Double jeu à Étables-sur-Mer - Michel Courat - E-Book

Double jeu à Étables-sur-Mer E-Book

Michel Courat

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Beschreibung

Isabelle et Laure, alléchées par l’odeur d’un scoop gigantesque, se trouvent attirées du côté d’Étables et de Binic. Mais leur reportage va vite se transformer en une course effrénée contre la mort. Vont-elles la gagner ? Pas si sûr. Sortez vos mouchoirs et venez frissonner avec LSD, au rythme d’une enquête exprès. Et haletante.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Amoureux de la Bretagne et du Trégor depuis toujours, il y a exercé comme vétérinaire pendant une quinzaine d’années avant de partir s’occuper de la protection des animaux dans les Cornouailles anglaises pendant neuf ans. De 2008 à 2016, il a travaillé à Bruxelles comme expert en bien-être animal pour une ONG européenne. Même s’il est maintenant en retraite à Locquirec, il apporte son expérience au sein de l’OABA (Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir). Son ouvrage Ça meurt sec à Locquirec en est à son douzième retirage et a été traduit en allemand.

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Couverture

Page de titre

« Le drame des dictatures, c’est qu’elles donnent toute licence aux malades mentaux, aux mégalomanes, aux méchants, aux malhonnêtes gens d’aller jusqu’au bout de leur folie, de leur mégalomanie, de leur méchanceté, de leur malhonnêteté. »

Henri Amouroux Entretien avec Jacques Jaubert

« Quand tu penses qu’il n’y a plus aucun espoir, pense aux homards qui se trouvaient dans l’aquarium du restaurant du Titanic. »

Auteur inconnu, cité par Valérie Sugg, psycho-oncologue et auteure

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Yvette, partie sans prévenir faire des crêpes pour les anges, en laissant orphelins tous ses proches et ses amis.

À Jean-Pierre, qui se sera battu jusqu’au bout, avec un courage et un moral admirables, pour assurer la présidence de l’OABA et défendre le bien-être animal.

REMERCIEMENTS

Amis de la chapelle Notre-Dame-d’Espérance, Binic-Étables-sur-Mer.

Animotopia, Plouigneau et Lannion.

Bar L’Atelier, Binic-Étables-sur-Mer.

BSI Roscoff, en particulier AP.

Café-Bar Chez Tilly, Locquirec.

Capitainerie du port, Binic-Étables-sur-Mer.

Cidrerie Barreau, Binic-Étables-sur-Mer.

Direction générale des douanes et droits indirects.

Gendarmerie de Binic-Étables-sur-Mer.

L’Île aux pirates, Binic-Étables-sur-Mer.

Madame Françoise de Villartay.

Office du tourisme, Binic-Étables-sur-Mer.

Pierre Quistinic, président de la Banque des sérums antivenimeux.

Quai des minéraux, Binic-Étables-sur-Mer.

Service de presse de la Direction générale des douanes et droits indirects.

Terrarium de Kerdanet, Plouagat.

Bambou.

Et… ma bernique.

AVERTISSEMENT

Ce livre se déroule de nos jours, à une date non définie. Le décor en est principalement les villes de Binic et d’Étables-sur-Mer, qui ont fusionné en une seule commune, Binic-Étables-sur-Mer, le 1er mars 2016. Comme l’action pourrait très bien se dérouler avant cette date, je vous laisse le choix de décider, quand vous verrez écrits les noms de Binic ou d’Étables seuls de les remplacer vous-même par le nom officiel de la commune actuelle. Je suis persuadé que les Binicais, les Binicaises, les Tagarins et les Tagarines ne m’en voudront pas.

L’auteur

I

Rien d’étonnant pour ceux qui la connaissent. Laure est en train de boire à la terrasse d’un café. Nous sommes à Binic, Côtes-d’Armor, sur la terrasse de L’Atelier, l’un des bars les plus fréquentés de cette station balnéaire bretonne. Situé quai Jean-Bart, un nom prédestiné pour accueillir estaminets et gens de mer, à quelques mètres du bassin à flot, l’établissement représente le point de rencontre privilégié de tous les plaisanciers résidant ou faisant escale ici. On y vient pour petit-déjeuner ou pour manger tapas, charcuteries ou fromages ; on peut même se faire livrer sur le ponton, devant son bateau… La classe, quoi ! LSD, Laure Saint-Donge de son vrai nom, picole en compagnie d’Isabelle, son amie et complice depuis le début de ses aventures bretonnes. Assis à la table voisine, un peu en retrait, tournant le dos à la rue du Quai, un homme leur parle sans élever la voix, comme s’ils étaient face à face. Jeune, grand, blond comme un blé de juillet, barbe de trois jours impeccablement taillée, il leur tient compagnie sans que personne puisse s’en douter, puisque la terrasse ne fait pas encore le plein. Vêtu d’un débardeur noir extrêmement moulant, le moindre de ses gestes fait ressortir au moins deux carrés de ses tablettes de chocolat abdominales. Spectacle qui fascine intérieurement ses deux interlocutrices, dotées dans leur vie personnelle de partenaires beaucoup moins athlétiques. Doux euphémisme, surtout pour le copain d’Isabelle. Comme les yeux vert bouteille du beau mâle sont autant de lances prometteuses d’un tempérament de feu, Isa et Laure ont quelques difficultés à se concentrer sur le but réel de leur visite dans ce port très prisé de la côte du Goëlo, un des joyaux de la baie de Saint-Brieuc, façade ouest. Laure boit une pinte de bière, bretonne évidemment, Isabelle, un kir, breton évidemment, et Jostein – prononcer Yochetaine –, un grand verre de jus d’orange bio, pas breton. Pas encore en tout cas… dans l’attente du réchauffement climatique. Pourquoi Jostein, me direz-vous ? Tout simplement parce qu’en Norvège, son pays d’origine, c’est un prénom aussi courant que Félicien ou Théophraste chez nous. Quand Laure lui répond, le soleil inonde la terrasse de ce soleil de juin, qui est à la Bretagne ce que le sel est à la mer. Indissociable.

— Le bateau doit arriver quand ? demande-t-elle sans montrer la moindre impatience.

Elle parle d’une voix douce, détachée, comme Jostein, afin que personne d’autre que ses deux compagnons ne puisse l’entendre. La discussion se déroule en anglais puisque Laure ne connaît de la Norvège que ses omelettes et ses saumons.

— D’après notre informateur, il devrait être là aujourd’hui, environ deux heures avant l’ouverture de la porte.

Le jeune homme s’exprime d’une voix grave, modulée d’un accent scandinave au charme indéfinissable.

— Et ils sont combien à bord ? s’enquiert Isabelle – tout excitée face à ce Viking qui n’a aucun mal à lui faire oublier Tanguy, le professeur d’informatique qui lui sert de chaufferette pendant les longues nuits hivernales du côté de Lanvellec.

— À bord, il ne doit y avoir que le skipper et une autre personne. Après leur arrivée ils vont sans doute décharger discrètement de la marchandise. D’après nos informations, ce sont des cigarettes et du tabac de contrebande, sans intérêt pour nous. Après, j’espère qu’ils iront boire un verre et manger un peu… C’est pendant ce temps-là que j’essaierai de monter à bord tandis que vous, vous ferez le guet.

La porte du bassin à flot ouvre aujourd’hui à 21 h 20 et fermera à 23 h 15. On peut donc penser qu’ils arriveront vers 19 h 30, pour avoir une marge de sécurité. Après leur entrée dans le port en eau profonde, ils devraient s’amarrer au ponton réservé aux visiteurs, celui qui longe le quai où nous nous trouvons. Nous avons un zodiac qui patrouille au large de Paimpol ; les collègues à bord doivent me prévenir dès qu’ils les repèrent, puisqu’ils viendront du nord, on en est sûrs. Avec leur radar, ils pourront calculer leur cap et leur vitesse et ils nous enverront dès que possible un texto avec une estimation plus précise de leur heure d’arrivée. Pour la suite, au cas où il se passerait quelque chose d’inattendu, on a un autre bateau, plus grand et plus puissant, en attente au port de Saint-Quay-Portrieux depuis deux jours. Tu vois, on a tout prévu… Mais attention ! Une fois qu’ils seront à quai, il ne faudra plus les quitter des yeux. Ce qui se passera après dépendra de plusieurs facteurs. La cargaison à décharger, il est vraisemblable qu’un complice viendra la chercher presque aussitôt avec un camion ou une fourgonnette. Nous, on s’en fout. Ce qui nous intéresse, c’est ce qu’ils sont venus chercher ici, et à qui ils vont le livrer. C’est là que votre rôle est à définir. Si…

— Du calme, Jostein, du calme. Tu ne vas pas nous donner des instructions détaillées, alors qu’on ne sait pratiquement rien sur les raisons pour lesquelles tu nous as fait venir ! Tu nous appelles il y a deux heures, tu nous dis que tu appartiens à une ONG internationale, dont j’ai déjà oublié le nom…

— WPES.

— Va pour WPES, si tu trouves cela facile à retenir. Tu ne nous as même pas expliqué ce que cela signifiait et en quoi consistait votre action.

— Tu as raison ! WPES, c’est un sigle anglais qui pourrait se traduire par Protection mondiale des espèces menacées. Nous nous occupons de protéger les espèces en voie d’extinction, qu’elles soient végétales ou animales.

— Vaste programme. Mais ne nous emballons pas : tu nous évoques un trafic à très grande échelle, avec la garantie d’un scoop énorme pour nous, tu nous appâtes en affirmant que tu nous as choisies parce que tu sais, par le biais de toutes nos enquêtes, qu’on a une réputation d’intégrité sans faille, et tu nous demandes d’arriver dare-dare à Binic. Quand Isa et moi, par l’odeur du reportage du siècle alléchées, on se précipite, ce n’est pas pour s’entendre balancer : « Nous ne savons rien de vraiment précis ! » Te fous pas de notre gueule, s’il te plaît. Pour quelqu’un qui ignore tout de ces soi-disant trafiquants, tu connais leur horaire d’arrivée, le nom du bateau, le but de leur venue à Binic, et sans doute beaucoup d’autres choses. Si vous avez un bateau qui attend ici déjà depuis deux jours, pourquoi tu ne nous as prévenues qu’au dernier moment ? C’est aberrant ! Si tu te fiches de nous, d’une façon ou d’une autre, je te préviens, on se barre illico, scoop ou pas scoop, c’est clair ?

*

Au large de Guernesey, bien au nord de Binic, à bord du porte-conteneurs battant pavillon philippin, les machines tournent au ralenti. Ordre du commandant. Sur le pont, on s’affaire. Une demi-douzaine de matelots ont entrepris de préparer la mise à l’eau de deux chaloupes, enfin, deux gros zodiacs, aux moteurs hyperpuissants. Sur le pont arrière, les manœuvres vont bon train pour y charger une trentaine de caisses sorties d’un conteneur bien particulier. Il suffira de descendre les deux embarcations avec le palan prévu à cet effet, quand le moment sera venu. Une opération sans difficulté par cette mer aussi calme qu’un moine tibétain ayant avalé cinq comprimés de Valium (ND).

*

Pas de bonne humeur, Laure… Ses yeux lancent des éclairs qui rendraient jaloux Zorro, voire Don Diego, en plein milieu d’un générique de feuilleton télévisé.

— OK ! Je vais vous expliquer tout ce qu’on sait, mais je ne veux pas un mot dans vos reportages sur ce que je vais vous dire. C’est strictement confidentiel. Sans votre parole, je ne vous donne aucune info.

— Jostein ! On ne se connaît que depuis trois quarts d’heure, mais si ton ONG nous a choisies, tu l’as dit et répété, c’est parce que tu as confiance en notre professionnalisme et notre discrétion. Je n’ai jamais trahi une cause que je défendais, et Isabelle non plus. On ne va pas commencer maintenant !

— Je confirme ! ajoute l’animatrice de Plestin FM.

— On a une déontologie très claire, reprend Laure. On ne rendra rien public qui puisse te mettre en danger, toi et tous les membres de ton organisation. Pour le reste, ce doit être liberté, liberté chérie. Forstått* ? Tu m’excuses, mais c’est le seul mot de norvégien que je connaisse.

Trois regards se croisent, se fixent, se testent, avant que la sentence ne tombe, dénuée de réelle surprise.

— Forstått ! Je vous fais confiance. Voici ce que nous savons.

*

— Nous avons affaire à une organisation internationale très puissante qui agit dans l’ombre, mais qui se cache derrière une vitrine officielle très honorable créée récemment, une ONG appelée WOHAP : World Organisation for Human and Animal Protection.

— Autrement dit : Organisation mondiale pour la protection des êtres humains et des animaux. Je connais, autant que je sache, ils font du bon boulot. Et leur but ressemble plutôt au vôtre, non ?

— Absolument. Mais derrière la façade se cachent des activités beaucoup moins vertueuses. Nous avons la certitude que certaines opérations officielles servent de paravents à de grosses magouilles qui ont permis de monter un marché parallèle et d’approvisionner un trafic étendu au monde entier. Un des membres de notre équipe a pu s’infiltrer dans leur siège à Bruxelles, où ils font du lobbying auprès des autorités européennes. Ça leur donne à la fois un surcroît de respectabilité et un accès à des subventions appréciables. Notre collaborateur est passé par hasard devant l’ordinateur resté allumé d’un collègue qui affichait une partie des instructions pour l’opération de ce soir. Il a juste eu le temps de prendre l’écran en photo, avant d’entendre quelqu’un arriver. Donc, on ne connaît que quelques détails, ceux qui concernent Binic, que je vous ai donnés. On a appris aussi le nom de code de l’opération : « E White Market ». EWM, en abrégé.

— « Marché blanc E » ? Cela ne nous avance pas beaucoup…

— C’est mieux que rien. Il aurait été beaucoup trop dangereux pour notre “taupe” d’essayer d’en savoir plus.

— Pour votre collègue, je comprends, mais pour nous ? Tu ne crois pas qu’il est plus que temps de nous dire de quelle magouille il s’agit ? Depuis presque une heure on parle dans le vide, sans savoir quel est l’objet de ce trafic ? Cigarettes… Apparemment, ce n’est pas votre truc. Armes, drogue, fausse monnaie, êtres humains ou quoi d’autre ? On veut savoir où l’on va ! Espèces protégées, tu m’excuses, mais on a besoin de détails.

— Désolé, Laure, je ne te répondrai pas. Je le ferai en temps utile si le besoin s’en fait sentir. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il s’agit d’un marché international, potentiellement très dangereux, et que pour vous, il vaut mieux rester dans le flou pour le moment… Vous saurez tout bien assez tôt.

— Ils ne transportent quand même pas des armes nucléaires ?

Un goéland passe au-dessus de la terrasse. Un ange aussi, car Jostein s’est muré dans le silence. Il reste coi, malgré les questions insistantes des deux jeunes femmes. Qui finissent par abandonner la partie, acceptant, de guerre lasse, cette incertitude. Après tout, partir dans l’inconnu n’est-il pas une des définitions de l’aventure, et aussi d’une certaine forme de journalisme d’investigation ? Quelque part, cela met encore un peu plus de croustillant dans leur escapade binicaise, ce qui n’est pas pour déplaire à LSD. Isabelle, à l’évidence plus réticente, se voit créditée, à titre préventif, d’un bon coup de pied dans le mollet, qui arrête net ses velléités interrogatives. Laure change donc de sujet sans transition aucune, se contentant de lancer un regard incendiaire à sa voisine de table.

— Admettons, reprend-elle, il nous reste une bonne heure à attendre, on pourrait faire un peu de repérage avec toi ?

— Ce n’est pas si simple ! Nous avons affaire à des professionnels, des gens prêts à tout compte tenu des intérêts en jeu. Vous n’imaginez pas l’importance du trafic ! Ils doivent avoir des hommes pour sécuriser les lieux et s’assurer qu’il n’y a ni flics ni douaniers dans le secteur. Ni, plus généralement, de personnes suspectes. On doit rester le plus discrets possible, se fondre dans la foule.

— Tu crois qu’ils peuvent nous avoir déjà repérées ?

— Aucune raison ! Pour l’instant, vous avez juste fait ce que font deux touristes arrivant à Binic pour la première fois. Vous vous êtes garées devant la plage de la Banche, le temps d’admirer le paysage et vous avez traversé la passerelle pour regarder les façades des restaurants sur le quai Jean-Bart, explorer les diverses boutiques et jeter un œil sur les bateaux mouillés dans le port en eau profonde.

— Il y en avait de superbes. J’ai vu des catamarans, de vrais appartements flottants, plus grands encore que le Godrevy de Cat-Coz. Et plein d’autres merveilles, réagit Laure.

— Moi, tu m’excuses, mais les bateaux, depuis l’affaire de Tréguier avec Cat-Coz justement, ça ne me fait pas rêver.

— Désolé, je ne sais pas de quoi vous parlez… En tout cas, l’important c’est qu’ils ne se doutent de rien. Comme on n’est pas assis à la même table, et que je tourne le dos au port, ils ne peuvent pas deviner qu’on discute ensemble actuellement. Maintenant on doit se séparer, et ne plus se revoir avant que je ne vous appelle sur mon portable.

— D’accord ! reconnaît Isabelle, mais revenons à nos moutons, qu’est-ce qu’on est censées faire ? Tu dis que le bateau va s’amarrer au quai derrière toi. Tu en es sûr ?

— Non ! Mais c’est le ponton normalement réservé aux visiteurs, donc ils ne devraient pas vraiment avoir le choix. Par contre, j’ignore l’endroit où ils vont accoster en arrivant dans l’avant-port. Là où ils attendront avant de pouvoir entrer dans le bassin à flot. Ils ne peuvent le faire que quand le niveau de marée est suffisant, c’est-à-dire, pour ce soir, pas avant 21 h 20. Les deux seules choses dont on soit 100 % sûrs, c’est leur destination, Binic, et le nom du bateau : “Tulpenveld*”. Pour accéder au port, il faut contacter la capitainerie sur un canal VHF, le canal 9, et c’est l’agent en poste qui leur donnera des instructions plus précises. Il reste des places libres, je ne vois pas pourquoi ils ne s’amarreraient pas ici, juste derrière moi. De toute façon, je serai branché sur la VHF, j’aurai les infos en temps réel.

— OK ! Maintenant tu peux m’expliquer cette histoire d’horaire d’arrivée et de porte ? Je n’y comprends rien.

— C’est simple : les eaux du port sont retenues par une porte à bascule qui, pour s’ouvrir, pivote sur son axe horizontal, jusqu’à pratiquement toucher le sol. Elle ne peut fonctionner que quand la hauteur extérieure, côté mer, est équivalente à la hauteur de l’eau, côté port. Et cela ne se produit que pendant un temps limité, variable en fonction du coefficient de marée. Mais vous, ce n’est pas votre problème : contentez-vous de jouer de banales touristes, explorez les alentours. Je ne peux en aucun cas vous accompagner ; ce serait trop dangereux qu’on nous voie nous promener tous les trois. Ils risqueraient de me reconnaître et de tout annuler, même si je suis arrivé à Binic, en car, ce matin seulement, et si j’ai porté des lunettes de soleil et un bob toute la journée. Avec ma barbe, en plus, cela m’étonnerait qu’ils aient pu m’identifier, mais on ne sait jamais. En fait, si notre organisation a une existence légale, j’appartiens à un petit groupe moins officiel, qui travaille dans l’ombre. On a déjà mené plusieurs actions “coup de poing” contre eux sur le terrain, en Afrique ou en Asie : on essaie de pister, discrètement bien sûr, certains trafiquants quand on reçoit des indications, mais jusqu’à présent, on n’a pu mettre fin qu’à des trafics d’ampleur limitée. Pendant ce temps-là, la partie officielle de notre ONG, WPES, agit au grand jour et avec les moyens habituels : lobbying, publicité, pétitions, manifestations, posters, information dans les régions à risque, etc. Du coup, nous aussi, comme WOHAP, on reçoit des soutiens financiers de la Commission européenne et de sponsors privés.

Une affirmation qui laisse songeuses nos deux journalistes. Deux vitrines BCBG derrière lesquelles se déroulent des pratiques illégales… Mais après tout, il y a tant de gouvernements cachés derrière les trafics d’armes.

— Maintenant, je vais essayer de vous expliquer ce que j’ai appris depuis ce matin. J’ai eu le temps de me renseigner à la capitainerie. Je me suis fait connaître comme un marin expérimenté qui cherche un embarquement, ce qui me permet d’expliquer ma présence dans le secteur ou ici, à L’Atelier, puisque c’est un bar très fréquenté par les plaisanciers. Cela me donne aussi la possibilité d’arpenter les pontons sans éveiller les soupçons. Le bureau du port, c’est le bâtiment plus ou moins en forme de bateau situé au bout du quai, avec le drapeau français et le drapeau breton juste au-dessus. Surtout, ne le regardez pas maintenant, vous aurez tout le temps plus tard. Il est construit juste à la limite du bassin à flot, la position idéale pour contrôler d’un côté le débit de vidange du bassin, et de l’autre l’ouverture du passage à marée. Il contrôle aussi le pont mobile, la “passerelle à voitures” qui coulisse vers le quai où on est dès que les manœuvres commencent. En même temps, il ferme une barrière qui arrête les véhicules et évite que les imprudents ne puissent tomber dans la flotte. Une fois que la porte est ouverte, le seul moyen pour un piéton ou une voiture de passer de l’autre côté du port, c’est d’en faire le tour complet par les quais. Soit cinq bonnes minutes à pied, et juste un peu moins en voiture. On peut aussi bien sûr traverser le bassin à flot, ou ce qu’on appelle l’avant-port avec une prame, mais ça ne va pas plus vite, et ce n’est pas discret.

— Pourquoi s’attaquer à ces trafiquants à Binic ? Il y a sûrement bien d’autres endroits plus accessibles.

— Cela fait cinq ans qu’on essaie de les coincer en flagrant délit. Jusqu’à présent, on n’a jamais pu le faire, à grande échelle, sur le sol européen. Ils prennent énormément de précautions. Pour l’instant, on n’a pu identifier que quelques destinataires de leur trafic et quelques intermédiaires, mais ce n’est que du menu fretin. Tout leur réseau est cloisonné. Personne ne semble savoir qui se procure la marchandise, où elle est stockée, comment elle est transportée… Et surtout, on n’a aucune idée de qui est derrière tout ça.

— Donc, si je comprends bien, c’est comme un réseau mafieux, et vous cherchez toujours le “parrain”.

— On ne sait même pas s’il y en a un seul… Isabelle semble pensive.

— Mais pourquoi agir aujourd’hui ? Et ici ?

— D’après ce que notre informateur a compris, cette fois, ils ont décidé de faire une très grosse livraison, pour toute l’Europe, en un seul coup. C’est l’occasion ou jamais !

— D’accord, mais excuse-moi, Jostein, je ne saisis pas du tout un truc dans ton histoire. Ce genre de trafic regarde la police, la gendarmerie, les douanes… C’est à eux d’agir, pas à vous ! Et à nous encore moins !

— Évidemment, les autorités officielles devraient faire le boulot, mais disons que ce n’était pas et ce n’est toujours pas une de leurs priorités. Ils arrêtent quand même quelques sous-fifres de temps en temps, mais ils n’essaient pas sérieusement de remonter les filières. Certains pays coopèrent, d’autres non, d’autres plus ou moins bien, et il suffit d’un changement de régime pour qu’il faille tout reprendre. Et souvent, quel que soit le pays, si quelqu’un est arrêté, il est presque aussitôt libéré. C’est pour ça que nous avons décidé de tenter de nous infiltrer nous-mêmes dans leur organisation, sans rien dire aux flics, pour ne pas mettre en danger notre “taupe”. Mais bien sûr, si on tombe sur un gros poisson, ou si on a suffisamment d’éléments pour faire intervenir Interpol, les douanes ou d’autres polices, on le fera. On n’est pas fous !

— Votre approche peut se discuter, mais je comprends, répond Laure, avant de reprendre : maintenant, avant de partir en exploration, il faudrait peut-être que tu nous expliques plus en détail quel rôle nous pourrions avoir à jouer ce soir. Tu as bien une idée en tête ? N’oublie pas qu’on est en reportage !

*

Plus au nord, au large de l’île de Bréhat et de son archipel, le Godrevy file confortablement sous gennaker, profitant du vent de nord-nord-ouest, parfait pour propulser le catamaran de luxe à bonne vitesse. Houle longue, mer à peine clapoteuse, et grand soleil, conditions idéales pour que le barreur et son équipière profitent pleinement de leur croisière. Confortablement installé à l’arrière de la coque bâbord, Charles Alexandre Trevor, décontracté, tient la barre à roue de son appartement flottant d’une main détendue. Sur ce genre de bateau, un Nautitech 395 pour les amateurs, aussi stable que le pouvoir d’un président nord-coréen, les accélérations brutales, départs au lof ou décollages sur une coque ne sont pas à redouter avec une météo pareille. Vent de force trois, régulier, rien n’empêche le barreur d’empoigner son mug de thé, Earl Grey, comme à son habitude, et de le siroter à petites gorgées, avec un bonheur qui fait plaisir à voir. Mais décontraction ne veut pas dire distraction, surtout dans cette partie de Bretagne où, à mi-marée, des centaines d’îlots rocheux constituent autant de pièges pour les navires, quel que soit leur tirant d’eau. Même si Charles Alexandre Trevor, dit Cat-Coz, peut revendiquer l’appellation de marin aguerri à force de caboter sur tout le littoral breton et grand-breton, même s’il compte presque une dizaine de traversées de la Manche, ou plutôt du Channel à son actif, à près de 60 ans, il ne s’aventure guère en mer quand les prévisions météorologiques sont limites. En outre, ce n’est qu’avec prudence, et moult utilisations de son GPS et de son sondeur qu’il explore les zones “caillouteuses”, telles Bréhat, ou la baie de Morlaix. Un exercice d’autant plus difficile qu’il préfère mille fois naviguer à la voile, souvent en solitaire, et qu’une bête comme son Godrevy mesure quand même douze mètres de long sur six de large… Autant dire, et les amateurs de voile ne me démentiront pas, que les manœuvres, en particulier les virements de bord, peuvent être très lentes, voire aléatoires, si le vent vous abandonne au mauvais moment.

Il a reposé son mug, jeté un regard alentour pour surveiller les caps et les vitesses des autres bateaux croisant dans son secteur. Avec son polo bleu marine et sa casquette, tous deux “logotés” à l’emblème de son ancien club de golf, du temps où il vivait encore en Cornouailles anglaises, il dégage cette classe, aisément reconnaissable, inhérente à certains natifs de la blanche Albion. Ce qui fait sourire la silhouette allongée confortablement sur le banc en cuir qui ceinture le cockpit du catamaran. Prenant le soleil au maximum, légèrement adossée à la cabine, Marion Lenoir ne peut s’empêcher de regarder Charles, comme elle l’appelle, avec un mélange d’admiration et de tendresse. Plusieurs années qu’ils se connaissent maintenant, des dizaines de croisières ensemble, et pourtant ils font toujours chambre, ou plutôt cabine, séparée. Sans la moindre ambiguïté. L’ancien adjoint au chef de la police des Cornouailles anglaises et des îles Scilly le sait depuis leur première sortie en mer ensemble. Marion a eu une vie personnelle, professionnelle et sentimentale tellement minée de drames, de désillusions et de déceptions qu’elle ne veut plus s’engager dans la moindre aventure, si belle ou si prometteuse soit-elle. Elle a abandonné à regret sa vie de directrice des ressources humaines*, ou plutôt ses espoirs de le redevenir, et a suivi plusieurs formations rémunérées. Autant d’expériences sans doute vouées à l’échec quand on a dépassé, même de peu, le cap du demi-siècle. Elle vit au jour le jour, sachant que les drames de son passé reviendront hanter ses nuits chaque fois qu’elle oubliera ses somnifères. Triste dépendance certes mais seule solution possible puisque toutes les méthodes alternatives se sont avérées inefficaces. Malgré le soleil dans son axe de vision, elle baisse ses lunettes sur le bout de son nez, se redresse un peu sur les coudes, et regarde le barreur du Godrevy, dont la silhouette se découpe à contre-jour.

— Tu veux que je barre un peu ? On est dans une zone sans risques, non ? murmure une voix harmonieuse, grave, veloutée et toujours aussi envoûtante.

— Toi, tu veux bronzer ton dos, non ? répond une voix saupoudrée d’ironie.

Un sourire franc éclaire le visage aux traits fins et doux de la jeune quinquagénaire :

— On fait peut-être couchette à part, mais on se connaît vraiment comme un vieux couple… Tu as raison ! Et je parie que, toi, tu aimerais bien te prendre un peu de gin avec un glaçon, en écoutant un petit concerto de Mozart et en te fumant un ou deux petits cigarillos ?

Le visage barbu et moustachu ne peut s’empêcher de hocher la tête.

— Sacrée Marion, tu…

Pourquoi l’Hymne à la joie se met-il à résonner à ce moment précis ? Ludwig van Beethoven aurait-il envie de s’inviter à cette croisière ? À voir la tête des deux occupants du Godrevy, la tendance serait plutôt au rejet à la mer de ce maudit smartphone qui vient gâcher un moment privilégié de cette virée maritime hors du temps, au large du littoral costarmoricain.

— Diantre ! Qui est cet enquiquineur ? Je croyais vraiment avoir coupé la sonnerie… Tu pourrais me passer mon portable, s’il te plaît ?

Ce que fait Marion aussitôt, tout en maugréant gentiment.

— Je présume que ce doit être ton ex ou une de tes filles ?

Et tout en transmettant le téléphone, elle prend la barre tandis que Charles va s’asseoir sur la banquette tribord du cockpit :

— Hello !

— Allô ! L’avantage avec toi, Charles, c’est qu’on est sûr de ne pas se tromper de numéro. Des interlocuteurs qui répondent « Hello », en France, je n’en connais qu’un !

— Oh, Laure ! Chère LSD, comment vas-tu ?

Du côté de la barre, Marion affiche des yeux noirs assortis à ses cheveux, mais aussi à sa soudaine humeur de chien. Elle se murmure :

— Ça y est, c’est reparti, les emmerdes recommencent, Charles va se faire avoir…

— On ne s’est pas parlé souvent depuis notre aventure à Tréguier, et je ne me rappelle plus quand on s’est vus la dernière fois…

— Ça va faire presque un an, quand les enfants d’Hugues étaient là. Vous étiez venus manger à l’Île Grande, avec Marion. Après le repas, on s’était fait un grand tour du côté de Trégastel, Perros, les Sept-Îles…

— Absolutely ! Pour, comment vous dites déjà, exorciser nos démons ?

— Tu parles de mieux en mieux français, et tu as gardé cette pointe d’accent que nous adorons tant.

— Et toujours mes vieux jurons : saperlipopette, diantre, sacrebleu, fichtre…

— J’entends un clapotis derrière… Tu es en mer ? Oui ? Avec Marion, je présume ? Bonjour, Marion ! crie Laure.

Message bien reçu et retourné. Après les banalités de circonstance, Laure peut maintenant s’attaquer à la vraie raison de son appel.

— Je te dérange peut-être ?

Un Anglais bien éduqué répond rarement la vérité sans l’enrober dans un scone de circonlocutions ; Laure n’est donc pas beaucoup plus avancée, quand Cat-Coz – Cat-Kozh comme l’appelle Isabelle – finit de lui répondre :

— Avec Marion, on vient de se prendre un petit five o’clock tea, avant de décider, en fonction des prévisions météo, soit de mouiller à Port-Blanc pour voir l’état de ma maison, car je n’ai pas eu de nouvelles du locataire depuis un certain temps, soit de mettre le cap sur Saint-Malo. En même temps, Marion aimerait bien revoir les îles anglo-normandes. Mais nous pouvons aussi décider de rentrer à notre port d’attache.

— Toujours la Corderie à Lannion ?

— Non, j’ai trouvé un mouillage plus en aval, au port de Beg Hent, en face du Yaudet, dans l’estuaire du Léguer. C’est plus confortable à marée basse et on est beaucoup moins dépendants des marées pour partir en mer ou revenir.

— Ah ! C’est bien ! Je vois donc que vous avez des projets pour les jours à venir. Je ne vous dérangerai pas plus longtemps, lance Laure avec sa voix suave, spécialement utilisée quand elle est en mode faux cul. Une des spécialités qu’elle maîtrise le mieux vous avoueront ses proches, qui en ont tous été témoins ou victimes à un moment quelconque.

— Dear Laure, tu as une voix bizarre. Nous n’avons rien décidé pour l’instant ; si l’on peut faire quelque chose pour toi, dis-le-moi et je verrai avec Marion si cela est possible.

Un silence bien calculé, et Laure enchaîne avec la même intonation savamment travaillée.

— Je vois bien que vous êtes en pleine croisière de détente, je ne voudrais pas gâcher ce moment, votre moment, surtout avec un si beau soleil. Je vais me débrouiller autrement…

— Mais pourquoi, Laure ? Explique-moi d’abord ce qui se passe et après nous prendrons la décision. Je suis en retraite, Marion n’a rien de prévu dans les prochains jours, et, a priori, nous avons un anticyclone bloqué au-dessus de nos têtes pour plusieurs jours. Allez ! Raconte-moi tout, palsambleu !

Un éclat de rire spontané au bout du fil.

— Palsambleu… Tu me feras toujours rire, Charles. Avant de t’expliquer quoi que ce soit, je suis actuellement à Binic, pourrais-tu me dire si vous en êtes loin ?

— Bonne question ! Je n’en sais fichtre rien. Laisse-moi vérifier sur mon GPS. J’entre ma destination, le port de Binic… – quelques instants à peine s’écoulent. Voilà ! Je suis à environ dix-huit nautiques.

— Dix-huit milles… En temps, cela fait combien ?

— Je regarde. Mon speedomètre est couplé au GPS, mais je dois tenir compte que l’on va devoir empanner, avancer au grand largue, ce qui n’est pas l’allure préférée d’un catamaran. En plus, ça dépend de la marée, des courants…

Quelques dizaines de secondes de silence, et la réponse tombe.

— Voilà le résultat des calculs. On devrait arriver, je dirais, dans environ trois heures, trois heures et demie. Mais j’en saurai plus quand on fera route directe sur Binic.

— Donc, vous seriez ici de jour, vers 21 h 10, 22 heures. Cela devrait être suffisant pour nous !

— Pour vous ? Tu n’es pas toute seule ? Hugues est là aussi ?

— Non, Isabelle ! Charles, je suis dans la rue et il m’est difficile de parler discrètement. Il y a des toilettes publiques pas loin, je te rappelle.

— Je ne sais pas dans quel mess vous avez réussi à vous mettre, toutes les deux, mais j’ai l’impression que c’est du sérieux. En tout cas, en attendant tes explications, je parle à Marion, et si elle est d’accord, on met le cap sur Binic.

Laure quitte le petit promontoire qui domine l’avant-port et la plage éponyme qui s’étend sur la gauche. Personne aux alentours, mais deux précautions valent mieux qu’une. Une volée de marches à descendre, et Laure se retrouve au petit endroit comme on disait avant, avec Isa qui fait le guet. Les explications succinctes supplémentaires qu’elle confie alors à Cat-Coz ne semblent pas l’émouvoir ni le surprendre le moins du monde. À peine tire-bouchonne-t-il légèrement sa moustache à la Brassens. D’abord, parce qu’il connaît suffisamment Laure pour apprécier son don inégalable pour se fourrer dans des histoires tordues, ensuite, et surtout, parce que son ancien poste de chef adjoint de la police des Cornouailles anglaises et des îles Scilly le faisait évoluer dans la terre d’Angleterre la plus réputée pour ses contrebandiers et ses naufrageurs. Sans oublier les légendes qui en ont fait un véritable patrimoine régional.

— Bien compris, Laure, Marion est d’accord, nous mettons le cap sur Binic. Après notre empannage à l’entrée de la baie de Saint-Brieuc, tout dépendra si le vent va tenir. En fin de journée, il a souvent tendance à tomber par ici… Je vais essayer de descendre au maximum à la voile. Dans tous les cas, je serai obligé de finir au moteur. Je te rappelle environ une demi-heure avant notre arrivée.

— Désolée, Charles, mais le téléphone pourrait nous faire repérer. Envoie-moi plutôt un texto. Ce sera plus discret.

*

Le retour à un air libre et iodé fait du bien aux deux amies. Elles jettent un coup d’œil rapide au tunnel du Goulet, creusé dans la falaise pendant l’Occupation, et qui permet d’accéder à la plage de l’Avant-port, accessible aussi par une pente douce bétonnée, mais que les algues peuvent rendre glissante. Devant elles, l’avant-port proprement dit, un immense triangle où mouillent près de cent cinquante bateaux qui ne craignent pas d’être à sec à marée basse. Sur leur gauche, la jetée de Penthièvre, un môle impressionnant, une longue muraille de granit de près de trois cents mètres de long, qui protège les embarcations des vents de nord. Une des promenades privilégiées aussi bien des habitants que des touristes ou des simples visiteurs. Et une des zones d’amarrage privilégiées des bateaux coquilliers, au temps où la pêche à la coquille Saint-Jacques, abondante en baie de Saint-Brieuc avait essayé de compenser le déclin de la pêche à la morue. De l’autre côté, le quai des Corsaires, solide ouvrage situé sur la partie sud du port, constitue un mouillage provisoire idéal pour les bateaux en attente de l’ouverture de l’accès au bassin à flot. Laure songe justement que ce serait un parfait lieu d’accostage pour le Godrevy de Cat-Coz, quand un petit bip s’affiche sur son Galaphonaweisung A102B H1Tech. Je sais, c’est long mais je n’y suis pour rien si Laure a changé de téléphone intelligent. Comme si un téléphone pouvait être intelligent ! Et comme si ceux qui leur donnent un nom pareil pouvaient l’être ! Un message de Jostein, aussi court qu’explicite : « Arrivée prévue 19 h 45, restez côté Penthièvre. Prochain message 10 mn avant entrée avant-port. »

* « Compris ? » en norvégien.

* « Champ de tulipes » en néerlandais.

* Voir Mise à mort en Bretagne Nord, même collection.

II

À bord du Godrevy, Marion s’occupe dans l’espace cuisine, cherchant un plat qui pourrait convenir à son humeur maussade. Le boudin serait le plus approprié puisque la face d’ordinaire souriante de la brunette a viré au morose depuis le coup de fil de Laure. Dire que cette escapade en baie de Saint-Brieuc l’enchante serait un bien grand mot. « T’as voulu voir “Guern’sey” et on a vu Saint-Quay, t’as voulu voir Jersey et on a vu Binic », aurait-elle pu chanter. Vingt heures approchent à grands pas, leur destination un peu moins vite. Charles Trevor s’est résolu à mettre les deux moteurs en route, le vent en grève ayant refusé de leur offrir une route directe à la voile. Encore presque deux heures de navigation, au son des deux Yanmar de 30 CV, largement le temps de dîner en profitant des rayons du soleil, encore haut dans le ciel.

*

— Alors ?

La femme qui vient de poser cette question sibylline ne laisse paraître aucune impatience, encore moins d’inquiétude. Milieu de trentaine, grande, cheveux blond platine rassemblés en queue-de-cheval, elle ressemble à madame Tout-le-Monde. À condition que madame Tout-le-Monde ait les traits plutôt fins, ne soit pas maquillée et porte une paire de lunettes à monture ronde et rouge qui s’harmonise plutôt bien avec son visage légèrement ovale, déjà bien bronzé. Nous sommes à Étables, Étables-sur-Mer pour être exact. Rue du Maréchal Foch, à deux minutes du centre-ville. La plage des Godelins n’est pas loin, et ses activités des derniers jours lui ont laissé largement le temps d’aller se dorer régulièrement sur le sable. L’homme qui lui répond a tout du don juan des temps modernes version “hipster”. Avec en bonus sa silhouette élégante, ses cheveux bruns, ses yeux bleus, son teint hâlé et son charisme, il n’est pas sans rappeler le Alain Delon au temps de sa beauté fatale, de Plein Soleil à La Piscine. Dommage qu’une boucle sur son oreille gauche et une barbe de trois jours cassent la ressemblance…

— Alors ! reprend-il en reposant son portable sur le petit guéridon du salon, un sourire carnassier aux lèvres. Alors, ils devraient accoster dans une heure, à l’endroit prévu.

— Rien à signaler ?

— Qu’est-ce que tu veux qu’ils aient à signaler ?

— Je ne sais pas… des bateaux suspects, des vedettes avec des keufs ?

— Putain, tu ne vas pas nous la jouer loser ? T’es relou de chez relou ! Ce n’est pas la première fois qu’on fait ça !

— Peut-être pas, mais à cette échelle, si !

Elle va pour continuer à exprimer ses doutes quand les lèvres du beau mâle s’écrasent sur les siennes pour un baiser fougueux, accompagné de caresses lentement dirigées. Sensualité. Et prometteuses. Quand il relâche son étreinte, l’efficacité de son traitement antistress “s’évidence”. Du verbe “s’évidencer”, devenir évident, comme le confirmera bientôt la nouvelle édition du Petit Robert, édition spéciale en deux volumes, bonnets C.

— Qu’est-ce que ça change ? Les risques sont les mêmes. Ce qui compte, c’est la suite : plus que deux coups comme ça et on peut partir vivre au soleil jusqu’à la fin de nos jours. Moi, c’est le genre de truc qui me fait oublier tout le reste.

— T’as raison ! Je suis conne, mais…

— Quand tu palperas la tune, tu oublieras vite. Il est temps de commencer à s’occuper du transfert. Tu as préparé les caissons ?

— Tout est en place ; on fait comme d’habitude ?

— Pourquoi changer une méthode qui gagne ? Je commence à préparer les fourgons. Je t’appellerai quand on pourra commencer à charger.

*

Message reçu. Le signal caractéristique vient de résonner sur le smartphone de Laure et elle n’a que le temps d’essuyer ses mains aux senteurs de fruits de mer, avant de vérifier le texto. Avec Isa, elle est dans un des restaurants du quai Surcouf, tout près du début de la jetée de Penthièvre, un endroit idéal, à quelques mètres de l’avant-port, qui leur permettrait d’intervenir rapidement si Jostein leur demandait. Avant d’être dérangée, LSD s’engouffrait – on ne peut même plus dire mangeait avec appétit – une pince de tourteau tandis qu’Isabelle attaquait sa dixième huître. Le tout arrosé, une fois n’est pas coutume, d’une bonne bouteille de muscadet, sec et fruité à souhait.

— « Arrivée bateau dans 10 minutes. Où êtes-vous ? »

Lecture du message et première réaction de Laure, toujours dans ce langage châtié, même exprimé à voix basse, que lui envient tant de Prix Goncourt.

— Merde ! Il a un quart d’heure d’avance. On n’a pas le temps de finir les langoustines et les crevettes ni de prendre une glace ! Je lui réponds pendant que tu vas payer ?

— J’y go.

Vous conviendrez que l’expression ci-dessus relève d’une formulation syntaxique franco-anglaise peu ordinaire, mais comme elle était une des favorites de mon “daron”, comme on dit élégamment maintenant, vous me permettrez de lui faire ce petit clin d’œil posthume. Si vous ne me le permettez pas, ce qui est votre droit le plus strict, merci de revenir en arrière, et de sauter ce paragraphe.

Isabelle ayant réglé la note, elle revient s’asseoir à la table pour trouver une Laure dubitative.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Un “blème” ?