— Tu as dû observer que quand l’occasion se présente, c’est toujours Tanguy qui tient tête à Lucie.

— Exact.

— Pourtant ils sont deux à récolter les fruits de la controverse !

Les deux hommes se mirent à rire.

— C’est pour ne pas avoir mes deux lascars dans les pattes que tu t’es levé tôt ce matin ?

— Pas seulement… C’est à ce moment-là que je suis le plus tranquille pour travailler. J’ai presque terminé la chambre d’amis.

— Bravo ! Et ensuite, qu’est-ce que tu comptes faire ? Entreprendre un autre chantier ?

— Ça non ! Je suis saturé ! Et pour un bon moment… Je vais plutôt me mettre à des travaux d’écriture.

Jacques haussa les sourcils, étonné.

— Ce ne sera pas mon coup d’essai, poursuivit Sylvain. Il m’est déjà arrivé de publier des articles dans la revue de notre corporation. Dernièrement, je suis tombé sur le rédacteur en chef. Il m’a proposé de reprendre la plume. Les souvenirs, les anecdotes… Il paraît que les lecteurs adorent ça. Alors j’ai accepté. Cela m’occupera parce que cet hiver, je dois m’attendre à vivre en célibataire. Lucie m’a annoncé qu’elle projetait un voyage à Madagascar. Figure-toi qu’elle s’est prise de passion pour une espèce de singes en voie de disparition qui ne vit que là-bas…

— Les lémuriens ?

— C’est ça ! Elle veut aller les observer et les filmer. Elle compte être absente près de deux mois.

— Ah ! Si je pouvais convaincre Enora de faire de temps à autre un petit voyage, ça lui ferait le plus grand bien ! dit Jacques. Elle qui aime tant les beaux-arts, ne connaît aucun des grands musées européens.

— Hein ?… Ce n’est pourtant pas difficile ! Toutes les agences de voyages proposent des forfaits intéressants pour ce genre de visites.

— Elle ne veut pas en entendre parler.

— A cause des enfants ?

— Non, je ne crois pas.

— Parce que si c’est la raison, tu sais que vous pouvez toujours compter sur nous.

— Merci, vous êtes si gentils… Non, ce n’est pas ça… Vois-tu, Enora n’a jamais été facile à comprendre. Mais ces derniers temps, la vie avec elle devient parfois franchement éprouvante.

— Tous les couples traversent des passages à vide. Jacques soupira.

— Je n’ai rien à reprocher à ma femme. Elle ne sort pas. Elle ne me trompe pas. Elle ne dépense pas mon fric. Elle n’exige rien… D’accord, ce n’est pas une femme d’intérieur hors pair mais je m’en fous. Seulement… seulement elle vit comme une assiégée. Je ne sais pas ce qu’elle craint. J’ignore même si elle craint réellement quelque chose…

— Elle est déprimée ?

Jacques haussa les épaules :

— Peut-être… En fait, je n’en sais rien.

— Ça ne s’est pas bien passé hier soir ? demanda encore Sylvain.

— Au contraire ! Elle a fait un véritable effort. Bien fringuée, bien maquillée, aimable… Rien à redire. C’est plutôt moi qui… En fait, j’ai trop picolé.

— Ce sont des choses qui arrivent, répondit Sylvain en rigolant. Tu as su trouver ton lit tout de même ?

— Ouais… Arrivé à Mag Mor, j’étais dessoûlé.

— Enora est fâchée ?

— Va savoir !… J’ai dormi dans mon bureau. Ce matin, comme j’avais mal au crâne, j’ai pris de l’aspirine et je suis allé faire du jogging. Ensuite, je suis venu directement ici.

— Je vois… Eh bien, je crois que maintenant une tasse de café corsé ne te ferait pas de mal.

Tandis que Sylvain s’affairait dans la cuisine, Lucie réapparut tenant les jumeaux par la main. Elle avait dû leur faire prendre une douche car ils avaient les joues rouges et les cheveux mouillés. Les enfants se tortillèrent pour lui échapper.

— Papa ! Papa ! On rentre à la maison ?

— Dans un moment, je vais d’abord boire mon jus.

— Dis, papa, elle est où Cora ?

— Chez Hanna.

— On ira la chercher avec le break ?

— Non, Hanna et Alan la ramèneront pour déjeuner.

— Dis… on s’en va maintenant… j’ai l’ennui de mon nounours.

Jacques caressa les cheveux d’Antoine qui se mit à sucer son pouce. Lucie le toisa en fronçant les sourcils. « Quelle emmerdeuse », se dit Jacques soudain pressé d’échapper à son regard toujours critique.

— Il y a un bout de temps que nous n’avons pas vu Coralie, fit alors Sylvain. Comment va-t-elle ?

— C’est une chipie ! claironna Tanguy. Elle a l’âge bœuf, tout le monde le dit, et moi je…

Lucie lança au garçonnet un coup d’œil glacial et celui-ci, la bouche ouverte, ravala la suite de sa phrase.

Satisfaite, elle poursuivit tout sourire :

— Je l’aperçois parfois sur son vélo quand elle rentre à Mag Mor. Dites-lui de s’arrêter à Ti Men, ça nous fera plaisir.

— Je n’y manquerai pas, répondit Jacques.

Puis, se levant :

— Allons les enfants, nous partons !… N’oubliez pas de dire au revoir et merci ! leur cria-t-il alors que les jumeaux s’élançaient vers le break sans se soucier des Raynaud qui leur faisaient signe du seuil de leur porte.

*

— Sylvain, tu vas encore prétendre que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, fit Lucie alors que la voiture s’éloignait. Ces deux gamins sont vraiment très polissons. Il suffirait pourtant d’un peu de fermeté pour en faire des enfants bien élevés !

— Peut-être. Mais je ne pense pas que ce soit là la principale préoccupation des Noac’h.

— Jacques ne demande que ça ! Evidemment, Enora c’est autre chose… Mais qui peut savoir ce que pense et désire réellement cette femme ?…

* * *

Alan Gweradur enfila des socques par-dessus ses chaussons de feutre. C’étaient de grosses socques noires et vernies qu’il avait achetées un jour dans un port de pêche. Elles lui donnaient une démarche pesante. Une allure de vieux, prétendait Hanna. Mais il s’en moquait, selon lui il n’existait rien de plus pratique pour entrer et sortir de la maison sans avoir à changer à tout bout de champ de chaussures.

Sur le pas de la porte, il plissa les paupières, ébloui. Après tant de jours de crachin et de pluie, il avait l’impression que ses yeux s’étaient définitivement accoutumés à la grisaille et ne supportaient plus l’éclat du soleil. Il bâilla puis les mains dans les poches, il se dirigea vers le potager. Les intempéries avaient retardé les travaux d’automne et la terre était si détrempée qu’il ne pouvait rien entreprendre pour le moment.

Le jardin, la basse-cour, les travaux d’entretien de la maison… Alan considérait cela comme sa contribution aux tâches ménagères. Hanna s’occupait du reste.

Ses yeux s’habituant à la luminosité ambiante, il renversa la tête et respira avec délice l’odeur de feuilles mortes qui montait de la terre. Puis il s’étira encore…

A cause du mauvais temps, il était resté enfermé chez lui, passant le plus clair de ses journées à transcrire pour la flûte, la harpe et le violon, les mélodies de musique celtique qu’il avait collectées lors des fest noz de l’été.

Pas simple de faire entrer dans l’écriture classique les fluctuations de leurs rythmes ! Un plinn mais surtout deux gavottes lui avaient donné un mal de chien. Il avait fini par y parvenir et il se réjouissait maintenant de les faire écouter à Hanna et à ses amis musiciens. Plus Alan y travaillait, plus il découvrait combien le fond musical de ce pays était riche et il se disait qu’arrivé au terme de sa vie, il trouverait encore des thèmes ou des ornements originaux qu’il pourrait noter dans ses cahiers. Et il jugeait cela tout à fait réconfortant…

Lorsque quatre ans auparavant, Alan avait été licencié pour raison économique, il s’était d’abord replié sur lui-même en remâchant sa rancœur. Puis lentement, son côté soixante-huitard avait pris le dessus. Les idées qu’il avait jadis braillées au nez des CRS et mises ensuite sous le boisseau durant sa vie active, n’étaient pas mortes… Puisque à cinquante ans les circonstances l’y obligeaient, il allait les mettre en pratique !

En quelques jours, l’idéaliste qu’il se targuait d’avoir été refit surface. Refusant catégoriquement d’être recyclé, délocalisé, réinséré, Alan Gweradur, ingénieur informaticien, avait tourné le dos à l’ANPE, jeté aux orties attaché-case et CV, et troqué le complet veston pour un jean, un gros pull et des socques.

Pour Hanna aussi ce changement de vie tombait à point. Après les problèmes qu’elle avait eus à l’hôpital où elle travaillait, soigner de jeunes enfants lui était désormais interdit. Trop de souffrances, trop de tentations… et une récidive toujours possible.

Au départ, les Gweradur avaient d’abord pensé s’installer sur la côte mais ils avaient vite déchanté. Les propriétés à vendre étaient toutes hors de portée de leur bourse. Ils avaient alors sillonné l’arrière-pays et découvert le bassin du Trieux, l’estuaire qui s’enfonçait comme un fjord à l’intérieur des terres puis la vallée proprement dite. Mais là aussi leur projet avait failli tourner court. Toutes les maisons qui leur plaisaient étaient déjà occupées, soit par des retraités, soit par des gens travaillant à Guingamp, la ville la plus proche.

C’est presque par hasard qu’ils avaient découvert Coat Min, la dernière propriété sur la liste que leur avait fournie l’agence immobilière… Il y avait de la brume, leur 4x4 cahotait sur une route de plus en plus défoncée. Au fur et à mesure qu’ils la remontait, la vallée du Trieux devenait plus sauvage, plus désolée. Hanna était d’une humeur maussade, fatiguée par les démarches infructueuses et la précarité de leur situation. Ils allaient renoncer lorsqu’ils avaient repéré les murs de la maison à travers le sous-bois.

— Jamais je ne viendrai m’enterrer dans un trou pareil ! avait aussitôt décrété Hanna.

Alan ne se sentait guère enthousiaste lui non plus. Il avait regardé les ifs géants auxquels s’accrochait le brouillard, les arbres dénudés par l’hiver… Mais aussi la clairière bien dégagée au milieu de laquelle se dressait la maison, la prairie pentue qui l’entourait… Ce qui signifiait que la lumière et le soleil ne manquaient pas et que l’eau ne stagnait jamais au pied des bâtiments. Puis il constata l’excellent état de la toiture, l’orientation plein sud de la façade principale…

Mais Hanna continuait à secouer la tête en regardant la rivière qui coulait en contrebas, et sans laquelle la vallée aurait été plongée dans un silence mortel.

— Allons visiter l’intérieur, dit Alan en sortant de sa poche les clés que lui avait remises l’agent immobilier… Les murs sont sains, le carrelage en bon état.

— C’est vrai… et ça ne sent pas l’humidité, admit Hanna.

Ils ouvrirent les volets, montèrent à l’étage puis sous les combles. Partout l’air était sec, presque tiède. Ils redescendirent l’escalier d’un pas léger, se mirent à parler plus fort puis à rire. Cette fois l’espoir semblait permis.

— Regarde, dit Alan en étalant une carte routière sur le sol, si Coat Min nous a paru terriblement éloigné, c’est parce que nous y sommes arrivés en faisant un immense détour ! A deux ou trois kilomètres d’ici il y a un embranchement qui donne sur la départementale. De là, la route est directe jusqu’à Guingamp. En fait, je te parie qu’on peut s’y rendre en vingt minutes.

Hanna qui se déridait chaque instant davantage, promena son doigt sur la carte.

— Je pense que la région offre des possibilités pour une infirmière. A condition d’être itinérante…

— Oh ! Tu envisagerais donc d’exercer comme infirmière à domicile ?

— Exactement ! Ça fait un moment que cette idée me trotte dans la tête…

— Ce n’est pas risqué, financièrement parlant ?

— Il faudrait que je me renseigne auprès des médecins généralistes. En attendant, regarde la carte ! Coat Min est entouré d’une quantité de hameaux et de maisons isolées. De plus, comme nous avons pu le constater, beaucoup de retraités se sont établis par ici. Et ça, c’est une excellente clientèle potentielle.

*

Coat Min avait tenu ses promesses.

Les projets d’Hanna s’étaient concrétisés avec une facilité déconcertante. En quelques mois, elle s’était fait une clientèle qui suffisait à occuper ses journées, parfois même ses nuits. Alan quant à lui, après avoir potassé quantité de bouquins, s’était lancé dans le bricolage, le jardinage, l’élevage de la volaille, des lapins et de quelques chèvres. Il consacrait le reste de son temps à sa passion de toujours, la musicologie, avec un intérêt particulier pour les musiques traditionnelles irlandaise et bretonne. Il possédait un grand nombre d’instruments, jouait de certains, et sa collection d’enregistrements était impressionnante. Les dimensions spacieuses de Coat Min et son isolement lui permettaient d’écouter de la musique, d’enregistrer, d’arranger, à toute heure du jour et de la nuit sans crainte d’importuner ses voisins.

*

Après avoir nourri ses animaux, Alan jeta un coup d’œil à sa montre. Neuf heures… Hanna et Coralie n’allaient pas tarder à se lever. Ensuite elles papoteraient en prenant leur petit déjeuner. Elles s’entendaient bien toutes les deux. Lui-même avait trouvé la jeune fille moins agaçante qu’à Mag Mor où elle s’ingéniait à prendre le contre-pied de tout ce que disait sa mère. Hier soir, il avait fait de la musique avec elle. Elle jouait assez bien de la flûte à bec et n’avait pas trop peiné en déchiffrant les morceaux qu’il lui avait proposés. Ensuite, ils avaient fait une partie de cartes avec Hanna.

Alan s’étira. Le soleil de novembre parvenait presque à lui réchauffer le dos. Il rit dans sa barbe. C’était irrésistible…. Hanna reconduirait Coralie à Mag Mor où on la retiendrait à déjeuner. Quant à lui, il avait très envie d’aller jusqu’à la lande de Koumoulenn voir s’il y avait encore quelques champignons. Il se tâta… C’était loin, il faudrait emporter de quoi boire et manger.

A cet instant, un léger vent passa dans les ifs qui se dressaient noirs et sévères au bord de la prairie. Ah ! Ceux-là, il les avait assez vus ! Il avait besoin de changer de décor ! Et puis quoi !… Une trentaine de kilomètres à vélo, c’était une balade pour un homme aussi entraîné que lui ! Sa décision prise, il gagna le cellier, attrapa son sac à dos, y mit une pomme, du pain, une boîte de sardines et deux canettes de bière. Puis il enfourcha son VTT et disparut dans le chemin creux.

* * *

Dans la grande salle de Mag Mor, Enora feuilletait un manuscrit dactylographié tout en observant à la dérobée l’auteur assis en face d’elle. Beau mec, entre vingt-cinq et trente ans, baraqué et chevelu… il attendait, apparemment indifférent, le verdict qu’elle n’allait pas tarder à rendre. Pourtant, il devait savoir que l’avenir de son bouquin ne dépendait que d’elle ! Berthier s’était montré catégorique.

— Je n’éditerai ces contes que si vous vous chargez de leur illustration. Si ça ne vous intéresse pas, je renverrai le manuscrit à son auteur. A vous de voir…

La décision n’avait pas été difficile à prendre. A la première lecture, elle avait su qu’elle donnerait son accord. Le style et les sujets lui plaisaient. De plus, Rivages Marins, l’ouvrage de vulgarisation destiné aux enfants sur lequel elle travaillait depuis plusieurs mois était terminé, et elle n’avait pas d’autres projets en vue.

— Est-ce que vous avez apporté un deuxième exemplaire de votre manuscrit ? Ce serait plus facile d’avoir chacun son texte sous les yeux pour en discuter.

Il la regarda et un grand sourire illumina son visage. Puis il sortit une copie de son sac à dos ainsi qu’un stylo et un bloc de papier.

— On s’y met tout de suite ?

*

Après le déjeuner et la sieste des jumeaux, les Noac’h et Hanna Gweradur étaient partis se balader le long du Trieux. Au bout d’un moment, Enora s’était sentie fatiguée.

— Poursuivez la promenade sans moi… Je préfère rentrer.

— Nous remonterons la rivière jusqu’au pont de Zant Erwan et nous reviendrons par l’autre berge.

— C’est ça ! Profitez bien du soleil ! Je vous attends pour goûter.

Elle pénétrait dans la cour de Mag Mor lorsqu’elle avait aperçu un grand type en train d’appuyer son vélo contre le mur du garage. Il s’était retourné et avait dit :

— C’est une belle maison que vous avez là. Tellement… austère.

Puis lui tendant la main :

— Je m’appelle Matthias Mettelring et je viens vous voir à propos de mon manuscrit, Histoires Ensommeillées… Vous l’avez reçu ?

— Oui, Berthier me l’a fait parvenir. Entrez, nous allons en parler.

*

— Est-ce que vous avez vu le film Soleil Trompeur qui est sorti il y a quelque temps ? demanda Matthias.

— Oui et je l’ai trouvé remarquable… Cette datcha, ces personnages si bucoliques, si gais mais qui n’arrivent pas à masquer leur terreur sous-jacente. C’est suranné et angoissé comme une pièce de Tourguéniev…

— Vous vous souvenez de cette petite lumière ronde comme une luciole qui se promène à certains moments à travers l’image ?

— Oui mais je n’en ai pas très bien compris le sens. Matthias passa vigoureusement une main dans son abondante chevelure blonde.

— C’est justement à ça que je veux en venir… Dans le premier de mes contes, il y a une intrusion du même genre, comme un avertissement venu d’ailleurs. Mmm… c’est à la page 18.

— Ah oui ! Il s’agit de ce petit personnage, une sorte de génie, qui intervient de façon un peu inexplicable… Mais dans un conte, tout n’est-il pas permis ?

— Non, justement ! L’irrationnel apporte une dimension supplémentaire au récit, ce n’est surtout pas un blanc-seing autorisant n’importe quoi ! Il faut user du fantastique avec une extrême prudence sinon ce que vous écrivez devient un bric-à-brac où plus personne ne se retrouve. Dans cette perspective….

Enora agita une main.

— Arrêtez ! Tout ça devient trop compliqué pour moi. Je ne suis qu’une graphiste et les subtilités intellectuelles me dépassent très vite.

Il arqua les sourcils.

— Ah bon… Je pensais que ça vous intéressait.

— Pas du tout ! J’aime les textes au premier degré, pas les interprétations qu’on leur en donne. Pour moi, le plaisir esthétique se suffit à lui-même. Alors parlons simplement images, voulez-vous… Nous en étions restés au moment où Pwill, le jeune garçon, assis sur son rocher au milieu de la lande, voit apparaître une sorte de lutin… Si je comprends bien, c’est l’irruption de l’irrationnel dans l’histoire ?