Granite Écarlate - Michel Courat - E-Book

Granite Écarlate E-Book

Michel Courat

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Beschreibung

Mystères, suspense et humour s'allient sur la Côte de Granit rose !

Un sinistre Petit Poucet sème derrière lui des pavés de granite rouge. À côté de chacun d’eux, et ce n’est pas un hasard, on retrouve Laure Saint-Donge, et un corps, allongé. Qui sera la prochaine victime ? Elle ou un de ses proches ? LSD, contrairement à son habitude, a peur et va devoir mener une enquête éprouvante pour mettre fin à cette insidieuse menace. De Trégastel à l’Île-Grande, et de Perros-Guirec à Trébeurden, mystères, suspense et humour sur la Côte de Granit rose… et rouge.

Retrouvez Laure Saint-Donge, une héroïne stupéfiante, dans le 14e tome de ses enquêtes, au cœur de la tourmente : un sinistre Petit Poucet sème derrière lui des pavés de granite rouge...

EXTRAIT

Comment aurait-elle pu mesurer l’ampleur des conséquences de cette réponse si spontanée ? Main tenant, le lieutenant Lambert, même s’il n’est pas meunier, et si le moulin du Crac’h, sur les hauteurs de Ploumanac’h, n’est pas vraiment opérationnel, a du grain à moudre. Et là, vous avouerez que je vous gâte : une héroïne appelée LSD et, en prime, je vous parle du Crac’h ! J’arrête avant que vous ne tombiez dans un état d’extase extrême, dite extasie, incompatible avec la poursuite de votre lecture. Avant aussi que ce livre ne soit saisi par la brigade des stups. Mais j’oubliais la formule magique. Tous ces produits ne sont pas à consommer, même avec modération. Avec néanmoins, une exception pour notre chère LSD. Donc, le lieutenant Lambert est comme vous, gâté. Toutes les pièces de son puzzle s’emboîtent.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Amoureux de la Bretagne et du Trégor depuis toujours, Michel Courat y a exercé comme vétérinaire pendant une quinzaine d’années avant de partir s’occuper de la protection des animaux dans les Cornouailles anglaises pendant neuf ans. De 2008 à 2016, il a travaillé à Bruxelles comme expert en bien-être animal pour une ONG européenne. Même s’il est maintenant en retraite à Locquirec, il apporte son expérience au sein de l’OABA (Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir).

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Yvette et Jean-JacquesÀ Sylvie et Jean-René

« La pression, ça ne se met pas, ça se boit. »Cédric de Chaitillie, sage et philosophe

« Je supporte les critiques,mais je ne tolère pas qu’on me juge. »Sophie Marceau - Paris Match, mai 2016

REMERCIEMENTS

- Café-bar Chez Tilly, Locquirec

- Cédric de Chaitillie, Ploumilliau

- Champagne François Denizon, Verneuil-sur-Marne

- Distillerie des Menhirs, Plomelin

- Maison de la Presse de Trébeurden

- Maison de la Presse de Trégastel.

I

Posé sur une table de jardin, un simple bout de pierre. D’une teinte inhabituelle. Mais comment Laure Saint-Donge pourrait-elle deviner que cet étrange caillou va bouleverser sa vie, passée, présente, et à venir ?

*

Le lendemain

Curieux mélange de couleurs. Des taches noires, marron et feu, sur un corps blanc. Une frimousse à faire craquer tout être normalement constitué appréciant la gent canine. Cette bouille malicieuse, qui n’est pas sans rappeler celle d’un épagneul breton, en plus courte, s’offre la particularité d’avoir un œil gauche à peine visible, un éclat de prunelle qui scintille au centre d’une joue et d’un front aussi noirs qu’un ciel baudelairien, un jour de spleen. Je vous présente Bruxelles, fruit d’une aventure sans lendemain, coupable et imprévue, entre une chienne Cavalier King-Charles et un Jack Russell terrier. Petit, joueur, gourmand, câlin, il mène une tendre idylle avec celle qui est sa maîtresse depuis presque toujours, Laure Saint-Donge, plus connue par son surnom, LSD, l’héroïne de l’histoire à venir. Tous deux se promènent tranquillement, chacun à un bout de la laisse. L’après-midi se termine en douceur et la romancière journaliste laisse vagabonder ses pensées, pendant que son quatre-pattes arrose consciencieusement les pieds de chaque banc qui se présente sur son chemin. Et il y en a une tripotée le long de la plage de Trestraou à Perros-Guirec, Bretagne Nord, patrie du charmant village de Ploumanac’h, qui fut le préféré des téléspectateurs français en 2015. Même avec une vessie quasi vide, Bruxelles joue allègrement les encensoirs depuis plus de vingt minutes, levant la patte chaque fois qu’une odeur de congénère l’incite à marquer son territoire. Peu lui importent ces bouquets d’agapanthes tantôt bleues tantôt blanches qui ponctuent la promenade surplombant cette étendue de sable doré, et cette mer à peine frisottée par un léger vent d’ouest. Il trace son chemin, nez au ras du trottoir, alors que le regard de Laure s’échappe, et que ses pensées volent. Mouettes, goélands et même fous de Bassan l’accompagnent, pour une excursion jusqu’aux Sept-Îles, l’archipel qui accapare l’horizon. Un groupe de rochers qui, certes, représente un des symboles les plus visités de cette Côte de Granit rose, mais qui ne lui évoque pas pour autant de très bons souvenirs. Cette année-là, l’été devenait meurtrier à Tréguier, et elle ne dut qu’à l’initiative du commandant Roche, Jean-Philippe de son prénom, de s’en sortir indemne, ou presque. Son amant d’alors ne fut pas si bien loti. Mais, depuis, le Léguer a coulé sous le pont de Viarmes, comme on dit à Lannion, et la vie sentimentale de la “belle” jeune femme a pris un chemin de traverse. Celui qu’elle attend ce soir n’est plus un prometteur officier de gendarmerie de la section de recherches de Rennes. Chargé de la sécurité de la Présidence de la République lors des déplacements à l’étranger, il est devenu un des responsables majeurs de la protection de l’exécutif. De ce fait, il est devenu un homme très occupé. Entre son devoir professionnel qui l’appelle partout dans le monde et sa famille nombreuse – six enfants quand même – qui l’accapare à Paris, il ne lui reste plus beaucoup de temps pour vivre le parfait amour avec la nouvelle femme de sa vie.

Laure ne le sait que trop bien, et elle est encore plus heureuse à l’idée de partager avec Jean-Philippe les onze jours qui viennent, dès qu’elle l’aura récupéré au train de ce soir. Elle baigne dans une douce euphorie, telle une adolescente à quelques heures d’un rendez-vous amoureux. La tête dans les étoiles, le corps au sixième ciel, en attendant le septième palier la nuit prochaine, elle ne porte pas la moindre attention à ce vélo qui arrive doucement derrière elle. Il la dépasse en silence, ralentit encore, avant de s’arrêter juste à la hauteur du petit chien qui gambade entre deux pissettes quelques mètres devant LSD. Le reste va très vite, et Laure le devine plus qu’elle ne le voit. Le, ou la cycliste, met un pied à terre. Sa main gauche maintient le guidon, tandis que l’autre plonge dans la poche ventrale de son sweat à capuche, avant de la ressortir en tenant un pulvérisateur en plastique. La seconde suivante, voici le pauvre Bruxelles aspergé d’un liquide rougeâtre, à la limite du brun foncé. Terrorisé par la surprise, le Manneken-Pis à quatre pattes fait un brusque écart et se met à japper pour exprimer sa frayeur, mêlée de colère. Laure ne comprend pas plus. Le temps qu’elle commence à saisir et à analyser la situation, la silhouette au vêtement informe a disparu au milieu des passants, laissant la jeune femme dans le doute. Un rêve éveillé, une hallucination, pourquoi pas ? La vision de son chien, dégoulinant de peinture rouge, lui fait vite rejoindre la terre ferme. Pauvre Bruxelles.

*

Deux jours plus tard

Un mois de juillet comme les autres dans cette partie du monde. Ciel bleu, soleil de plomb, visages bronzés, atmosphère enjouée, nous sommes toujours en Bretagne. Enfin presque. Regardez plus attentivement et découvrez le spectacle déconcertant qui s’offre à vos yeux. Seul dans sa pirogue à balancier, un bandana noir sur la tête, il pagaie allègrement. Son objectif apparaît clairement en second plan. Un petit îlot au milieu d’un lagon, avec une plage au sable plus fin qu’une blague de Jean-Marie Bigard, et cinq cocotiers qui essaient en vain de faire un peu d’ombre. Adossée à un arbre, une splendide vahiné aux seins brunis semble l’attendre avec amour et envie. Une vision de paradis comme on n’en trouve qu’en Polynésie. Pourtant Laure n’est pas en Polynésie, mais dans son pays d’adoption. Alors pourquoi les motifs exotiques de la chemise de ce touriste bedonnant la fascinent-elle ? Elle va le savoir très vite. Beaucoup plus vite qu’elle ne l’aurait imaginé.

*

Devant la Maison de la Presse, Laure Saint-Donge, ou LSD, si vous préférez, “fait le marché”. Comme souvent le lundi matin à Trégastel, elle aime venir dédicacer ses romans et profiter de cette ambiance si particulière au milieu de la foule. Quand, côté promeneurs, le vent est à la détente, et le baromètre du moral bloqué sur “beau fixe”. Toujours un plaisir que de rencontrer lectrices et lecteurs, qu’ils soient novices en matière de polar breton ou accros à LSD depuis quelques années. Toujours un plaisir que de partager ses expériences avec les leurs, ou de simplement discuter quelques instants, en rigolant de préférence. Déjà plus d’une heure que les signatures se succèdent, à un rythme bon enfant. Elle vient à peine de tendre le livre dédicacé à Soizic, une de ses fidèles “adeptes”, ancienne professeure d’anglais au lycée Tristan-Corbière de Morlaix. La chemise tahitienne apparaît dans son champ de vision. Et compte tenu de la taille de la bedaine du nouvel arrivant, on peut dire que le champ est très occupé. Un monsieur souriant, avec un petit côté Carlos dans Señor Météo qui n’est pas pour lui déplaire. Intérieurement, Laure ne peut s’empêcher de repenser à ce moment si récent où elle avait remarqué cette chemise digne d’un surfeur, au demeurant plutôt banale en été, au bord de la mer.

— Bonjour, madame Saint-Donge, je suis vraiment content de vous revoir, je parle souvent de vous…

— Toujours en bien, j’espère ?

L’espace d’un instant, juste avant qu’elle ne réponde, son regard se fixe sur un des pagayeurs polynésiens, qui s’escrime avec fougue pour faire avancer sa pirogue. Le dessin est vraiment convaincant, et son esprit s’envole pendant quelques bribes d’éternité. Elle s’imagine tout à coup dans un bateau, suivant ce beau mâle qui trace son erre dans une eau turquoise… En guise de musique de fond, le deuxième mouvement du concerto no 21 de Mozart, interprété par des joueuses de ukulélé, leurs cheveux lisses et noirs couronnés de fleurs de tiaré. Tout un programme de rêve, qui s’achève brutalement, quand la mer bleu azur devient rouge. Rouge sang. Un sang bien réel. Pas le temps de réagir : les 120 kg du touriste bedonnant viennent de s’écrouler sur sa table, emportant tous les livres dans son voyage sans retour vers les pavés, en granite, du trottoir. Entraînant aussi Laure, qui gît maintenant au milieu de ses polars, à côté de l’amas de graisse sanguinolent. Un drame vient de se jouer en plein marché de Trégastel, un drame qui touche LSD au plus haut point à en croire sa réaction spontanée, et distinguée.

— Putain de putain de putain !

La journaliste ne met pas longtemps à récupérer de sa stupeur. Son côté professionnel reprend immédiatement le dessus. Des blessés et des morts, entre son boulot de flic à la BRB et ses années de journalisme de guerre, elle en a vu. Et du sang versé, elle sait ce que c’est, elle qui a laissé son doux et sexy minois quelque part en Irak… Peu importe que sa minirobe beige, et neuve, soit constellée de sang, sa priorité est de porter secours à celui qui aurait pu n’être que blessé. Mais, que ce soit à la carotide ou au poignet, le pouls ne répond plus. Elle se redresse alors, consciente de son impuissance, et regarde avec tristesse le couple qui se tient juste devant elle. Laure les fixe du regard, et dit « Non » avec la tête. « Non » avec le cœur.

— Il est mort ! Il n’y a plus rien à faire… Vous pouvez prévenir les gendarmes et appeler une ambulance ?

En quelques secondes, l’affolement a gagné l’angle des rues Charles-Le-Goffic et du Général-de-Gaulle. Et comme toujours quand un drame touche une foule, c’est panique à bord et sauve qui peut. Laissons donc un peu les choses se calmer, et Laure et ses voisins reprendre leurs esprits. Pour “l’apprenti surfeur”, c’est sans espoir.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé, demande avec angoisse Nathalie Michel, la lectrice qui attendait son tour devant la table et ses piles de livres ?

Blonde, cheveux sur les épaules, accompagnée d’un époux aux fausses allures de Georges Clooney version française, la jeune quinquagénaire regarde avec ahurissement ce corps allongé sur le pavé. Le mari, plutôt du genre « Courage, fuyons ! » la tire par le bras pour l’emmener voir ailleurs si l’herbe est moins rouge. Elle résiste. Elle aime les romans noirs, les polars, la Bretagne, le soleil, LSD, et là… elle a les cinq en même temps. Cinq bonnes raisons de ne pas bouger.

— Mais arrête, Fabien ! On doit rester là, parce que la police va nous interroger. Et puis le monsieur, on ne sait jamais, on peut peut-être faire quelque chose ?

Une opinion que ne partagent ni Laure, ni la quinzaine de badauds restés sur place, qui encerclent la scène à bonne distance, avec un empressement à intervenir plus que limité. La vision du malheur des autres leur suffit.

— Surtout, ne touchez à rien tant que les gendarmes ne sont pas arrivés !

Laure a crié ces mots d’un ton ferme mais neutre. Son regard, à l’intention des observateurs vampires, se veut beaucoup moins aimable, et elle se contente de les ignorer, se concentrant plutôt sur la scène de ce qui est un crime. Sans le soupçon de l’ombre d’un doute, à en juger par le manche de bois qui se dresse comme une sinistre banderille, enfoncée bien droit, jusqu’à la garde, dans la cage thoracique du malheureux, gisant face contre le sol. Malgré le brouhaha ambiant, elle essaie de se concentrer, retrouvant ses vieux réflexes de terrain, et se repasse le film de ces derniers instants. Une chose en particulier la perturbe. Pourquoi a-t-elle eu ce qu’elle peut qualifier de prémonition, cette soudaine curiosité, qui l’a poussée à regarder la chemisette, pas vraiment originale en plein été, de ce monsieur lambda ? Elle l’a vu passer plus tôt dans la matinée, au milieu de la foule et rien ne le différenciait vraiment de ses congénères vacanciers, avec sa nonchalance souriante. Pourquoi le même intérêt pour cette chemise, au moment précis où l’homme s’approchait d’elle, avec ce paysage de carte postale un peu ringarde en guise de protection cutanée ? Consciente qu’elle n’a pas la réponse à ses deux questions, consciente aussi que sa position accroupie devient inconfortable, voire inconvenante, du fait de la position de l’ourlet de sa minirobe qui ne laisse guère ignorer son absence de sous-vêtement, elle se relève. La main de la jeune lectrice qui attendait avec son Fabien de mari l’aide à point nommé. Elle esquisse à peine le premier mouvement pour se redresser et, machinalement, jette un regard plein d’affliction, non seulement sur le corps avachi mais aussi sur les livres épars, un spectacle qui ne peut que la déranger, elle qui aime toujours que ses bouquins se trouvent bien alignés, et que les pages n’en soient ni abîmées, ni salies. Mais ce qu’elle voit alors lui fait tout oublier… Entre une Sauvage Farandole et un Coup de grisou éclaboussés de sang, un objet incongru, très incongru même, attire son attention. Posé sur le sol, un petit paquet-cadeau lui fait de l’œil. Un cube, d’à peine cinq centimètres de côté, entouré d’un bolduc doré. Un drôle de cadeau de Noël, surtout en plein mois de juillet, qu’elle ne peut s’empêcher d’empoigner, sans précaution aucune, et bien évidemment, sans gant. Un bout de granite, avec un “e” au bout, comme un minipavé, avec, coincé dans une boucle du ruban, une minuscule feuille de papier roulé, tel un parchemin version lilliputienne. Son instinct lui commande d’attendre les gendarmes pour toucher à ce présent inattendu, pas sa curiosité… Elle dégage ce qui ressemble à un message, le déroule avec empressement et lit, avec stupeur : « Avertissement no1 ». Elle encaisse le choc sans montrer de réaction exagérée, avant de regarder de nouveau ce morceau de pierre, si fréquent dans cette partie de Bretagne. L’homme qui vient d’être tué se trouve bien sur la Côte de Granit rose. Sans “e” à granit. Mais le pavé qu’elle a dans la main est rouge. Bien rouge. Un rouge qui ressemble à du sang. “Qui ressemble”.

Quelques secondes encore, et Laure retrouve une position assise moins indécente. Avant de lancer, avec une compassion extrêmement relative, cette réflexion que je vous demanderais d’oublier :

— Ah ! Les enfoirés ! Une robe toute neuve ! Pleine de sang ! Comment je vais faire pour l’avoir maintenant !

Fermez le ban. Mais ouvrez l’enquête.

*

Un brelan d’heures s’écoule avant que Laure n’ait le droit de regagner ses pénates, ou plus exactement son nid d’amour provisoire. Quelque part entre Trégastel et Trébeurden, une maison parfumée de ce bon air iodé qui va si bien à son teint, et à son caractère. Pendant le court trajet en voiture depuis la gendarmerie de Perros-Guirec, défilent dans sa tête une multitude de questions et un diaporama d’images de cette matinée ahurissante. Elle revoit d’abord Françoise Lozahic, toujours si gentille et souriante, venue de la Maison de la Presse qui l’accueillait pour cette séance de dédicaces. Celle-ci prend de ses nouvelles et essaie de la réconforter. Ensemble, elles tentent aussi de comprendre ce qui a pu se passer. Puis sur sa rétine à souvenirs s’impriment, comme superposés, le sourire de Nathalie, la femme qui l’aide à se relever et les visages malsains de cette foule cruelle. Dans ses oreilles repasse le hurlement de cette sirène de gendarmerie, suivi de celle d’une ambulance. Elle revit cette longue attente sur une chaise, plantée au milieu du trottoir, avec la boutique en arrière-plan et la boulangerie-pâtisserie devant elle. Elle revit cette longue audition à la brigade de gendarmerie, dans des locaux qu’elle connaît bien, trop bien. Mais surtout, comme un flash paralysant et répétitif, elle visualise, encore et encore, ce pavé de granite, cet invité intempestif et inattendu, dont la symbolique lui échappe. Il est presque 15 heures quand Jean-Philippe, son nouveau compagnon, ouvre la portière et l’aide à sortir. Pour qui connaît bien la journaliste et auteure, son visage exprime une profonde émotion. Notre LSD est plus secouée qu’un Orangina dont on libère la pulpe. Les cellules Breizh, SES cellules Breizh, dansent sur un rythme de techno. Les douces caresses de son chéri, quand elle se pose enfin sur le canapé du salon, n’y font pas grand-chose. Laure a du mal à encaisser le coup. Des menaces, toute sa vie d’adulte durant, elle en a connu. Là, c’est différent : à cause d’elle, ou, en tout cas, devant elle, quelqu’un a été assassiné. À moins d’un mètre de son visage. Elle sent encore cette fugace odeur de transpiration qui lui a traversé le nez quand le pseudo-surfeur à bedaine s’est écroulé, lui effleurant la main droite au passage. Comment pourrait-elle oublier cette soudaine métamorphose sur sa figure ? Ces yeux pétillants de joie qui se convulsent en un éclair, ce rictus horrible qui déforme sa bouche au moment où la lame transperce ses chairs ? Comment pourrait-elle effacer de son cerveau ces quelques mots qu’elle a lus sur ce bout de papier ? « Avertissement no 1 »… Premier avertissement avant quoi ? Avant un deuxième, voire un troisième ? Premier avertissement avant que l’on ne s’attaque à elle ? À son compagnon ? À ses amis ? À Bruxelles, sa boule d’amour à quatre pattes ? À sa maison ? Son énumération s’arrête là, grâce à Jean-Philippe qui, même s’il ne partage pas sa vie à plein-temps, commence à bien la connaître, très bien même. Alors le remède au stress, au doute ou à la déprime chez Laure, il a appris à l’utiliser. Il n’est pas long à trouver le bar, caché dans une vieille prame, une vieille annexe de bateau customisée, placée verticalement à l’angle des deux canapés en cuir chocolat qui forment le salon. Et dans ce meuble original trônent trois bouteilles, deux de whisky et une de quelque chose dont la couleur hésite entre l’ambré et le jaune paille. Quelque chose d’indéfinissable et de difficile à trouver à la ville, surtout en bouteille d’un litre…

— Tu veux un coup de lambig, pour te remonter ?

Le regard de Laure se met à s’égayer instantanément, et ses pupilles éteintes étincellent d’un coup comme un feu d’artifice. Le lieutenant-colonel Roche, peu porté, officiellement, sur les boissons alcoolisées, ne peut éviter de se réjouir en voyant le soudain revirement d’humeur de sa chère et tendre. La gaieté lui va si bien. Elle tourne son visage vers son gendarme préféré, et lui sourit, de ce sourire à nul autre pareil. Et pour cause.

— Tu veux un verre ?

Question a priori superflue, mais avec notre balafrée tout est possible. C’est vrai que vous ne savez peut-être pas pourquoi je dis que Laure est balafrée. Heureux veinards et veinardes qui découvrez cette jeune quadragénaire, cette silhouette racée, ces formes harmonieuses et cette jolie frimousse que couronnent des cheveux courts, blonds, frisottés et méchés. Dommage que sa joue droite soit sinistrée par une horrible et profonde cicatrice qui transforme son visage aux traits si fins par ailleurs, en une vision pénible à supporter pour qui la découvre. Vieux souvenir d’un reportage en Irak, du temps où elle était journaliste de guerre et où les soldats américains se trompaient régulièrement de cible… Mais sa mutilation esthétique ne l’empêche nullement de réagir au quart de tour. Car la question de JP s’avère vraiment stupide. Demande-t-on à un naufragé du désert, retrouvé après huit jours d’errance, s’il a soif ?

— Pourquoi pas ?

— Lambig ?

— Lambig ! C’est exactement ce qu’il me faut. J’ai besoin d’atterrir. J’avoue que je ne comprends rien, et ça me fout en l’air.

— Si tu commençais par le commencement, tu ne crois pas que cela me permettrait peut-être de t’aider à y voir clair ? J’ai appelé Lambert à la brigade, il m’a résumé un peu les faits, mais c’est quand même un peu juste pour que je me fasse une opinion. Je sais que tu dois en avoir marre mais…

— OK, chaton, mais le lambig d’abord, répond Laure, avec un moral redevenu, brièvement, plus positif.

Et bigrement intéressé.

Un verre de “fort” et un récit de sa matinée plus loin, LSD revient à son interrogation première. Cette double question : pourquoi ce meurtre, et pourquoi ce pavé ? Le deuxième en trois jours.

— Les collègues t’ont dit quelque chose sur la victime ? Ils ont pu l’identifier ? Le pavé, je présume qu’il est parti au labo, pour analyses ?

— Le gars avait sa carte d’identité sur lui, il s’appelle Antoine Belfort, cinquante-six ans, et il habite Charenton, comme moi.

— Charenton ! C’est incroyable !

— Bizarre en tout cas. Et ça me rend encore plus perplexe.

— Tu le connaissais ?

— D’après ce que j’ai compris, il habitait rue de Verdun, à quelques rues de chez moi. Pas loin du bois de Vincennes. Il est donc possible que je l’aie rencontré là-bas. Mais tu sais, quand tu croises quelqu’un en tenue de ville, et que tu le réaperçois, à peine une fraction de seconde, en bermuda et chemise tahitienne, quelque temps plus tard, il faut vraiment être physionomiste pour faire le rapprochement. Surtout quand ce n’est plus à Paris mais à Trégastel, Côtes-d’Armor, et que le gars est tout bronzé. Tout ce que je peux te dire, c’est que sa tête, pour le peu que je l’ai vue, ne me dit rien, et son nom pas plus.

— Et le bout de granite ?

— À la brigade, ils m’ont dit que c’était un de ces objets “typiques” que l’on trouve dans n’importe quelle boutique à souvenirs, ou dans n’importe quel supermarché de la côte entre Lannion et Bréhat. Il n’y a aucune chance que l’on retrouve l’acheteur, j’en suis sûre, et eux aussi. Quant au ruban doré, il peut venir de n’importe quel rouleau acheté au moment de Noël, donc ce n’est pas ça qui fera avancer l’enquête, j’en ai bien peur.

— Et l’arme du crime ?

*

Trégastel, Côtes-d’Armor

Un appartement de vacances, niché dans les étages d’une résidence baignée de soleil. Nous sommes face à la baie de Sainte-Anne, une anse partiellement sableuse, enclavée dans la Côte de Granit rose. Une zone parsemée de corps-morts, et aussi de cailloux, qui en font un plan d’eau réservé aux marins expérimentés ou aux fins connaisseurs des lieux. À moins bien sûr de naviguer à marée haute, avec un faible tirant d’eau, et de préférence un jour de grand coefficient. Appuyée sur la rambarde métallique, l’occupante des lieux ne s’intéresse pas vraiment au paysage, pourtant mis en valeur par une lumière idéale. Ses yeux ternes, autrefois riches d’éclats noisette, ne regardent rien. Perdue dans un labyrinthe de sinistrose, elle ne voit plus le flot de voitures empruntant le boulevard du Coz-Pors, avec tous les vacanciers qui regagnent leur lieu de villégiature, après une balade au marché. Des effluves de barbecue montent lentement de la plage, à quelques dizaines de mètres à peine. Dans quelques instants, une odeur de merguez remplacera celle de la mer. Aucune importance. Les parfums ne font pas frissonner sa narine. Même si elle ne dort pas dans le soleil, la main sur la poitrine, elle pense. À cet homme gisant sur le trottoir. Il a trois trous rouges au côté gauche. Arthur Rimbaud peut se reposer en paix. Pas elle. Pas encore.

*

Une maison à Trémel, non loin de Plestin-les-Grèves. Au cœur du village, dans le jardin clos, ceinturé de murs de pierres plates, Hugues Demaître, pharmacien de son état, ancien compagnon de Laure par ailleurs, boit lentement et voluptueusement son verre de whisky. Isabelle Lebech et Tanguy Rosnoën, leurs amis communs, dégustent, eux, un verre de vin rosé très frais, légèrement pétillant, venu tout droit du Portugal où ils sont allés passer deux semaines de vacances. Sous une chaleur accablante. Alcool, soleil, détente, amitié, les langues se délient vite.

— Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça ! Soit, tu es un mec extraordinaire, et je ne comprends pas pourquoi Laure t’aurait largué, soit tu es complètement givré !

— Personnellement, en tant qu’homme, je dirais que je t’admire. Je suis 100 % d’accord avec ce que vient de te balancer Isabelle. Mais j’irais plus loin qu’elle, moi, je sais que je n’aurais jamais pu le faire. Pourquoi tu lui as proposé un truc pareil ?

La réponse se fait attendre. Hugues prend à l’évidence un malin plaisir à faire mariner ses deux hôtes dans un bain d’impatience. Chaque goutte de son breuvage doré en fût, venu de Skye l’écossaise, et de son caviste préféré à Plestin, fait l’objet d’une lente dégustation. La couleur du whisky semble se refléter dans ses prunelles, quand, enfin, il réagit à leurs remarques.

— Vous voulez que je vous dise la vérité ? On se connaît depuis quand ? Toi, Tanguy, c’est depuis l’enlèvement de Papi1, donc ça fait déjà quelques années. Isa, cela remonte carrément à la nuit des temps, et, si je ne m’abuse, nous avons même eu l’occasion de faire quelques galipettes ensemble…

— Merci, Hugues, c’est délicat de le rappeler devant Tanguy…

— Te casse pas, y a prescription, intervient Tanguy, sourire aux lèvres. Et en plus, c’était bien avant qu’on se rencontre, alors…

— Tu vois, Isa, entre hommes, on se comprend très bien. Je disais donc qu’on se connaissait suffisamment pour que je vous explique mon raisonnement. Laure et moi, c’est fini. Bien fini. Je me repasse le film encore et encore, parfois même au ralenti, et je comprends de plus en plus ce qu’il s’est passé. Ma Laure, c’est une passionnée, une femme qui vit à cent à l’heure, qui ne respire que pour mieux relever des défis, que ce soit pour trouver un coupable quand elle était flic, ou préparer un reportage, sur des sujets brûlants de préférence. Depuis que nous vivions ensemble, je voyais bien que la vie de tous les jours, le bonheur pépère, ça ne la rendait pas vraiment heureuse. Quelques jours peut-être, mais, très vite, elle retrouvait son besoin d’action, d’adrénaline. Moi l’adrénaline, j’en vends, c’est vrai, mais je n’en consomme que si j’y suis vraiment obligé. Et elle m’y a obligé, au cours de ses différentes enquêtes depuis son arrivée à Locquirec. Il devenait de plus en plus évident qu’il fallait que l’un de nous deux s’adapte. Je ne pouvais pas changer mon tempérament. Et surtout, je ne voulais pas. Entre être pharmacien dans un village comme Trémel et courir l’aventure aux quatre coins de Bretagne, voire du monde, j’ai choisi. Définitivement. JP, lui, est arrivé au bon moment. À chaque fois que Laure le rencontrait ou lui parlait pour les besoins de ses recherches, il y avait un je-ne-sais-quoi de changé en elle. Il est beau mec, intelligent, le prestige de l’uniforme, de la fonction, le goût des responsabilités, le sens de la gestion des risques, le courage, il a tout. Tout. Alors, à quoi bon me battre contre un moulin, non pas à vent, mais à propulsion nucléaire ? Elle a repris la liberté que je ne lui avais jamais confisquée, et on s’est quittés. Point final. Il m’a fallu un peu de temps pour accepter la nouvelle situation, mais dorénavant tout est clair dans ma tête. Et l’expérience avec ma charmante épouse m’en a appris beaucoup sur les femmes. Alors…

— Hugues ! Attends un peu, et mets-toi à notre place ! Tanguy et moi, nous sommes vos amis, et ce que tu viens de faire nous fout dans une situation invraisemblable !

— Pourquoi ? Vous êtes les meilleurs amis de Laure, et si Jean-Philippe est son nouveau compagnon de route, vous deviendrez, tout naturellement, ses amis aussi. C’est un type bien, j’en suis convaincu.

— Bien ? Peut-être… Mais de là à leur filer ta maison de l’Île Grande pour y passer des vacances, il y a un pas, non ? Savoir qu’ils couchent dans ton lit…

— Écoute, Tanguy, je vais être très honnête. Avec Laure, on s’est envoyés en l’air très souvent dans ce lit, et même dans le jardin, si tu veux tout savoir. Mais la page est tournée, et je sais qu’on ne se remettra jamais ensemble, à moins d’un miracle, que je ne souhaite pas. Vous resterez toujours ses amis, mais entre elle et moi, ce ne peut pas être pareil. Laure n’est plus ma compagne et ne sera jamais une amie, parce que je ne crois pas à l’amitié entre anciens amants. Elle occupe une place à part dans mon cœur, et je ne considère pas qu’elle m’a trompé. Elle a juste refusé de continuer à se tromper elle-même. En se trompant de route. Quand quelqu’un occupe une place à part, on peut lui réserver un traitement à part, non ? JP n’est là que pour une dizaine de jours, Laure avait son appart’ de Plougasnou mais c’était plutôt inconfortable pour leurs retrouvailles… Quand j’ai su, je vous signale au passage que c’est vous qui me l’avez annoncé, qu’elle voulait louer une maison pour être tranquille avec Jean-Philippe, je lui ai tout de suite proposé celle de l’Île Grande, et sans la moindre arrière-pensée. Moi, j’ai mon bateau au port Saint-Sauveur, et si je veux sortir en mer, ce n’est pas la fin du monde de faire trente bornes pour y aller. Je sais que là-bas Laure et Jean-Philippe vont pouvoir s’éclater. Et moi, cela me rend heureux de les savoir heureux. C’est peut-être con à dire, mais c’est comme ça.

Il sirote une autre goutte de whisky, dégustant sa boisson tout autant que le regard effaré de ses hôtes…

— Alors là, Hugues, tu me scies. Laure a son JP. Et toi tu es JC ! Jésus-Christ. Quand on te fiche une claque sur la joue droite, tu tends la gauche…

— Tu penses ce que tu veux, Tanguy. Je te répondrais juste ce que disait Coluche. Jésus-Christ, et…

1 Voir Mort en vrac à Morlaix, même auteur, même éditeur.

II

La caravane passe au ralenti devant le 45 de la rue des Frères-Le-Montréer, une longue bâtisse aux parements de granite. Une allure doublement raisonnable, d’abord parce que la vitesse est limitée, ensuite parce que les locaux abritent la brigade territoriale autonome de gendarmerie de Perros-Guirec. Le lieutenant Lambert, grand manitou en ce lieu, lit attentivement les premiers rapports reçus des laboratoires et de l’institut médicolégal. Sur son visage d’apparence joviale, caractéristique rare dans la profession, ne se lit aucune émotion. Et pourtant. Les conclusions provisoires des experts ne sont pas vraiment de nature à déclencher un enthousiasme irrésistible. L’arme du crime, qui restait un grand mystère au premier examen du corps gisant sur le trottoir, a commencé à livrer ses secrets. Ce manche de bois mystérieux qui se dressait droit à la verticale du thorax de la victime n’est autre que celui d’une griffe à couteaux, selon le rapport du légiste. Ce qui laisse l’officier de gendarmerie plus que pensif. Encore plus quand il jette un œil sur les photos de l’engin. Une griffe à couteaux… Pour lui qui arrive de sa douce et belle Lorraine, cet instrument représente une découverte totale. Un peu de navigation sur la Toile, et il comprend un peu mieux l’origine de cette arme aux relents moyenâgeux. Afin d’enrichir votre vocabulaire, et vous aider à briller lors des dîners en société, je vous livre quelques-unes de ses trouvailles. Il s’agit d’un instrument de pêche à pied très spécial, utilisé pour pêcher un mollusque tout aussi spécial. Le couteau n’est pas qu’un instrument à découper, mais c’est aussi un animal vivant dans le sable. Avec sa forme allongée et symétrique, il a effectivement un peu la forme du manche d’un coutelas. Mais la spécificité de ce coquillage bivalve, appelé par les connaisseurs Solen ensis, réside dans sa pudeur et sa méfiance. Bien qu’enterré dans plus de quarante centimètres de sable, il réagit au moindre changement de luminosité ou d’environnement, et il faut un peu d’astuce pour l’attraper, à marée basse évidemment. En général, on repère sa trace au vu des deux petits conduits d’aération qu’il forme dans le sable. Il suffit alors de saupoudrer les trous repérés avec un peu de sel pour que la bébête réagisse. Avec l’augmentation de la concentration en sel, le couteau croit que la mer est revenue et sort de son repaire. On peut alors l’attraper avant qu’il ne replonge dans le sable. Mais il faut aller vite, très vite même. Parce que si l’animal en question est un peu con, et aurait du mal à comprendre un feuilleton de TF1, il ne faut pas abuser non plus. On a donc inventé des instruments bizarroïdes pour capturer cet être étrange, gastronomiquement original. Si l’on ne veut pas utiliser le sel, on peut le capturer dans les profondeurs de sa cachette, en utilisant par exemple une longue tige métallique genre baleine de parapluie, recourbée à son extrémité. On peut aussi se servir de cet instrument un peu barbare appelé griffe à couteaux. Un genre de trident, monté au bout d’un long manche en bois, et qui permet d’agripper le coquillage avec ses trois pointes métalliques d’une dizaine de centimètres de long, empennées comme des flèches indiennes. Un engin d’aspect barbare qui n’est pas sans causer quelques dommages corporels au mollusque visé. Un peu comme si vous faisiez la chasse au papillon avec une fourchette à huîtres. Les conclusions du légiste sont pour le moins claires : « L’instrument, de type harpon triple, d’une largeur de 4 cm, a été enfoncé horizontalement dans la cage thoracique de la victime, à hauteur du cinquième espace intercostal gauche, entraînant une hémorragie massive au niveau cardiaque et pulmonaire. La mort a été quasi instantanée. L’examen du manche en bois montre qu’il a été scié pour ne plus mesurer qu’une quinzaine de centimètres, sans doute pour le rendre à la fois plus discret et plus maniable. La recherche d’empreintes digitales s’est avérée négative. La recherche d’éventuelles traces génétiques est en cours. »

Si ce premier rapport a laissé l’officier perplexe à l’intérieur, mais imperturbable à l’extérieur, il en est de même pour le compte rendu du laboratoire concernant le petit pavé retrouvé au milieu des livres de Laure Saint-Donge : « La pièce examinée, de forme cubique, présente une arête de 5 cm et est de nature minérale, de composition similaire à celle des roches granitiques présentes sur la côte dite « de granit rose ». La forme cubique a été obtenue à l’aide d’un outil industriel en cours d’identification. La couleur rouge est due vraisemblablement à l’application d’une peinture de type peinture murale, dont la composition exacte est en cours d’identification. Compte tenu de l’homogénéité de la teinte, il est vraisemblable que la peinture a été apposée à l’aide d’un pinceau, et non par immersion dans un récipient. Toutefois, l’analyse microscopique n’a révélé aucune présence de fibres à la surface du minéral. Le résultat des analyses complémentaires devrait être disponible au plus tard dans les quarante-huit heures. »

Deux rapports très instructifs, mais qui ne permettent pas vraiment à l’enquête d’avancer. Des harpons à couteaux, on en trouve dans presque toutes les boutiques ou supermarchés de la côte. Quant aux morceaux de granite, il suffit de se pencher pour en ramasser, sur n’importe quel chemin, ou n’importe quelle plage. Après, avec une bonne meuleuse, on les découpe en forme de pavé, et le tour est joué. Et si l’on est trop feignant, il suffit de les acheter. Retrouver l’acheteur d’un outil de pêche ou un ramasseur de pierres, dans ce coin de Bretagne, et à cette époque-ci de l’année, ce n’est même pas la peine d’essayer. Alors, malgré la pression du procureur, le lieutenant Lambert a abandonné cette éventualité et se contente d’éplucher les comptes rendus d’audition des témoins, qui s’accumulent sur son bureau, et qui se résument tous en trois phrases : « Je me promenais dans le marché, tout est allé si vite, je n’ai pas compris ce qui se passait… » ; « Non, je n’ai remarqué personne derrière le monsieur qui a été tué ! » ; « Je ne connaissais pas du tout ce monsieur, je suis juste ici pour les vacances, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. » Le seul témoignage qui retient l’attention du chef de brigade reste celui de Nathalie Michel, la femme qui se tenait juste derrière l’homme assassiné. Il lit et relit sa déclaration, et celle de son mari, Fabien. Tous deux ont beau dire qu’ils n’ont rien remarqué de spécial, cela ne laisse de l’interpeller. Un comble pour un membre des forces de l’ordre me direz-vous, à juste titre. Il a du mal à comprendre que des gens qui étaient pratiquement en contact avec la victime puissent n’avoir aucun élément précis à apporter aux enquêteurs. Tout juste si madame Michel se rappelle avoir été légèrement bousculée, quelques dixièmes de seconde avant que l’homme ne s’écroule. Mais pour elle, une petite bousculade dans un marché bondé comme celui de Trégastel, cela ne revêt aucun caractère exceptionnel. Elle n’a même pas tourné la tête, se contentant de voir le touriste devant elle tomber comme une masse, et des éclats de sang éclabousser ses vêtements, ses jambes et ses chaussures.

Le lieutenant tapote le corps de son stylo sur le sous-main de son bureau, avec le geste machinal d’un joueur de tennis avant de servir. Il tapote pour mieux réfléchir, et mieux se rendre compte que ce couple cache peut-être quelque chose. Heureusement, ils ont été avertis de ne pas quitter le secteur. « Il vaut mieux les avoir sous la main… » se dit-il avec une vague moue, qui ne ressemble vraiment pas à un sourire.

*

Au même moment, à quelques kilomètres, quelqu’un scie avec lenteur un manche de bois. Ce pourrait bien être celui d’un filet à crevettes, ou d’un râteau pour pêcher les coques. À moins qu’il ne s’agisse d’une griffe à couteaux ? En tout cas, des larmes coulent sur ses joues, avant de tomber sur le carrelage blanc. Le morne visage n’exprime aucun autre sentiment que la tristesse. Il ne prête aucune attention au bruit de la mer, pourtant si proche. Demain, il y a un autre marché. À Trébeurden. Dix minutes de route à peine. Et une autre cible. Toute nouvelle. Apportée par le destin.

*

Le lendemain

— Alors, comment tu te sens ce matin ?

— Comme une machine à laver en fin d’essorage. J’ai horriblement mal dormi.

— Je suis bien placé pour le savoir… Tu n’as pas arrêté de gigoter dans tous les sens. Tu as fait des cauchemars ?

— Même pas ! En tout cas, je ne me souviens de rien. Sauf de m’être réveillée au moins dix fois.