Il court, il court le furêt des Abers - Michèle Corfdir - E-Book

Il court, il court le furêt des Abers E-Book

Michèle Corfdir

0,0

Beschreibung

Une mort suspecte en Bretagne !

C'est décidé. Cela se passerait au bout du promontoire, face à la mer.
Le fauteuil roulant se mettrait à descendre la pente lentement, très lentement. Quand les roues auraient effectué un tour complet, alors le paysage commencerait à basculer.
Il y aurait des grincements et des éclatements, des ressorts qui tressautent, une armature qui se démantèle, et les cris de l'infirme arrimée à son siège par les courroies de maintien. Des cahots brutaux ébranleraient le véhicule.
Tanguant, oscillant, il ne verserait pas mais foncerait au contraire tout droit vers l'à-pic. Il atteindrait le bord du précipice, rebondirait et disparaîtrait dans le vide.
Oui, c'est comme ça que cela se passerait, comme ça que la chose se ferait.

Une enquête intense à suivre entre Brest et les Abers. Les amateurs de folklore breton adoreront.

EXTRAIT

Debout dans l’encoignure d’une porte, face aux halles de la Place Saint-Louis, à Brest, Henri Le Barzic surveillait l’entrée d’une supérette. Cela faisait vingt minutes que la jeune femme qu’il avait prise en chasse, se trouvait à l’intérieur. Il l’avait repérée, le matin même, aux abords de la gare. Sportive, naturelle, un teint de pêche, une démarche dansante, qui traduisaient un bon équilibre et une santé sans problème. Conscient de tout ce que son propre comportement avait d’ambigu, Henri voulait pour partenaires des femmes simples, limpides, qui participeraient au jeu sans se dérober, avec cette spontanéité innée qui pousse à affronter l’obstacle pour le franchir. Ou s’y casser les dents.
La jeune fille qu’il guettait était de celles-là. L’expérience lui soufflait qu’avec elle, il aurait une chance de parvenir à la fin de la partie, plus vite que d’habitude. Il le faudrait car, ce soir, il était attendu à Kergouadal. Et, après deux mois de navigation au long cours, il n’était pas question pour lui de couper à ses obligations familiales.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Soulignons la souplesse d’une narration fluide et maîtrisée. Ce qui donne un suspense vivant, entraînant, captivant. - Claude Le Nocher, Rayon Polar

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

D’origine suisse, enseignante de formation, Prix des Poètes Suisses de langue française, Michèle Corfdir vit et écrit en Côtes-d’Armor. Il court, il court le furêt des Abers est son huitième roman.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 361

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

PROLOGUE

C’est décidé.

Cela se passerait au bout du promontoire,

face à la mer.

Le fauteuil roulant se mettrait à descendre la pente,

lentement, très lentement.

Ce serait comme le début d’un morceau de musique,

quand on cherche ses notes en tapotant sur le clavier.

Un à un, les rayons des roues refléteraient le soleil.

Le bandage caoutchouté épouserait les aspérités du sol,

se comprimerait, s’écraserait.

Un caillou plus gros que les autres

manquerait de tout arrêter.

Mais le poids du véhicule,

allié à l’inclinaison de la pente,

aurait raison de l’obstacle.

Les éclats lumineux s’accéléreraient.

Les notes tâtonnantes deviendraient une mélodie.

Pourtant le paysage ne bougerait pas encore.

La mer serait immensément bleue et vide ;

la ligne d’horizon, tranchée comme au rasoir ;

le ciel, tout aussi bleu, tout aussi vide.

Quand les roues du fauteuil auraient fait un tour complet,

alors seulement le paysage commencerait à basculer.

L’horizon remonterait brusquement.

Les rochers avanceraient, becs et griffes dehors.

Tout en bas, les gencives des écueils,

pleines de bave et de crocs, mâcheraient

la chair ultramarine des vagues.

A partir de là,

la vitesse acquise ne permettrait plus d’atermoiement.

Il y aurait des grincements et des éclatements,

des ressorts qui tressautent,

une armature qui se démantèle,

et les cris de l’infirme arrimée à son siège

par les courroies de maintien.

Des cahots brutaux ébranleraient l’engin.

La structure métallique serait au bord de la dislocation.

Pourtant, le véhicule résisterait.

Tanguant, oscillant, il ne verserait pas mais foncerait,

au contraire, tout droit vers l’à-pic.

Il atteindrait le bord du précipice.

Rebondirait.

Et disparaîtrait dans le vide.

Oui, c’est comme ça que cela se passerait.

Comme ça que la chose se ferait.

I

Vendredi 10 juillet 1998.

Pour Henri Le Barzic, c’était un jeu. Un jeu auquel il gagnait assez souvent pour avoir sans cesse envie de recommencer.

Lorsqu’il était petit, il le pratiquait déjà, à la manière des enfants. Adolescent, il avait décroché. Trop timide, trop introverti pour ça. Plus tard, une fois sorti des errances brumeuses de l’âge ingrat, quand il s’était reconnu dans l’homme qu’il était devenu, il avait repris le jeu là où il l’avait laissé, mais en lui apportant des développements, des perfectionnements qu’un petit garçon aurait été incapable d’imaginer.

Debout dans l’encoignure d’une porte, face aux halles de la Place Saint-Louis, à Brest, Henri Le Barzic surveillait l’entrée d’une supérette. Cela faisait vingt minutes que la jeune femme qu’il avait prise en chasse, se trouvait à l’intérieur. Il l’avait repérée, le matin même, aux abords de la gare. Sportive, naturelle, un teint de pêche, une démarche dansante, qui traduisaient un bon équilibre et une santé sans problème. Conscient de tout ce que son propre comportement avait d’ambigu, Henri voulait pour partenaires des femmes simples, limpides, qui participeraient au jeu sans se dérober, avec cette spontanéité innée qui pousse à affronter l’obstacle pour le franchir. Ou s’y casser les dents.

La jeune fille qu’il guettait était de celles-là. L’expérience lui soufflait qu’avec elle, il aurait une chance de parvenir à la fin de la partie, plus vite que d’habitude. Il le faudrait car, ce soir, il était attendu à Kergouadal. Et, après deux mois de navigation au long cours, il n’était pas question pour lui de couper à ses obligations familiales.

Henri Le Barzic avait débarqué au port de commerce de Brest, la veille, assez tard dans la soirée. Il avait passé le commandement du navire à son successeur et pris un taxi jusqu’à l’appartement de la rue du Château. Comme il s’y attendait, il était désert. Sa femme terminait la tournée de promotion de son dernier bouquin et leur fille, Gwenola, se trouvait déjà en vacances à Kergouadal.

Ce matin, après une bonne nuit de sommeil et des semaines de privation, Henri n’avait pu s’empêcher de lancer le jeu.

Jadis, quand il était gamin, cela se passait généralement en fin d’après-midi, une fois ses devoirs scolaires expédiés. Il prétendait aller jouer au ballon avec des copains. Brest était alors en pleine reconstruction et c’est dans ces rues dont il ne restait souvent que le nom pour rappeler le temps d’avant les bombardements, qu’il avait pris l’habitude de suivre les passants. Il en choisissait un au hasard. Homme, femme, jeune, vieux, peu importe… Et il lui emboîtait le pas.

Qu’est-ce qui le poussait à marcher ainsi à travers la ville en ruine, relié à un inconnu par un fil invisible ?

Quel plaisir y trouvait-il ? Voir sans être vu, épier, deviner ce qui se cachait derrière une simple silhouette… Aujourd’hui, il se disait que c’était là un passetemps bien innocent mais qui contenait, en germe, toute la subtile perversité du jeu auquel, adulte, il s’adonnait.

Pour tromper son impatience, Henri se mit à arpenter le trottoir. L’attente ne serait plus longue maintenant. Qu’elle le veuille ou non, la jeune fille finirait bien par quitter le refuge de la supérette ! Il connaissait d’ailleurs parfaitement la raison pour laquelle elle s’y attardait…

Lorsqu’il avait fait en sorte de se trouver à ses côtés, à un feu rouge de la rue Jean-Jaurès, elle l’avait reconnu. C’était la quatrième rencontre depuis le matin et elle venait de comprendre que ces face-à-face ne devaient rien au hasard. La peur avait alors amorcé son travail de sape. Tout à l’heure, quand elle sortirait, elle commencerait à se comporter de façon irrationnelle. Elle s’agiterait, courrait, tournerait en rond, prise dans la nasse invisible qu’il avait posée pour elle.

A ce stade-là, elle ne pourrait pas reculer. Elle réagirait d’une façon ou d’une autre. Mais, dans tous les cas, il serait gagnant. La technique qu’il avait perfectionnée au cours des ans, ne laissait aucune chance aux femmes sur lesquelles il avait jeté son dévolu.

Henri Le Barzic jeta un nouveau coup d’œil à sa montre et tressaillit. Le temps avait passé beaucoup plus vite qu’il ne le pensait. L’attente ne pouvait se prolonger, il allait être forcé d’interrompre le jeu avant la fin. Dommage ! Vraiment dommage… parce qu’aujourd’hui, il était tombé sur un morceau de choix !

Mais, ce soir, il avait promis à Mam d’être à Kergouadal. Et Mam n’était pas quelqu’un à qui l’on fait faux bond. Même quand on s’appelle Henri Le Barzic, qu’on a cinquante ans et que l’on commande les navires de la Compagnie Générale de Transports Maritimes, la prestigieuse CGTM.

*

Assise dans un wagon du TGV Atlantique, Estelle Caër, de son vrai nom Estelle Le Barzic, tentait de fixer son attention sur l’écran de son ordinateur. Mais sans cesse son regard s’évadait vers la campagne qui défilait derrière la vitre. Dieu sait pourtant si elle connaissait ce paysage, depuis le temps qu’elle effectuait des allers et retours entre Paris et Brest !

« Vous devriez avoir un pied-à-terre dans la capitale, lui répétait Roger Itey son directeur littéraire. Cela vous faciliterait la vie. » Évidemment ! Seulement c’était sans compter la flambée des prix dans l’immobilier, et Henri qui fronçait les sourcils rien qu’à l’idée de la savoir si souvent loin de Brest. Lui pouvait naviguer à l’autre bout du monde et ne rentrer à la maison que tous les deux ou trois mois, c’était dans l’ordre des choses et n’étonnait personne. Mais que sa femme déserte le domicile conjugal, même pour d’honorables raisons professionnelles, voilà qui semblait beaucoup plus difficile à admettre.

« Deux poids, deux mesures, comme toujours… » songea Estelle en s’efforçant de se concentrer sur son écran. Les e-mails qui s’y succédaient étaient d’une affligeante monotonie. La plupart émanaient de lecteurs qui se répandaient en éloges dithyrambiques ou en critiques haineuses, espérant recevoir en retour, un message personnel. Seulement là, ils en étaient pour leurs frais ! Estelle Caër, alléguant le manque de temps et son peu de goût pour le genre épistolaire, ne répondait jamais.

En réalité, elle écrivait trop lentement, trop laborieusement, pour pouvoir se consacrer à autre chose qu’à ses romans. Cela exigeait d’elle un travail de tâcheron, un acharnement d’élève peu doué… ce que personne ne savait car nul ne la voyait jamais écrire. Elle appelait ça, sa pudeur d’artiste. En vérité, elle aurait eu honte de dévoiler les lamentables efforts que nécessitait chacune de ses lignes.

Il en avait été ainsi dès la sortie de son premier roman, Le Chariot de l’Aube, huit ans auparavant. Depuis, il y avait eu quatre autres titres et un succès toujours au rendez-vous. L’écrivain croisa machinalement les doigts car elle savait combien l’engouement des lecteurs était aléatoire. Puis elle serra les dents. De toute façon, quoi qu’il advînt, jamais elle ne reviendrait en arrière, jamais elle ne reprendrait sa vie d’avant. Même si son couple en souffrait. Même si l’avenir donnait raison à Mam qui prétendait que sa renommée était bâtie sur du sable.

Henri refusait de comprendre ça. Durant ses congés, il prétendait avoir besoin de sa femme pour remplir ce qu’il appelait pompeusement, ses obligations sociales : apéros, parties de voile sur la rade, gueuletons qui se prolongeaient… Activités qu’il pouvait parfaitement accomplir sans elle, d’autant que, dragueur comme il l’était, celles-ci lui permettaient des rencontres faciles, dans le milieu qui était le sien. Estelle s’était d’ailleurs laissé dire que les petites bourgeoises brestoises rechignaient rarement à se faire courtiser par lui. Quant à elle, elle n’était pas jalouse.

Le seul domaine où Henri marquait des points, était l’éducation de Gwenola. Estelle reconnaissait que leur fille aurait eu besoin d’une mère plus présente. Elle tâchait d’organiser sa vie le moins mal possible tout en sachant que ce n’était pas suffisant. Baby-sitters, voisines et amies compréhensives, séjours à Kergouadal, présence de sa belle-sœur Annaïg qui palliait de son mieux l’absence des parents… la fillette n’était pas à plaindre, loin de là ! Et si, parfois, on lui faisait mener une vie un peu désordonnée, Estelle se disait que cela lui forgeait le caractère et développait sa faculté d’adaptation.

« Le plus dur est derrière, songea-t-elle alors que le TGV entrait en gare de Rennes. La petite enfance est passée et la situation ne peut que s’améliorer. Débrouillarde comme elle l’est, Gwen va se prendre en charge et gérera bientôt ses problèmes sans notre aide. En fin de compte, je suis sûre qu’elle nous sera reconnaissante de l’éducation que nous lui aurons donnée. »

Après quelques minutes d’arrêt, le train repartit. Il restait encore presque deux heures avant d’arriver à Brest. Là, Estelle ferait un saut à l’appartement afin de prendre ce dont elle aurait besoin pour un bref séjour à Kergouadal. Puis il lui faudrait une demi-heure de route pour rejoindre la propriété familiale, située aux environs de la Pointe de Corsen. Un profond soupir lui échappa. Dire qu’Henri osait l’accuser d’intransigeance alors qu’elle s’apprêtait à supporter Mam plusieurs jours d’affilée !

— Je ne comprends pas pourquoi tu te fais tant prier, lui avait-il lancé au moment de l’invitation. Tu as toujours adoré Kergouadal. Tu disais même que tu en ferais volontiers notre résidence principale…

— Oui, mais c’était en d’autres temps et en d’autres circonstances !

— Ne me dis pas que tu n’aimes plus la propriété, je ne te croirais pas.

— Non, l’endroit est trop beau pour ça. Seulement, Kergouadal ne sera jamais à moi, alors j’ai tiré un trait dessus.

— J’en hériterai.

— Justement !

— Que veux-tu dire ?

— Rien, laisse tomber…

Il l’avait saisie par le coude.

— Explique-toi !

— Mon pauvre ami, il n’y a rien à expliquer. Comment veux-tu que j’envisage de vivre à Kergouadal, seule avec toi ? Ce serait insupportable, tu le sais très bien.

— Je suis souvent absent, ce serait comme si la maison t’appartenait. Tu y ferais ce que tu voudrais.

« Et lui, que voulait-il exactement ? », se demanda Estelle, le menton dans la main et le coude sur le rebord de la fenêtre. Pris entre les arrivées et les départs, la navigation et les congés. Un pied à terre et l’autre à bord… Ici, ailleurs, toujours en partance. Délesté des contraintes ordinaires, des soucis quotidiens. Insaisissable somme toute, avec des zones d’ombre que nul ne perçait, et des plages de liberté auxquelles lui seul avait accès.

Elle secoua la tête. « Tout ça est bel et bon mais, en attendant, il m’a bien piégée avec sa semaine de vacances en famille, à Kergouadal ! Je me suis laissé faire, sans même savoir ce qu’il avait vraiment derrière la tête. »

Comme le train ralentissait, elle aperçut, sur le chemin longeant la voie, une fillette qui courait derrière un chien. Elle pensa aussitôt à Gwenola et un violent désir de l’embrasser la saisit. Après tout, que lui importaient Henri, sa mère, sa sœur et tous les autres ! Seule sa fille comptait. Et dans quelques heures, elle pourrait la serrer dans ses bras.

*

— Tiens ! Une revenante… s’exclama Noëlle Jagu en se précipitant vers la silhouette qui se profilait dans l’encadrement de la porte. Je me demandais si tu finirais par donner de tes nouvelles…

Elle déposa au coin du comptoir, la pile de livres qu’elle avait dans les mains et poursuivit :

— J’ai essayé de t’appeler sur ton portable mais, apparemment, ça ne captait pas.

— J’ai laissé la batterie se décharger.

— Toujours aussi distraite, hein !

Solenn Mercier l’admit volontiers et les deux jeunes amies s’embrassèrent.

— Alors raconte !… Comment ça se passe dans ton désert ? s’enquit la libraire. Tu t’y plais au moins ?

— Désert, c’est beaucoup dire. Mais je reconnais que c’est assez isolé.

— La ville ne te manque pas ?

— Pas encore… Il faut dire que Kergouadal est un endroit magnifique. Si tu voyais le parc, la maison et surtout le bord de mer !

— Attends que le temps tourne à la pluie… Je ne te donne pas trois jours pour plier bagage !

— Impossible. J’ai signé un contrat. Je ne serai de retour à Brest qu’à la fin des vacances scolaires. J’ai besoin de l’argent que je gagne là-bas parce que je ne compte pas arrêter mes études, moi !

Elles échangèrent un sourire de connivence. A la fin de la première année qu’elles avaient passée ensemble en fac de sciences, Noëlle avait hérité d’un local commercial, dans le quartier de Recouvrance. Elle s’en était entichée et avait décidé de le transformer en librairie. Après beaucoup de sueur, de poussière et de fatigue, “La Petite Tournée” avait ouvert ses portes. Les bénéfices étaient encore maigres mais Noëlle ne se décourageait pas, elle était sûre que la courbe de fréquentation ne tarderait pas à grimper.

Solenn ne partageait pas son optimisme.

Comment son amie espérait-elle concurrencer les grandes librairies de la ville, dans une boutique si exiguë que les moindres recoins, rayons, vitrines et tréteaux, croulaient sous les livres empilés les uns sur les autres ?

— Alors, raconte ! répéta la libraire d’un air gourmand. Et d’abord, comment se fait-il que tu sois à Brest aujourd’hui ?

— Le vendredi est mon jour de congé. J’ai quartier libre de neuf à dix-neuf heures.

— C’est tout ? Tes employeurs ne sont pas généreux.

Solenn refréna un geste d’impatience.

— Le boulot que j’ai trouvé cette année me convient parfaitement. Nourrie, logée, blanchie et un salaire correct… le tout dans un cadre splendide. J’aurais tort de me plaindre.

— Et tes patrons ?

— Je garde mes distances. La vieille dame est autoritaire et irascible mais j’essaie de ne la rencontrer qu’aux repas.

— C’est elle qui t’a engagée ?

— Oui, à la demande de son fils qui navigue au commerce.

— Elle vit seule ?

— Non, avec sa fille, une célibataire d’une quarantaine d’années, très gentille mais peu liante.

— Et la gamine dont tu t’occupes ?

— Oh ! elle, c’est un sacré phénomène ! Sa grand-mère m’avait prévenue mais…

A cet instant, le grelot de la porte tinta et un client entra dans la boutique. Comme il paraissait perdu face à l’amoncellement de la marchandise, Noëlle alla lui proposer ses services. Solenn en profita pour se choisir une demi-douzaine de romans en format de poche ainsi qu’un livre sur les oiseaux de mer. Mieux valait avoir sous la main de quoi occuper ses soirées, si le temps tournait au vilain. Elle feuilleta ensuite quelques ouvrages sur l’histoire et les sites du pays des Abers puis se plongea dans un bouquin consacré aux petits maîtres bretons du XIXe siècle. Elle n’en aimait pas vraiment le style et se dit que, même si elle en avait les moyens, jamais elle n’accrocherait ce genre de tableaux chez elle.

Puis elle haussa les épaules. De toute façon, la question ne se posait pas. Fin septembre, elle réintégrerait son neuf mètres carrés, à la cité universitaire de Lanrédec. Et toute l’année, elle vivrait grâce à la bourse d’étude que lui allouerait l’État et à ce qu’elle aurait gagné durant l’été, en servant de gouvernante à une gamine de onze ans et demi dont les parents, accaparés par leurs obligations professionnelles, prétendaient ne pas venir à bout.

Solenn remit l’ouvrage d’art à sa place et constata que d’autres clients se pressaient maintenant devant les étagères.

Elle jeta un coup d’œil impatient à sa montre. Elle avait rendez-vous chez son dentiste à seize heures trente. Si elle ne voulait pas être en retard, elle ne pouvait attendre davantage. Elle repasserait à “La Petite Tournée” tout à l’heure car elle voulait absolument parler à Noëlle de ce qui lui était arrivé aujourd’hui. Rien de vraiment grave, mais suffisamment bizarre et inquiétant pour qu’elle ait envie de s’en ouvrir à son amie.

*

« Rappelle-toi Barbara

Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là

Et toi tu marchais souriante

Épanouie, ravie… »

Annaïg Le Barzic fredonnait la chanson de Kosma et Prévert, assise dans le sable de Poulpic, la crique où elle avait l’habitude de descendre se baigner quand il faisait beau. L’endroit, situé à proximité de l’anse de Ruscumunoc, était difficile d’accès. On ne pouvait l’atteindre que par un sentier escarpé à travers les rochers, ou par la mer.

En été, de rares touristes y venaient en bateau. Il y avait aussi quelques randonneurs qui la découvraient par hasard. Mais ce n’était jamais la cohue et, début juillet, Annaïg était sûre d’avoir la petite plage pour elle toute seule.

« Rappelle-toi Barbara

Toi que je ne connaissais pas

Toi qui ne me connaissais pas… »

Quelle nostalgie dans cette chanson… Tant de chagrin et de désenchantement en si peu de mots ! Annaïg avait l’impression de la connaître depuis toujours, peut-être parce qu’on y parlait de Brest, la ville où elle était née et où elle avait habité dans son enfance. Peut-être aussi parce qu’en classe, on leur avait fait étudier ce poème. Le seul qu’elle ait jamais vraiment compris et aimé. Aujourd’hui, elle était passée de mode. On ne l’entendait jamais à la radio. Les vers de Prévert ne touchaient plus personne. Sauf, peut-être, les quadragénaires en mal d’amour qui attendent un homme, sur une plage déserte…

Annaïg enfonça ses doigts de pied dans le sable gris ocré auquel se mêlaient de minuscules fragments de coquillages. Dans sa tête, la chanson continua à tourner comme sur un disque rayé. Énervée, elle se leva, secoua sa serviette, tendit l’oreille et scruta la pointe rocheuse où le canot aurait dû apparaître. Rien…

Ces rencontres à la sauvette finissaient par la déprimer. Les amours clandestines ne sont excitantes qu’un temps, et les fruits défendus n’ont de saveur que pour les bouches très jeunes.

Cela faisait presque deux ans que Yoann Colin et elle s’aimaient en secret, au fond de criques isolées ou dans des chambres d’hôtel. A leur âge, c’était puéril et humiliant.

Ça ne pouvait plus durer, il fallait prendre une décision, se répétait Annaïg en arpentant le rivage, de l’eau aux chevilles. Placée devant le fait accompli, Mam s’inclinerait. Jamais elle n’oserait mettre ses menaces à exécution. Pourtant, la connaissant, elle savait que ce genre de pari était risqué et que Yoann aurait beaucoup à perdre si Mam se fâchait vraiment.

« Rappelle-toi Barbara,

Il pleuvait sans cesse sur Brest… »

Des éclaboussures mouillèrent le bas de son bermuda. Elle avait laissé son maillot dans son sac parce qu’elle était à peu près sûre que Yoann n’aurait pas envie de se baigner. « Encore faudrait-il qu’il arrive, » maugréa-t-elle en consultant sa montre. Une demi-heure qu’elle était là, à se morfondre, avec ce sable qui lui irritait la plante des pieds et cette rengaine dont elle ne parvenait pas à se débarrasser…

— Ho !

Le cri se répercuta contre les parois rocheuses. Annaïg se retourna. Debout à l’arrière de son canot, Yoann Colin godillait vigoureusement. En le regardant approcher, elle ravala aussitôt sa mauvaise humeur. C’était toujours pareil. Quand elle le retrouvait, elle envoyait au diable tout ce qui aurait risqué de gâcher leur rencontre.

— Je ne t’ai pas entendu arriver ! cria-t-elle alors que l’embarcation se dirigeait droit vers elle.

Lorsque celle-ci ne fut plus qu’à quelques mètres, Yoann la laissa glisser sur son erre puis, enjambant la lisse, il se retrouva lui aussi les pieds dans l’eau. Il stoppa le bateau des deux mains, se tourna vers Annaïg, la saisit contre lui et l’embrassa à pleine bouche.

*

— On se revoit quand ?

Assis sur la serviette de bain, Yoann regardait la mer. C’était le moment de lui parler, songea Annaïg, allongée à ses côtés. Il était détendu, content. Ensemble, ils avaient joué à la bête à deux dos dans un recoin des rochers. Tranquillement, furieusement. Puis ils avaient plané entre ciel et mer, dans le silence bleu des oiseaux et des poissons.

— Alors Nini ! Tu ne réponds pas ?

C’était une manie chez lui de l’appeler ainsi. Elle lui avait pourtant dit qu’elle n’aimait pas ça mais, comme d’habitude, il n’en faisait qu’à sa tête.

— Je n’en sais rien, marmonna-t-elle.

— Oh ! Qu’est-ce qu’il y a Nini ? Tu n’es pas de bon poil ? Tu n’as pas eu de plaisir ? fit-il en lui caressant distraitement le genou.

— Si… bien sûr que si ! Seulement je pensais que le moment était venu de prendre une décision.

— Quelle décision ?

Son sourire enjôleur avait disparu et il fronçait les sourcils, signe qu’il savait parfaitement de quoi elle voulait parler.

— J’en ai assez de ces rencontres secrètes. Cette situation ne peut plus durer

— On en a déjà discuté… sans jamais trouver de solution. Ta mère nous empoisonne la vie, que veux-tu que je te dise de plus ? Je ne peux rien faire, je lui dois trop de pognon. Quant à toi, ma pauvre fille, tu n’as pas plus de caractère qu’une limande. Dès qu’elle élève la voix, tu trembles dans ta culotte !

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne nous as jamais vues ensemble.

— Tu m’en racontes suffisamment pour que je l’imagine.

Un sourire revint sur le visage de Yoann.

— Bon ! Que veux-tu que nous décidions ? Vas-y, parle !

Annaïg comprit que, s’il se montrait soudain aussi conciliant, c’est qu’il savait pertinemment que ni le lieu ni le moment ne convenaient à une discussion sérieuse.

— Allez, ma biche, qu’est-ce qui te gêne dans notre liaison ? L’absence de confort, la clandestinité ?… Moi je trouve ça plutôt excitant. Mais il est vrai que ce qui me plaît, rebute généralement les autres. Je suis hors norme. Jamais nous ne formerons un couple ordinaire. Il faut en prendre ton parti.

Tous les arguments qu’Annaïg avait accumulés furent balayés par ce ton sans réplique. Yoann ne lèverait pas le petit doigt pour faire évoluer la situation dans le sens où elle le désirait. Le fait de devoir de l’argent à Mam n’en était pas la seule raison. Cet homme ne voulait pas s’encombrer d’une épouse, encore moins d’une famille. Il avait son bateau, sa maison, ses coins de pêche, ses copains… et elle, Annaïg Le Barzic, qu’il baisait avec plaisir chaque fois que l’occasion se présentait.

— La seule chose qui pourrait me faire changer d’avis, dit-il, et encore ce n’est pas sûr, serait que ta mère passe l’arme à gauche. L’unique façon pour elle de cesser d’emmerder le monde !

— Dis donc ! Tu as été bien content de la trouver quand tu avais besoin d’argent pour acheter le Stivel, et que les banques ne voulaient pas t’accorder de crédit !

— Oh ! Oh ! Voilà ma petite poulette qui défend sa basse-cour ! Tu sais que tu me plais quand tu te dresses comme ça sur tes ergots !

— Ça va, Yoann ! Ma mère est ce qu’elle est, et moi je déteste les hypocrites.

— Moi aussi, fit-il en redevenant sérieux. Je t’aime comme tu es, Annaïg. Ne change pas et surtout, n’essaie pas de tout chambouler autour de toi. Ça ne mènerait qu’à un désastre. Ton conformisme te va bien, il fait partie de ton charme. C’est un exotisme tout à fait particulier… Et pour moi, l’exotisme a toujours eu quelque chose d’irrésistible. Alors, dis-moi, on se revoit quand ?

*

Étienne Bréhant retira son sac à dos et le déposa à ses pieds puis il s’assit sur un rocher en se massant les épaules. Cela faisait plusieurs heures qu’il marchait sur le sentier côtier et malgré la beauté du panorama, il commençait à en avoir assez. Son barda de campeur pesait lourd, il faisait chaud et, en contrebas, le bleu profond de la mer éveillait en lui de furieuses envies de baignade.

Le jeune homme sortit une gourde de son sac et but le fond d’eau qui restait. Puis il déplia sa carte IGN et localisa l’endroit où il se trouvait. Derrière lui, la Pointe de Corsen, plus loin devant, le phare de Trézien. Kergouadal devait être caché par le promontoire qu’il voyait, en face de lui, à l’autre extrémité de la baie. C’était là qu’il avait prévu d’arriver, en début de soirée.

Restait maintenant à savoir si on l’autoriserait à planter sa tente dans le parc…

Il ne se faisait pas trop de soucis pour ça. Bien que lointains, des liens de parenté existaient entre sa famille maternelle et les Le Barzic, et il était persuadé que le mot écrit par sa grand-mère lui servirait de sésame. Il rangea sa gourde dans son sac et en sortit une paire de jumelles. Il suivit le vol de quelques goélands, identifia une sterne arctique puis un groupe d’huîtriers-pies. Un petit bateau de pêche travaillait sur un haut-fond. Des yachts tiraient des bords plus au large. Étienne conclut alors qu’il avait bien choisi son lieu de vacances.

Pourtant, ce n’étaient ni la beauté du paysage ni les sports nautiques qui l’avaient amené ici. Le vrai motif était plus intéressé. Il désirait rencontrer l’écrivain Estelle Caër et lui soumettre le roman qu’il venait d’achever et dont il transportait le manuscrit au fond de son sac. Si elle acceptait d’y jeter un coup d’œil, il pourrait certainement compter sur un appui de sa part. Un petit coup de pouce, quelques recommandations… Étienne était convaincu qu’il n’en fallait pas davantage pour lui ouvrir les portes de quelques grandes maisons d’édition parisiennes. Et à partir de là, tout espoir était permis…

Le jeune homme reprit ses jumelles et les braqua au-delà de la baie, sur le promontoire rocheux qui dominait la mer. L’endroit était escarpé, couvert d’épineux et de bruyères. Il allait abaisser ses lunettes afin d’observer la grève lorsqu’un éclat lumineux accrocha son regard. Un reflet du soleil sur du métal… Il affina le réglage mais n’aperçut personne. Il n’identifia pas non plus l’objet qui brillait, probablement un vélo ou une mobylette.

Étienne regarda à nouveau la surface de l’eau. Le bateau de pêche taillait sa route vers le large. Les yachts s’étaient éloignés, portés par une brise de terre qui forcissait au fur et à mesure que l’heure avançait. Puis il rangea la carte et les jumelles, tira la visière de sa casquette sur ses yeux et se remit en marche.

II

A peine rentrée chez elle, Estelle Le Barzic constata qu’Henri était, lui aussi, de retour. Il l’avait appelée sur son portable, plusieurs jours auparavant, pour l’informer que son navire faisait route sur Brest et qu’il débarquerait, dès le bateau à quai.

Depuis, elle était sans nouvelle mais ne s’inquiétait pas. Le temps où Henri et elle se téléphonaient juste pour entendre le son de leurs voix, où ils se murmuraient des mots juste pour aiguiser l’envie qu’ils avaient l’un de l’autre, était passé depuis longtemps. Aujourd’hui, ils ne s’appelaient que s’ils avaient quelque chose de précis à se communiquer.

Estelle fit rapidement le tour de l’appartement. Seuls les stores du salon étaient levés et la porte-fenêtre du balcon entrouverte. Les autres pièces étaient plongées dans une pénombre étouffante. Comme d’habitude, Henri avait laissé traîner ses affaires partout. « Il se croit encore à bord, avec un larbin pour ranger derrière lui. » Elle poussa un soupir puis résolut de ne pas s’énerver car elle savait cela inutile. Elle prendrait sa douche sans prêter attention à l’attirail de rasage et aux produits de toilette qui encombreraient la tablette et les bords du lavabo. Puis elle irait se changer et préparer son bagage. Lorsqu’elle aurait terminé, elle donnerait un coup de fil à la femme de ménage et lui demanderait de passer pour remettre l’appartement en état.

Estelle sortit de sa cabine de douche rafraîchie et d’humeur plus sereine. Les choses de la vie avaient retrouvé leur juste place. Henri ne possédait pas que des mauvais côtés, le séjour à Kergouadal ne serait pas forcément aussi désagréable qu’elle le craignait. Gwen apporterait de l’animation et de l’inattendu dans le cercle si fermé de la famille Le Barzic. Un sourire éclaira son visage. Cela faisait presque un mois qu’elle n’avait vu sa fille. Dès le lendemain, elle rattraperait le temps perdu. Baignades, vélo, promenades, excursions…

Se penchant sur son miroir, Estelle se maquilla avec soin et coiffa en chignon la masse de ses cheveux noirs. Ensuite, elle prépara sa valise. Des vêtements de sport uniquement, aucune mondanité n’était prévue. S’il y avait quelques invitations, ce serait à l’apéro. C’était là une façon si facile de recevoir des amis ou des voisins. Quelques bouteilles, des amuse-gueule et le tour était joué. Évidemment, ce genre de réception déplairait à Mam. Mais on se passerait de sa permission. D’ailleurs, rien ne l’obligerait à y prendre part. Elle pourrait se retirer dans la partie de la maison qu’elle s’était réservée. Grâce au ciel, Kergouadal était assez vaste pour que chacun y ait ses aises !

Estelle hésitait sur les chaussures à emporter lorsque le téléphone sonna à l’autre bout de l’appartement.

— Allô !

— Bonjour ! Armand Robert, journaliste et chroniqueur littéraire à France-Culture. Puis-je parler à Estelle Caër, je vous prie ?

— C’est moi.

— Ah ! Très bien… Je viens de terminer Neige des Îles, votre dernier roman, et je l’ai trouvé remarquable.

Estelle qui avait l’habitude de ce genre d’entrée en matière et savait qu’elle ne signifiait strictement rien, le remercia et attendit la suite.

— J’aurais aimé pouvoir m’entretenir avec vous, dans le cadre de mon émission bihebdomadaire Laissez-moi vous dire… Seriez-vous, sur le principe, d’accord pour m’accorder une interview ?

— Oui, naturellement.

— Dans ce cas, peut-être pourrions-nous d’ores et déjà prendre date…

— Heu… c’est que…

— Excusez-moi si je suis un peu abrupt dans mon propos mais j’ai un agenda très chargé.

— Je vois. Seulement nous sommes en début de vacances et je viens d’achever une tournée de dédicaces de plusieurs semaines. Mes obligations familiales…

— Évidemment, je comprends. Écoutez, je crois savoir que vous habitez le Finistère-Nord…

— C’est exact.

— Je dois passer une semaine en Cornouaille, mi-juillet. Nous pourrions profiter de cette opportunité pour nous rencontrer…

— Oui, ce serait tout à fait faisable… Puis-je savoir comment vous procédez habituellement ? Vos interviews sont-elles improvisées ou préparées ?

— Préparées, et avec soin. J’ai des collaborateurs qui me fournissent tous les renseignements dont j’ai besoin sur le parcours de celui que j’interroge. Une fois la documentation réunie, j’établis le plan de l’émission et prévois les questions qui me semblent les plus pertinentes sur la personnalité invitée, sa formation, ses activités…

— Et sur son œuvre, j’espère, l’interrompit Estelle. C’est tout de même là le plus important.

— Bien sûr. Seulement ce n’est pas forcément ce qui intéresse les auditeurs au premier chef. Pour être franc, je dois vous prévenir que l’entretien portera essentiellement sur votre personne : votre cadre de vie, social et familial, vos contacts avec le milieu littéraire, vos réussites, vos échecs et, surtout, vos débuts.

— Oh !

— Vous n’imaginez pas à quel point les gens sont curieux de connaître ce qui a pu pousser quelqu’un à écrire, composer ou peindre… Comment il s’y est pris, quelles ont été ses difficultés. Voilà pourquoi je privilégie beaucoup la première œuvre de mon invité.

— Qui est rarement la meilleure !

— D’accord, mais c’est un moment stratégique dans la vie de tout créateur.

— C’est vrai, en effet…

— Savez-vous qu’en fouinant un peu, poursuivit Armand Robert, on découvre souvent qu’à ce stade, il s’est passé de drôles de choses… une cuisine pas toujours très nette.

— Oui… et alors ?

— Il paraît que Rockefeller aurait un jour déclaré aux journalistes qui l’interrogeaient, qu’il acceptait de répondre à toutes leurs questions, hormis une seule : la façon dont il avait acquis son premier million.

— Hum…

— Oseriez-vous me donner la même réponse, à propos de votre premier bouquin ?

— Peut-être.

— Ah ! vous auriez donc, vous aussi, quelque chose à cacher ?

Le ton du journaliste était devenu brusquement incisif. Estelle qui commençait à redouter le tour que prenait la conversation, tenta de rompre les chiens.

— Écoutez, je n’ai pas beaucoup de temps. Nous pourrons reprendre cette conversation quand nous nous verrons.

Mais son interlocuteur ne semblait pas prêt à lâcher prise.

— Pour tout vous avouer, mes collaborateurs ont commencé à défricher le terrain à votre sujet. Je connais d’ores et déjà pas mal de choses vous concernant.

— Comme vous y allez ! Je peux très bien refuser de vous rencontrer.

— Bien sûr, seulement songez à la réaction de votre éditeur s’il apprenait que vous avez opposé une fin de non-recevoir à Armand Robert !

— …

— Bon ! Cessons ces enfantillages et revenons aux choses sérieuses… Selon ma documentaliste, il semblerait que pour écrire votre premier bouquin Le Chariot de l’Aube, vous vous seriez inspirée d’une œuvre publiée à la fin des années 50 et totalement tombée dans l’oubli depuis.

— Quoi ? Qu’est-ce que vous me chantez là ? Accusez-moi de plagiat pendant que vous y êtes !

— Hé ! C’est un peu ça, je le reconnais.

— Eh bien ! Vous ne manquez pas d’air ! s’étrangla Estelle.

— J’ai de quoi étayer mes propos.

— J’aimerais bien voir ça !

— Ne vous énervez pas et dites-moi si je me trompe. Est-il exact que vous avez écrit Le Chariot de l’Aube à Kergouadal, la propriété que votre famille possède près de la Pointe de Corsen ?

— En effet. J’ai passé huit mois là-bas, à rédiger la première mouture.

— Une première mouture qui ressemblait beaucoup à la version définitive.

— Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?

— J’ai mes sources.

— On peut savoir lesquelles ?

— J’ai été contacté par un de vos proches. Cette personne, apparemment très bien renseignée, se dit prête à me fournir la preuve de ses allégations.

— Oh !

— Hé oui… Seulement, comme je suis quelqu’un d’intellectuellement honnête, j’ai préféré vous parler de cette question avant de l’aborder tout à trac, face au micro. Cela vous laisse le temps de trouver une parade ou une explication. L’accusation est grave et pourrait vous causer un préjudice considérable, ce qui n’est pas le but de mon émission. De toute façon, si vous êtes clean, vous vous disculperez facilement.

— Pas sûr, répondit Estelle en s’efforçant de raffermir sa voix. Les accusations gratuites sont souvent les plus difficiles à réfuter. Si vous me donniez le nom de votre informateur, cela m’aiderait à y voir plus clair.

— Ça, chère Madame, c’est un peu trop demander !

Estelle boucla sa valise, la rage au ventre. Une rage doublée du remords de n’avoir pas détruit l’ensemble de ses notes, après avoir terminé la rédaction de son premier roman. Comment avait-elle pu se montrer à ce point négligente ? Mais aussi, comment prévoir que Mam irait fureter dans son bureau et ferait le rapprochement entre Le Chariot de l’Aube et le roman écrit par un illustre inconnu, quarante ans auparavant ?

« La garce a osé fouiner dans mes affaires… par curiosité, méchanceté et pour tromper l’ennui qui la taraude. Ah ! Quel plaisir elle a dû prendre en découvrant mes fiches et les emprunts que j’ai faits ! Peut-être même a-t-elle retrouvé l’exemplaire de… de… Bon Dieu ! Quel était le titre de ce foutu bouquin ? Je ne m’en souviens même plus. » Aujourd’hui, Estelle ne parvenait pas à comprendre pourquoi elle avait dû s’appuyer sur une œuvrette aussi médiocre pour pouvoir démarrer puis rédiger son premier roman. Cela ne lui était plus jamais arrivé depuis. Mais le fait était là et si, jusqu’à maintenant, elle avait cru être la seule à le savoir, il apparaissait qu’elle s’était trompée ! Mam était au courant et bien décidée à divulguer son secret.

C’était un retour de bâton auquel Estelle ne s’attendait pas mais qu’elle pouvait encore contrer. Mam voulait compromettre sa carrière et ternir sa réputation ? Qu’à cela ne tienne ! Elle était prête à tout pour l’en empêcher. S’il le fallait, elle agirait sans délai et sans le moindre état d’âme.

*

Solenn Mercier quitta l’immeuble de son dentiste, le cœur léger. La séance s’était passée beaucoup mieux qu’elle ne l’avait craint. La dent cariée avait pu être traitée sans anesthésie et il fallait reconnaître que les soins du docteur Duval étaient presque indolores. Pourtant, elle appréhendait terriblement les visites à son cabinet. La stridence de la fraise, sa bouche livrée sans défense aux instruments et surtout, la douleur qui, si elle ne se manifestait pas, était néanmoins là, prête à vous cisailler le crâne…

Solenn respira à fond et regarda le ciel où voguaient quelques petits nuages inoffensifs. Puis elle s’engagea dans la rue Saint-Exupéry et prit la direction de la “Petite Tournée”. Il fallait vraiment qu’elle parle à Noëlle de ce qui lui était arrivé ce matin.

Si elle avait eu affaire à un ivrogne, un clodo ou un marginal, elle n’y aurait pas attaché d’importance. Le cas échéant, elle serait allée se plaindre au premier gendarme venu. Mais le type présentait bien et c’était elle qui aurait risqué de passer pour une cinglée !

En arrivant à la hauteur de la librairie, la jeune fille aperçut une demi-douzaine de personnes qui se pressaient entre les rayonnages. C’était peine perdue. Elle aurait d’ailleurs dû s’en douter. La fin de l’après-midi est toujours une heure d’affluence. Elle haussa les épaules et décida de regagner le parking de la gare, où elle avait laissé sa voiture.

Elle traversait le pont de Recouvrance lorsque son portable sonna au fond de son sac.

— Mademoiselle Mercier ! Ici Marie-Louise Le Barzic. Je vous appelle pour savoir si vous allez finir par rentrer. Ma petite-fille a besoin de vous !

— Oh ! Il lui est arrivé quelque chose ? s’inquiéta Solenn en reconnaissant la voix de sa patronne.

— Non, mais elle s’ennuie, répliqua celle-ci d’un ton acide. J’estime qu’au prix où nous vous payons, vous auriez la correction d’être de retour en fin d’après-midi. Le mot savoir-vivre a-t-il un sens pour vous ?

— Heu… oui, évidemment.

— Eh bien moi, je pense le contraire. J’imaginais avoir confié ma petite-fille à une personne dont la bonne éducation n’était pas en cause. Il semblerait que je me sois trompée.

Les yeux rivés sur les eaux scintillantes de la Penfeld, Solenn n’en croyait pas ses oreilles. Elle savait la vieille dame acariâtre, mais pas à ce point-là ! Une brutale envie d’envoyer cette bourgeoise pleine de fric sur les roses l’envahit. Seulement, elle avait besoin de travailler, un besoin vital… Elle ravala donc sa colère et répondit qu’elle se mettrait en route dès qu’elle aurait rejoint sa voiture.

— Quoi ! Ne me dites pas que vous êtes encore à Brest ! vociféra l’autre au bout du fil.

— Il est dix-huit heures et il faut à peine quarante minutes pour effectuer le trajet. Je ne serai pas en retard.

— Je l’espère pour vous !

— Écoutez ! J’ai signé un contrat d’engagement qui stipule que mon jour de congé se termine à dix-neuf heures. Avant ça, je suis libre de faire ce qu’il me plaît.

Puis, tendant son téléphone vers le flot de voitures qui passaient en grondant sur le pont, elle ajouta :

— D’ailleurs, je vous entends très mal, il est inutile de prolonger cette discussion.

— Pas si vite ! Ce n’est pas la fille d’un manœuvre de l’arsenal qui me dira quand la conversation que je mène est terminée ! Maintenant, écoutez-moi bien ! J’exige que vous soyez de retour avant dix-neuf heures. Le moindre retard et vous êtes virée ! Je n’admettrai aucune excuse. Les candidats ne manqueront pas pour briguer le poste que vous occupez, croyez-moi !

Sur quoi, la communication s’interrompit. La vieille dame avait raccroché.

Le rouge aux joues, Solenn rangea son portable et s’appuya à la rambarde du pont. Au-dessous d’elle, un dragueur de mines remontait lentement la Penfeld, se dirigeant vers les bâtiments de l’arsenal, là où son père travaillait depuis plus de trente ans. Un sans-grade, un sous-fifre, un smicard, mais qu’elle aimait bien parce que c’était un homme honnête et gentil, toujours prêt à rendre service à chacun et à défendre le droit des travailleurs. Son père que cette sorcière pleine aux as osait juger et mépriser !

Solenn sentit les larmes lui monter aux paupières. Ce n’était pas la première fois que la vieille dame se permettait ce genre de réflexion. Il était temps d’y mettre le holà.

« L’humiliation a un prix et je le lui ferai payer. Je ne sais pas encore comment, mais elle n’y coupera pas. »

La jeune fille se moucha, respira un grand coup puis se secoua. Elle avait perdu assez de temps comme ça. A cette heure, surtout un vendredi, la circulation serait dense et, si elle arrivait en retard, elle était sûre que Marie-Louise Le Barzic se ferait un plaisir d’exécuter ses menaces.

*

Annaïg Le Barzic remontait le sentier en soufflant. Au-dessous d’elle, la marée recouvrait peu à peu les cailloux et le sable de la grève.

Tout en grimpant, elle remâchait son amertume. La situation était sans issue et sa vie, une sombre et lugubre impasse. Par pure commodité, elle acceptait une existence morose, aux côtés d’une geôlière féroce à laquelle il n’était pas question de résister.

Pas question, vraiment ? Il suffisait de dire non, de tout lâcher et voir ensuite ce qu’il advenait… Cela ne demandait qu’un peu de courage et de détermination.

Dans l’absolu, tout est facile. Et Annaïg savait parfaitement qu’elle baisserait les bras et ferait marche arrière, dès le premier obstacle.

Elle s’arrêta pour reprendre sa respiration. Le bain l’avait fatiguée… car elle s’était baignée après le départ de Yoann. Non pas qu’elle en ait eu vraiment envie, mais il fallait pouvoir donner le change à Mam, au cas où celle-ci vérifierait. Maillot de bain et serviette mouillés, cheveux humides… Sa mère ne tolérait pas d’être dupée. Elle abominait le mensonge, surtout venant de sa fille.

Annaïg s’était donc trempée dans l’eau à seize degrés de l’Iroise ; elle avait effectué quelques brasses avant d’en ressortir transie. Comme elle avait oublié ses chaussures de plastique, elle avait boitillé sur les cailloux et s’était entaillé l’orteil sur un tesson de bouteille. Mais ce n’était rien. Rien comparé à la fureur de Mam si elle découvrait que le bain n’était qu’un prétexte et que sa fille descendait à Poulpic uniquement pour y rencontrer un homme.

Pourtant, quelles représailles aurait-elle pu exercer à son encontre ? Lui couper les vivres ?… Annaïg pouvait se débrouiller avec ce que lui rapportait son métier de brodeuse. Elle s’était forgé une excellente réputation et les commandes provenant de groupes folkloriques affluaient. La chasser de Kergouadal ?… Âgée et dépendante comme elle l’était, Mam aurait été la première à pâtir de cette mesure.