Les secrets de Camaret - Michel Courat - E-Book

Les secrets de Camaret E-Book

Michel Courat

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Beschreibung

Encore un féminicide de plus cette année, Laure Saint-Donge est sur l'affaire... Mais ce drame a-t-il une explication aussi simple ?

Céline Beauchamp l’attend avec impatience, ce vide-greniers à Camaret ! Elle n’imagine évidemment pas qu’elle va s’y faire assassiner sous les yeux de sa meilleure amie. Aucun doute sur l’identité de son meurtrier : ce ne peut être que son ex-mari, une brute déjà condamnée pour violences conjugales, qui se suicide le soir même. Un simple fait divers comme on en voit beaucoup trop ? Et si les apparences étaient trompeuses ? Une histoire pas si simple pour la vingtième enquête de Laure Saint-Donge, la belle LSD…

Plongez-vous dans la 20ème aventure de la célèbre enquêtrice, Laure Saint-Donge !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Amoureux de la Bretagne et du Trégor depuis toujours, Michel Courat y a exercé comme vétérinaire pendant une quinzaine d’années avant de partir s’occuper de la protection des animaux dans les Cornouailles anglaises pendant neuf ans. De 2008 à 2016, il a travaillé à Bruxelles en tant qu’expert en bien-être animal pour une ONG européenne. Même s’il est maintenant en retraite à Locquirec, il apporte son expérience au sein de l’OABA (Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir).

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Couverture

Page de titre

À Alain Kerempichon

« Vis ton présent, et laisse ton passé pour l’avenir. »

Frédéric Dard

« Les jeunes croient que les vieux sont fous, mais les vieux savent que ce sont les jeunes qui sont fous. »

Miss Marple dans Meurtre au presbytère d’Agatha Christie

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

-Biscuiterie de Camaret, Camaret

-Brigade de gendarmerie, Crozon

-Brigade de gendarmerie, Lanmeur

-Café Chez Tilly, Locquirec

-Champagne François-Denizon, 51700 Verneuil

-Distillerie des Menhirs, Plomelin

-Distillerie Warenghem, Lannion

-Garage Daniellou, Lanmeur

-Groupe de reconnaissance et d’intervention en milieu périlleux (GRIMP), Camaret

-Hôtel de France, Camaret

-Hôtel-Restaurant Le Styvel, Camaret

-Le Bilitis, Plounérin

-Office de tourisme, Camaret

-Quai des saveurs, Camaret

-U Express, Camaret

I

Camaret, presqu’île de Crozon, rue Saint-Pol-Roux

Dès qu’il avait franchi le pas de la porte elle s’était méfiée. Mais elle ne pensait pas que la gifle serait si appuyée. La frappe d’une violence inouïe l’avait projetée à terre. Bien sûr, elle s’était efforcée d’amortir sa chute avec son bras, mais son autre joue et sa tempe avaient heurté le carrelage avec une telle force qu’elle avait failli perdre conscience.

Elle restait au sol, immobile, cherchant en vain à retrouver suffisamment d’énergie pour se relever, ou, au moins, pour pouvoir parler. Sa tête n’était plus qu’une douleur et des étoiles virevoltaient devant ses yeux. Bien plus de trente-six. L’ombre de Sylvester Stallone et de Rocky flotta un instant devant ses yeux à demi fermés ; elle n’était pas loin du KO, et ne pouvait espérer aucun coup de gong salvateur. Son cerveau aux abonnés absents pendant quelques secondes lui permit d’oublier brièvement l’intensité des brûlures. Plus assez d’énergie pour se frotter les zones endolories, alors que les éclairs de souffrance se multipliaient. Dans sa tête passait un TGV sans fin, dont chaque wagon résonnait comme un nouveau gant de boxe venant martyriser un peu plus ses neurones. Elle aurait aimé lever la tête, pour que ses yeux puissent lui exprimer tout le venin et la haine qu’il méritait, mais ses muscles refusaient tout service.

Au-dessus d’elle, sa bière à la main, il rota bruyamment avant de lui lancer avec un petit rire sardonique :

— Alors, on joue moins les putains maintenant ? T’es pas très aguichante comme ça, tu sais ! Tiens ! Habille-toi un peu !

Et il lui balança le plaid qui recouvrait le sofa du salon, afin de recouvrir ses jambes, dénudées jusqu’à mi-cuisse.

Il éructa encore une fois, sans la moindre discrétion, descendit une nouvelle rasade de sa Stella, et lui donna un coup de pied dans le bas des reins, comme pour parachever sa démonstration de bassesse et de lâcheté. Malgré la douleur, elle ne poussa qu’un râle étouffé, avant de s’évanouir. Lui s’assit sur le canapé usé jusqu’à la corde, maculé de taches diverses, mit ses pieds sur la table basse couverte de canettes vides et lâcha une flatulence dont l’odeur le fit rire aux éclats. Le temps de prendre la zappette, et il regardait un match de foot à la télé, insultant les joueurs des deux équipes à tour de rôle. Moins de dix minutes plus tard, il ronflait comme un sonneur. Il s’était endormi sans un regard pour la forme gisant à terre, et se laissait bercer par les bras de Sucellos – dieu de la bière dans la mythologie celtique gauloise – depuis près d’un quart d’heure quand elle réussit enfin à se mouvoir.

Elle dut prendre sur elle et rassembler tout son courage pour retrouver la position debout. Elle était chancelante, mais à peu près verticale.

Ainsi s’achevait un samedi presque ordinaire pour Céline Beauchamp. Avec ces nouveaux coups elle avait reçu une partie de ce salaire de la peur et de la torture qu’elle acceptait, sans révolte aucune, pour vivre aux côtés de cet homme, de cette brute, qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer. Huit ans de vie commune. Et presque autant d’années émaillées d’épisodes de violences, tantôt psychologiques, tantôt physiques ou sexuelles. Aujourd’hui elle avait eu droit au grand jeu, parce que c’était le premier jour depuis début avril où il faisait beau et chaud. Une journée idéale pour essayer ce petit combishort qu’elle s’était trouvé pendant les soldes de janvier et qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de porter auparavant.

À son retour au domicile conjugal, dans un état éthylique avancé, il n’avait pas apprécié du tout de la voir dans cette tenue et, comble de l’impudence pour Bertrand Beauchamp, d’apprendre en même temps qu’elle était allée travailler habillée ainsi.

Seule et mince consolation pour Céline, leurs deux enfants, Florian et Théa, au lit depuis longtemps, n’avaient pas assisté à la scène. Pour une fois.

Elle aurait pu profiter du sommeil de son salaud de mari pour appeler la gendarmerie, mais un petit diablotin caché au fond de sa conscience lui avait soufflé, comme chaque fois ou presque, de curieuses pensées : « Il n’a pas tout à fait tort… Je n’aurais pas dû m’habiller si court. En fait c’est aussi ma faute, etc. » Un sentiment de culpabilité paradoxal souvent rencontré chez les femmes battues ou violées, vous diront les psys, confortablement installés dans leur fauteuil.

Elle se traîna jusqu’à son lit, ultime calvaire, avant de pouvoir avaler des comprimés antalgiques et des tranquillisants, et de s’écrouler comme une masse.

*

Plus de trois ans maintenant que Céline a réussi à s’arracher à l’emprise, et aux coups, de son bourreau. Un parcours d’obstacles et d’absurdités administratives difficile à imaginer. Malgré les protections diverses dont elle bénéficie, elle n’a jamais eu totalement confiance dans leur efficacité. Pendant ces trois dernières années elle a surtout essayé de surmonter cette peur permanente, cette angoisse de le voir surgir à toute heure du jour ou de la nuit. Sept cent trente jours et autant de nuits à redouter aussi qu’il ne s’en prenne à “SES” enfants… qui sont pourtant aussi ceux de cet être abject. Sans aide, elle n’aurait, sans aucun doute, pas pu franchir toutes ces montagnes, remplir toutes ces paperasses, subir tous ces sous-entendus, affronter tous ces regards, même s’ils sont devenus plus bienveillants depuis que les violences faites aux femmes sont enfin reconnues, et que des mesures plus appropriées ont été mises en place. Celle qui l’a aidée sans relâche dans ce marathon judiciaire et administratif, celle qui lui a essuyé les yeux quand le blues ou la peur revenait trop fort, Nicole, son amie de toujours, se tient aujourd’hui à ses côtés dans le vieux Kangoo qui les mène vers la chapelle Notre-Dame-de-Rocamadour. L’un des monuments emblématiques de Camaret, ornement ecclésiastique indissociable de ce port breton au charme si particulier, situé au bout du monde, au bout de la presqu’île de Crozon en tout cas. Il n’est même pas 6 heures du matin en ce premier samedi de mai, et le Sillon, cette digue de roc et de béton qui conduit aussi à la tour Vauban, surnommée ici la “Tour dorée” ne s’éveille pas paisiblement, contrairement aux autres jours. Devant la Renault des deux femmes, pas moins de quatre voitures, en file indienne, et à hauteur de la première, deux silhouettes portant un gilet jaune fluorescent. Des courageux et matinaux bénévoles de “Camarasso” un conglomérat d’associations locales qui organisent comme chaque année leur grand vide-greniers, véritable point de départ de la saison touristique proprement dite. Et occasion non négligeable de récolter de l’argent pour le financement de leurs activités respectives… Pour chaque véhicule la même procédure. Au tour de Céline et de Nicole de s’y prêter. Mais avant, politesse oblige, elles saluent les maîtres d’œuvre de cette cérémonie bon enfant.

— Salut, Yann, salut, Gwendal, alors c’est pas trop le bordel ?

— Tiens ! Les deux plus belles filles de Camaret ! Déjà sorties du lit ?

— On nous l’avait jamais faite, celle-là ! répond Céline. Vous avez la forme dès le matin, bravo !

— On n’a pas la forme, on a la pêche ! Mais plus à la sardine…

Et l’auteur de cette blagounette à quarante centimes d’euro de s’esclaffer, en même temps que les passagères du Kangoo.

— Ni à la langouste, je présume ? enchaîne Nicole avec un sourire. C’est comme d’habitude ?

— Eh oui, ma chérie, on ne change pas une méthode qui gagne. Tu me donnes dix euros, tu pioches un papier dans mon chapeau, et cela te donne le numéro de ton stand. Cette année, on a pu avoir tout l’espace qui va de l’arrière de la tour jusqu’au bout du quai. Comme d’habitude, vous laissez bien de l’espace pour le passage des pompiers et pour l’accès aux ateliers du bout du parking.

Un couvre-chef sans forme, et bien défraîchi, qui a dû appartenir à Crocodile Dundee, le jour où il s’est fait bouffer par la bestiole qu’il convoitait. À l’intérieur, un monceau de petits papiers pliés en deux.

Nicole plonge sa main tout au fond et en ressort le numéro 13. Un nombre qui a le don de mettre Céline en joie.

— Le 13 ! Mon numéro porte-bonheur ! Super !

— Et en plus c’est facile à trouver, c’est tout au fond, juste derrière la tour, à hauteur du pont-levis. Allez, zou ! En piste ! On attend deux cents exposants, et on espère au moins cinq mille visiteurs ! Bonne journée à vous. En plus la météo est parfaite : quelques nuages mais surtout du soleil. Faites bien gaffe à ne pas rater votre créneau en rangeant la voiture, vous allez être au bout du parking, au bord de l’eau… Veinardes !

Tenant son volant d’une main, Céline regarde ce chiffre avec une joie évidente.

— Le 13, mon nombre fétiche. Je peux te dire qu’on va cartonner !

*

Camaret, hôtel de France

Assis contre la tête de lit, Hugues ne peut détacher ses yeux de ce spectacle dont il se délecte chaque fois. Dans l’embrasure de la porte de la chambre se découpe la silhouette de Laure, sortant juste de la salle de bains. Même si une serviette couvre son corps du haut de ses seins jusqu’à mi-cuisse, il déguste des pupilles ce port de tête digne d’une déesse, cette chute d’épaules d’une élégance rare, et ces jambes fines et musclées à la fois. Dans les rayons du soleil levant, il la dévore avec une volupté oculaire non dissimulée, toujours envoûté par ses prunelles vert d’eau, ses cheveux blonds, courts et bouclés, parsemés de quelques mèches teintées. Elle n’a pas remis de pansement sur sa cicatrice*, et, miracle des jeux d’ombres et de lumières, sa joue droite apparaît tout à fait normale, donnant à son visage l’éclat qu’elle avait avant ce reportage tragique en Iraq qui l’avait défigurée. Un sourire mystérieux et enjôleur aux lèvres, elle savoure ce moment de gloire anatomique, échangeant un regard sans équivoque avec son compagnon, avant de s’asseoir sur le lit, tout près de lui, et de lui offrir ses lèvres et sa langue en guise de petit-déjeuner. Manifestement, ils ont tous deux très bon appétit, et il ne se passe guère de temps avant que leur lit ne se retrouve soumis à douce épreuve.

Quand l’armistice de leur tendre guerre sonne, à peine cinq minutes s’écoulent avant que le “room service” ne frappe à leur porte. Le temps pour LSD de cacher sa nudité sous les draps, Hugues a déjà enfilé sa robe de chambre, si vite qu’il a oublié d’attacher la ceinture, et a déjà ouvert à la jeune femme souriante qui leur apporte, sur un plateau, deux flûtes et une bouteille de champagne, du Roederer, baignant dans les glaçons. Heureusement, le champ visuel de l’employée est limité, et ne lui permet pas d’apercevoir le service trois pièces de monsieur Demaître. Lequel s’empresse de réintégrer le lit en préservant son intimité et en évitant un possible remake des aventures de DSK au Sofitel de New York. Une aventure qui lui a valu une double débandade précoce avant les élections présidentielles. Ce ne sont pas les vendeurs de Flanby (ND) et de scooters qui lui en voudront. Dans la couche de Laure et d’Hugues, deux verres s’entre-choquent et deux regards amoureux “s’entrelacent”.

— Bienvenue à Camaret-sur-Mer, mon amour !

— Je t’aime ! se contente de répondre Laure avec un poutou langoureux à la clé.

Le temps de boire, avec une lenteur toute relative, leurs bulles de ce matin pas comme les autres, et Hugues redevient quelque peu sérieux, comme un pharmacien se le doit.

— Tu crois que tu as eu raison de ne pas remettre ton pansement ? Tu n’as pas peur des risques d’infection ?

— BHL* me l’a dit hier. Ses craintes d’avoir repéré des signes de début de rejet de la greffe ont diminué. Depuis son précédent examen, les choses ont bien évolué. Les microscopiques points noirs qui l’inquiétaient s’estompent. Manifestement les nouveaux médicaments qu’il m’a donnés marchent bien, et j’ai freiné un peu sur le lambig…

— Mais pas sur le champagne !

Et il lui ressert une flûte.

— Je sais ! Mais promis, je commence mon régime lundi.

*

Ambiance beaucoup moins glamour et enjouée derrière la tour Vauban. Pas moins de trois voitures bleu gendarme et un fourgon empêchent tout accès au stand no 13 du vide-greniers. En prime, une rubalise jaune et noir “GENDARMERIE NATIONALE – ZONE INTERDITE” a été déployée sur un large périmètre, décourageant tout curieux épris d’hémoglobine. L’accès au Sillon, appelé ici « la digue », cette ancienne bande de galets protégeant le port de Camaret jusqu’au début du XIXe siècle – date de sa transformation en mur de défense par le génie militaire –, s’est trouvé également condamné, au grand désappointement des nombreux visiteurs, dont certains ont marché des centaines de mètres pour se rendre à cette brocante réputée bien au-delà de la presqu’île de Crozon. Promeneurs ou badauds venus des autres stands en seraient de toute façon pour leurs frais puisqu’il n’y a pas la moindre trace de sang sur les lieux du drame. Deux techniciens en identification criminelle, les fameux TIC, examinent chaque centimètre carré du territoire délimité tandis que le légiste agenouillé finit d’examiner le corps étalé sur le sol.

Pendant que le médecin finit son examen, la jeune femme, visiblement marquée, est montée dans le Trafic avec le major Paugam et une gendarme OPJ (Officier de police judiciaire) qui cherche à trouver les paroles les plus apaisantes possibles, une mission bien difficile dans des circonstances semblables.

— Vous savez que rien ne vous oblige à nous répondre maintenant, c’est clair, précise le sous-officier. Vous êtes encore en état de choc, et nos questions peuvent attendre ce soir ou demain.

La jeune militaire s’efforce d’arrondir encore plus les angles.

— Vous ne voulez pas boire un peu d’eau ?

Larmes aux yeux, voix hoquetante, la rescapée prend sur elle pour commencer à balbutier quelques mots.

— Merci, je n’ai pas soif ! Et je voudrais répondre à vos questions au plus vite, des fois que ce salaud soit encore dans le secteur.

Un pâle sourire éclaire les lèvres du major :

— Merci pour votre courage, Madame, mais vous savez, entre le moment où vous vous êtes rendu compte du drame, le moment où on est arrivés et le moment où on a pu bloquer la zone, c’est clair, il a dû s’écouler plus d’une demi-heure. Celui qui a fait ça avait largement le temps de partir tranquillement par la digue sans attirer l’attention. Et il a pu tout aussi bien, c’est clair, repartir par la mer. Autant dire que les chances qu’il soit resté sur zone sont infimes. D’où l’importance de votre témoignage si rapide, il nous laisse une minuscule chance qu’il soit encore à proximité. Certains criminels éprouvent une curiosité morbide, et aiment rester sur place, avec un sentiment d’invincibilité qu’on a de la peine à imaginer. Mais il ne faut pas se faire beaucoup d’illusions, c’est clair.

— Le salopard ! – Dans ses yeux brillent des éclairs de colère. Alors vous pensez qu’il s’est déjà échappé ?

— J’en ai bien peur, c’est clair. Voilà pourquoi tout ce que vous pourrez nous dire, nous donner comme détails est extrêmement important. Vous êtes la seule qui puisse nous aider à retrouver le ou la meurtrière. Ou tout au moins à pouvoir nous donner un début de piste. Pourriez-vous me raconter tout ce que vous avez vu ? Mais évidemment, procédure oblige, j’aurais d’abord besoin de vos nom et prénom, adresse, profession…

Des yeux rougis regardent le gendarme. Le sourire est triste quand vient la réponse.

— Morellec, c’est mon nom, et Nicole, mon prénom, j’habite rue de Verdun, pas très loin de l’église Saint-Rémi. Je suis infirmière à l’EHPAD de Camaret. Vous savez, en fait, je n’ai pas vu grand-chose. J’étais en train de commencer à disposer le stand ; il faisait encore sombre, et j’ai trouvé que Céline mettait beaucoup de temps à rapporter de nouvelles affaires du coffre de la voiture. Je l’ai appelée, mais elle n’a pas répondu, et comme je ne pouvais pas la voir, à cause de la porte du Kangoo et de la pénombre, je suis allée vérifier ce qu’elle faisait. – Un temps d’hésitation et elle reprend, d’une voix chargée d’émotion : Et là je l’ai vue à genoux, par terre, avec le haut du corps et la tête écroulés dans les cartons et les cageots. J’ai cru qu’elle avait fait un malaise. Alors j’ai crié pour essayer de la réveiller, je lui ai donné deux ou trois claques pour la faire réagir… Elle ne bougeait toujours pas, je l’ai tirée par la ceinture de son jean, tout en maintenant sa tête, et je l’ai posée sur le sol, le plus doucement possible, en PLS. Position latérale de sécurité.

— Et vous n’avez appelé personne à ce moment-là pour vous aider ?

— Les choses sont allées tellement vite ! Je n’ai pas vraiment réfléchi… Pour moi, elle était tombée dans les pommes, j’essayais de la réanimer comme je pouvais…

— Vous n’avez pas contrôlé son pouls, ou sa respiration ? Vous êtes infirmière.

Un court silence, et Nicole reprend avec un air presque penaud :

— Non ! Non ! J’avoue que je n’y ai pas pensé une seconde. J’étais bouleversée. J’ai plutôt pensé à une crise d’hypoglycémie ou un truc comme ça. Et de toute façon je ne voyais pas assez clair pour savoir si elle respirait. Je voulais lui faire avaler un sucre, mais il fallait qu’elle se réveille d’abord. Alors je lui ai versé sur la figure une des bouteilles d’eau qu’on avait apportées. Évidemment, ça n’a rien fait. Je l’ai encore secouée pendant une trentaine de secondes, et là seulement j’ai demandé aux gens des stands voisins de venir m’aider. Y a un monsieur qui s’est penché sur elle, et qui a dit qu’elle ne respirait plus et qu’il n’y avait plus de pouls. Il a essayé de lui faire des massages cardiaques pendant que sa femme lui faisait du bouche-à-bouche. Quelqu’un d’autre a appelé les pompiers, mais quand ils sont arrivés, ils n’ont pu que constater qu’elle était morte. – Un silence, et elle répète : Morte, Céline est morte !

Les joues ruisselantes de larmes elle crie quand elle ajoute :

— Putain ! On ne meurt pas d’une crise cardiaque à 34 ans ! C’est dégueulasse…

La gendarme essaie de la consoler au mieux tandis que le major Paugam, surnommé “C’est clair” par ses subordonnés – vous l’aviez deviné, non* ? –, lui laisse quelques secondes de répit avant de reprendre, de sa voix la plus douce possible :

— Je comprends votre tristesse, mais à ce stade, c’est clair, rien ne permet de confirmer qu’il s’agit d’une crise cardiaque. Les procédures en cas de mort “suspecte” sur un lieu public veulent qu’un médecin légiste examine votre amie. Et après, suivant ses conclusions, le procureur peut décider d’effectuer des examens complémentaires…

— Vous voulez dire une autopsie ? – Le regard outré de Nicole parle beaucoup mieux que des mots – Vous ne voulez pas dire qu’on va la charcuter ?

— Rassurez-vous, Madame, “examen complémentaire” cela veut dire beaucoup d’autres choses : une prise de sang avec recherche d’alcool, de médicaments ou de toxiques, une inspection externe du corps, une analyse de substances trouvées sur ses vêtements, des traces ADN, des objets anormaux dans son environnement… Ne vous inquiétez pas, nous avons malheureusement l’habitude, et l’autopsie de votre amie ne sera que l’ultime recours si des doutes subsistent sur l’origine de sa mort. Par contre, j’aurais besoin, comme pour vous, de renseignements sur son état civil et sa profession.

Renseignements pris, le major continue :

— Elle avait un mari, des enfants, des parents ?

— Deux enfants. Florian et Théa. Huit et six ans. Ils sont justement chez les parents de Céline, à Morgat. Je vais vous écrire leur adresse.

— Et le mari ?

— Manifestement, répond-elle d’une voix brusque, vous n’êtes pas au courant de tous vos dossiers. Céline a… Céline avait déposé plusieurs mains courantes à la gendarmerie du temps où elle vivait avec lui. Et comme cela ne changeait rien, j’ai fini par la convaincre, il y a un peu plus de trois ans, de contacter une association de femmes victimes de violences conjugales. Là, elle a trouvé toutes les aides à la fois psychologiques, administratives, pratiques et judiciaires dont elle avait besoin. Elle a porté plainte contre lui et obtenu une ordonnance de protection avec le juge aux affaires familiales. C’est elle qui avait conservé la maison et la garde des enfants, lui a été condamné à six mois de prison mais avec sursis, donc elle vivait quand même avec la crainte qu’il ne revienne et ne s’en prenne à elle ou aux petits, même s’il n’avait pas le droit de l’approcher. En fait, quand Céline paraissait heureuse, on sentait chez elle une forme d’inquiétude permanente. Je crois que Bertrand, son ex-mari, devait être équipé prochainement, comme elle, d’un bracelet antirapprochement, mais pour l’instant il n’y en a pas de disponible. En tout cas, il a interdiction de s’approcher d’elle à moins de cinq kilomètres et il doit pointer à la gendarmerie toutes les semaines.

— Et vous savez où habite le mari ?

— L’ex-mari… Le divorce a été prononcé il y a deux ans. Je n’ai plus aucun contact avec lui, mais je crois qu’il loue une petite maison à Telgruc. Il s’appelle Bertrand Beauchamp.

— S’il y avait des violences avérées, il aurait dû être condamné à de la prison ferme ?

— Mon amie a décidé, contre mon avis, de retirer sa plainte, et c’est le juge aux affaires familiales qui s’est occupé de tout… Et…

Les mots semblent difficiles à sortir pour Nicole. Comme si elle-même avait du mal à les prononcer.

Le major en profite pour insister :

— Et ?

— Et, au fond d’elle-même, je crois qu’elle l’aimait toujours, et qu’elle se demandait si elle avait eu raison de faire tout ça. Elle a même demandé à garder son nom de femme mariée, c’est un signe, non ?

— Cela ne m’étonne malheureusement pas. Vous savez, curieusement, on a, c’est clair, fréquemment le cas de femmes battues, maltraitées, violées, qui pourtant trouvent toujours une excuse à celui qui les martyrise, souvent même on a des exemples où les victimes se sentent responsables de ce qui est arrivé. Les psychologues expliquent cela très bien, mais je vous passerai leurs arguments car j’ai personnellement, c’est clair, du mal à les admettre. Mais c’est un fait. Et c’est ahurissant quand on pense qu’en France, au XXIe siècle, une femme en France meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. Des chiffres inadmissibles, même s’ils semblent baisser depuis les nouvelles mesures d’accompagnement des victimes ! Quelque chose vous fait-il penser que monsieur Beauchamp était dans le secteur ce matin ?

— J’étais en pleine installation du stand, je n’ai pas vraiment regardé aux alentours, et comme je vous ai dit, le jour n’était pas encore complètement levé.

— Vous croyez qu’il aurait été capable de s’en prendre à elle au point de la tuer ?

— Ce salopard était capable de tout. Quand ils vivaient ensemble, elle a fini deux fois aux urgences, une fois pour un bras cassé et une fois pour une arcade sourcilière ouverte. Et je vous passe le nombre de visites chez le médecin pour faire constater des hématomes. Vous avez tous les documents et certificats médicaux avec la plainte qu’elle a déposée chez vous à Crozon. Excusez-moi, mais je trouve incroyable que vous ne soyez pas au courant ! C’est quand même vous le chef de brigade, non ! ajoute Nicole d’un ton acerbe.

Le major Paugam esquisse une moue pour cacher sa gêne, avant de répondre :

— Pour votre information, Madame, je ne suis arrivé à la brigade qu’il y a quinze mois, et bien évidemment, c’est clair, j’aurais été aux côtés de votre amie si j’avais été là auparavant. Mais je suis sûr que mon prédécesseur et tous les gendarmes qui se sont occupés de son cas ont fait leur travail. Le problème des violences faites aux femmes est une priorité pour nous, et à titre personnel, je vous confierai, c’est clair, que pour moi il s’agit d’un des fléaux auxquels j’attache le plus d’importance. Cela dit, et afin que les choses soient claires, c’est clair, tant que nous n’avons pas les conclusions du légiste, cela ne sert à rien d’échafauder des hypothèses. Nous allons pouvoir vous libérer très bientôt, dès que notre médecin et l’équipe scientifique auront fini leur travail. Je vous laisse voir avec la gendarme OPJ Duigou, pour que nous enregistrions par écrit tout ce que vous venez de nous dire. Il est possible néanmoins que j’aie besoin, c’est clair, de vous poser quelques questions complémentaires dans les jours qui viennent…

— Bien sûr, je comprends. N’hésitez pas. Si quelqu’un a tué Céline, il faut qu’il paie. Et si c’est ce salaud de Bertrand qui a fait ça – continue une voix beaucoup plus énervée –, j’aimerais qu’on lui coupe les couilles et qu’on lui fasse bouffer arrosées de piri-piri !

Les deux gendarmes, malgré l’extrême gravité de la situation, ont bien du mal à garder leur sérieux. Sans doute imaginent-ils la scène et cette dégustation qui n’a rien de tentant en matière gastronomique.

Sauf, peut-être pour les opposants à la corrida qui rêvent de la victoire du taureau… S’ils ne sont pas végétariens !

Le major s’efforce donc de garder le visage impassible, se lève et va pour descendre du fourgon, quand Nicole l’interpelle :

— Attendez ! Je ne sais pas si cela a de l’importance, mais je me souviens d’un truc : il me semble que j’ai entendu Céline discuter avec quelqu’un, pendant que je mettais les choses en place.

Un demi-tour express et le sous-officier affiche une mine très intéressée.

— Un homme ? Une femme ?

— Je ne faisais pas vraiment attention ; moi, vous savez, avant mon premier café, j’ai le cerveau qui tourne au ralenti. – Un court répit et elle reprend : Non ! C’était un homme, j’en suis presque sûre. Mais la conversation n’a pas duré longtemps.

— Et vous vous souvenez de quoi ils parlaient ?

— Sincèrement, non. Comme je n’ai plus rien entendu au bout de quelques secondes, ça m’était sorti de la tête. Et vous voyez, j’ai même failli oublier de vous le dire.

— Ah ! Au fait… Nous avons pris le sac à main de votre amie, mais nous ne retrouvons pas son portable. Vous sauriez où il est ?

— Je ne sais pas, je ne suis même pas sûre qu’elle l’ait eu sur elle…

*

Pas de week-end pour les écologistes… En tout cas pas pour Yannick Morellec, parti en expédition dès le lever du jour. Entre Camaret et sa première destination, pas loin d’une heure de route avant que ce professeur de SVT ne soit à pied d’œuvre, au début de la marée descendante. Son objectif : relever les taux d’hydrogène sulfuré lié aux algues vertes sur plusieurs sites de la baie de Douarnenez, tristement réputés pour leurs laitues nauséabondes. Après Trezmalalouen, Kervigen, Ty-Anquer, il continuera sa tournée par la plage du Ris, un gros morceau, avant de revenir vers Plomodiern et la plage de Lestrevet. Dernière étape, au nord de la lieue de grève, la plage de Pentrez sur la commune de Saint-Nic, tout près de Telgruc-sur-Mer. Après, il ira se faire un petit resto sans doute du côté de Morgat.

Une visite de contrôle qu’il espère décevante, car la présence de cette pollution chronique sur plusieurs plages, pas seulement bretonnes, ne devrait pas vraiment être significative en ce tout début de saison chaude. Mais la température n’est pas le seul facteur important, donc ces relevés sur le terrain peuvent réserver bien des surprises, même début mai. Et surtout, ils serviront de référence pour mesurer avec précision l’augmentation des taux d’hydrogène sulfuré si l’été permet la prolifération de ces algues que l’on combat depuis tant d’années, avec des résultats encourageants certes, mais encore insuffisants.

Cerise sur le gâteau, pour cet écolo pur et dur, qui ne compte pas que des amis, aucune contrainte conjugale ne peut s’opposer à ce qu’il s’attarde un peu, puisque Nicole, sa femme, est dans un vide-greniers avec Céline toute la journée. Il aura ainsi tout le temps cet après-midi de mettre sur le papier tous ses résultats d’analyse, et toutes ses réflexions. Il a également rendez-vous avec un journaliste à 17 heures, ce qui ne devrait pas l’empêcher de publier les résultats sur son site et sur son groupe Facebook avant ce soir. Il est bien loin de se douter de ce qui se passe du côté de la tour Vauban…

*

Retour à l’hôtel de France où Hugues et Laure, après leurs flûtes de champagne et un copieux petit-déjeuner pris dans la salle à manger du premier étage, avec une vue imprenable sur la tour Vauban et Notre-Dame-de-Rocamadour, voire Roc’h Amadour si vous le préférez à l’ancienne, s’interrogent.

— Heureuse de cette petite escapade, mon ange ?

— En tout cas j’adore l’hôtel. On a été très bien accueillis, la chambre est parfaitement à mon goût, avec le canapé en prime, et on a une vue somptueuse. Et tu as vu ces fresques sur les murs de l’escalier ? Superbes… Maintenant pour répondre à ta question, et le faire sincèrement, j’hésite entre deux sentiments. Ce port a beaucoup de charme, même à mi-marée, et j’ai hâte de le redécouvrir à marée haute. En plus, cette chapelle, cette tour et ce cimetière de bateaux de l’autre côté me donnent vraiment envie d’aller les explorer. Je suis vraiment contente d’être ici, dans un coin de Bretagne que je ne connaissais pas…

— Tu vas adorer ! Il y a énormément de choses à découvrir à Camaret, mais le reste de la presqu’île de Crozon regorge de merveilles. Je peux te dire que nous n’aurons pas tout vu en deux jours.

— On peut toujours rester une journée de plus ? Tu dois pouvoir t’arranger pour la pharmacie, et moi je n’ai rien d’urgent à faire lundi.

— Alors on décidera demain soir. On n’est pas encore en pleine saison, je ne pense pas que l’hôtel soit plein en semaine. Et pourquoi tu me parles d’un double sentiment ? Le champagne n’était pas à ton goût ?

— Déconne pas ! Même si j’aime le Denizon, ce Roederer était parfait, bien frais, et tu sais trop bien que j’adore boire du champagne le matin, quand on vient juste de faire l’amour, non ! En fait, je me sens un peu bizarre parce que cette virée en amoureux, juste après une consultation à la Cavale Blanche, me rappelle celle que l’on avait faite à Plouguerneau. Tu sais, l’histoire de Lesneven…

— Difficile de ne pas s’en souvenir. Mais à part être dans un superbe hôtel face à la mer le lendemain d’une visite chez Léveillé, tu ne vas pas me dire que tu t’attends à autre chose qu’à un week-end peinard, genre mini lune de miel, avec paysages magnifiques, bonne bouffe, bons vins, bonnes bulles – avec modération bien sûr – et nuits torrides ?

— Tu sais comme je suis un aimant à emmerdes…

— Oh oui, je ne le sais que trop, puisqu’en général, j’ai le plaisir, souvent douloureux, d’être à tes côtés quand ils arrivent. Il faut bien que ces troublantes coïncidences cessent un jour ! Allez, on va voir cette chapelle de plus près ? On a tout le tour du port à faire.

— On n’est pas aux pièces, on va pouvoir traîner sur les quais, faire les boutiques, je vais peut-être me dénicher un petit ensemble pour l’été ?

— Tant que tu ne déniches pas de cadavres, c’est tout ce que je te demande !

* Voir les premiers ouvrages de LSD, même collection.

* BHL : Bernard-Henri Léveillé, chirurgien de Laure.

* Voir Marée rouge à Plestin-les-Grèves, même collection.

II

Surchaussures aux pieds, gants évidemment, “C’est clair” est revenu sur les lieux du drame voir le légiste.

— Alors, Clément, tu peux me confirmer la mort naturelle que je puisse me passer un week-end tranquille ? Je suis de repos cet après-midi et demain, et avec Fabienne, on s’est prévu, c’est clair, une petite partie de pêche aujourd’hui, et une grande journée voile demain avec le fiston. Il vient passer une semaine ici avec sa copine, alors on espère bien en profiter.

Le médecin détourne un instant les yeux de la victime pour regarder le major.

— Je crois, Jacky, que tu vas devoir changer tes plans, car ta petite protégée n’est certainement pas morte d’une crise cardiaque, ou alors celle-ci a été provoquée par ce bougeoir en métal – il lui montre l’objet en question –, sans doute un mélange d’étain et de plomb. Regarde bien à la base, tu vois même quelques cheveux qui sont restés accrochés. Et je peux te dire que celui ou celle qui a fait ça y est allé de bon cœur. Ta “cliente” a dû être assommée sur le coup, et à mon avis, elle n’a pas dû avoir le temps de crier.

Le militaire soupèse le chandelier, et fait une moue qui en dit long sur la lourdeur de l’objet.

— Il pèse son poids, dis donc. Et tu me dis que le coup l’a seulement assommée ! C’était assez lourd pour la tuer, non ?

— Affirmatif, Major. Mais si tu veux mon avis, le coup n’avait pas d’intention forcément mortelle. Je pense que l’objet a été choisi au hasard. Tu ne peux pas imaginer les variations de résistance de la boîte crânienne : on peut la fracasser avec un simple bâton de bois et lui faire juste une énorme bosse avec une batte de base-ball. Dans notre cas de figure, j’ai vraiment l’impression qu’on ne voulait pas laisser la moindre chance à la victime. Comme on n’était pas sûr de la tuer avec le premier coup, on a utilisé une deuxième méthode silencieuse, qui était létale à 100 %. Regarde ces marques ! La lumière du jour n’est pas encore suffisante, mais avec les spots autour de nous, tu vas voir ce que je veux dire. Tu distingues cette trace rougeâtre, ce sillon à la base du cou : à peu près huit millimètres de diamètre, la peau bien marquée, presque brûlée, et de manière très homogène ? Sur le visage tu remarques cet aspect bleuté avec ces petits points hémorragiques au niveau des yeux, le bout de la langue coincé entre les dents… Tu vois même des ecchymoses sur le front et sur les joues, mais ça je pense que c’est quand elle est tombée dans le coffre du fourgon après le coup de chandelier. En fait, elle est morte étranglée.

— Des traces de défense ?

— Pas la moindre : soit elle connaissait son assassin, soit elle n’avait aucune raison de se méfier et lui a tourné le dos sans la moindre crainte. Elle a pu aussi être attaquée par surprise… Je t’en dirai évidemment plus après l’autopsie, comme on dit dans les séries policières, mais pour moi le scénario est tout simple. Un client arrive, lui demande quelque chose qu’elle n’a pas encore déballé. Elle va fouiller dans le Kangoo, il la suit, il l’assomme avec le premier objet qui lui tombe sous la main, et comme elle est inconsciente, il peut prendre tout son temps pour l’étrangler avec sans doute une cordelette, enfin un bout – prononcer boute – de marine. Ni vu ni connu. Il peut repartir tranquille, sans doute avec une babiole sous le bras, pour passer encore plus inaperçu.

— Mais c’était très risqué, les voisins des autres stands pouvaient le voir ?

— Tu n’as jamais fait de vide-greniers ?

— Si ! Une fois, quand j’étais en poste à Plestin, j’avais aidé mes gosses et ma femme à déballer.

— C’était juste avant que tu ne sois promu ici ?

— Exact !

— Donc tu dois te rappeler qu’au moment du déballage, surtout quand on le fait dans une demi-obscurité, l’ambiance est super détendue. Tout le monde rigole avec tout le monde, mais en même temps chacun est occupé à s’installer le plus vite possible, pour ne pas manquer les premiers acheteurs. Les vrais chineurs, ils arrivent en même temps que les exposants, ils fouillent même dans leur coffre avant que les objets “intéressants” ne puissent être vus par d’autres. Donc ton gars, en venant à ce moment-là, il ne risquait pas de se faire repérer. Les gens du stand du côté gauche, ils ne pouvaient rien voir à cause du Kangoo ; ceux du côté droit, ils avaient leur propre voiture qui faisait écran, et les rares passants ne risquaient pas de remarquer quelque chose avec les portes du fourgon ouvertes et la semi-obscurité.

— Donc pour toi, aucun doute ? Elle a été assommée, avant d’être étranglée, et elle ne s’est pas défendue ?

— Aucun doute. J’ajouterais qu’à mon avis, il s’agit d’un homicide volontaire avec préméditation.

— Ou une tentative de vol qui aurait mal tourné ? Elle avait peut-être, sans le savoir, un objet de valeur que le gars voulait ?

— Possible : il faudrait interroger sa copine, mais je n’y crois pas. Tu as plus de chances de gagner à l’EuroMillions que de dénicher un trésor qui vaille qu’on tue quelqu’un dans ce genre de brocante ! Et si c’était un “simple” vol, pourquoi venir avant que le tiroir-caisse ne soit rempli ? On n’a même pas touché aux sacs à main de la victime et de sa copine ! Par contre, j’ai un élément qui peut t’intéresser : compte tenu de la position de la plaie au niveau du crâne, l’assassin était gaucher.

— Gaucher… Intéressant ! Homme ou femme ? D’après l’amie de la victime, celle-ci aurait discuté brièvement avec un homme. Tu peux confirmer ?

— Difficile d’être péremptoire, mais ce genre de crime en deux temps, et la strangulation avec une cordelette, cela fait plutôt penser à un acte d’homme. Et à l’évidence prémédité. Tout le monde ne se balade pas un samedi de mai à Camaret avec une cordelette dans sa poche. Elle avait peut-être un objet particulier qu’il recherchait ?

— Et tu crois que le proc’ va demander une autopsie ?

— Il peut, rétorque le légiste avec une moue désabusée, s’il veut gaspiller le pognon des contribuables. Les causes de la mort et les circonstances où elles sont survenues ne laissent aucun doute que pourrait lever une nécropsie. On va quand même transférer le corps à l’IML*, mais, pour moi, un simple examen externe suffira, plus les analyses toxico habituelles. Maintenant, peut-être que tes spécialistes vont nous trouver de belles traces d’ADN ou des empreintes digitales… Je te laisse te débrouiller avec le bébé ; moi, j’ai quasiment fini. Ah ! Je te confirme, je n’ai pas trouvé de téléphone portable.

Le major regarde le corps allongé de la pauvre victime avec des sentiments mitigés. Bien sûr sa conscience professionnelle compatit devant le terrible drame qui vient de se jouer, bien sûr son instinct d’enquêteur réfléchit déjà aux pistes possibles.

Mais les pensées intimes qui circulent sous son képi auraient plutôt tendance à imaginer son petit Cabochard quittant le port et l’emmenant taquiner les maquereaux. Avec femme et enfants. Son bateau est à l’eau, son week-end aussi.

Les surprises ne font que commencer.

*

« Et la main dans la main / ils s’en vont amoureux / sans peur du lendemain-ain-ain », chantait Françoise Hardy. Hugues et Laure pourraient fredonner cette chanson en flânant le long du quai Gustave-Toudouze, surnommé le quai de la soif, ou de la faim, tant les établissements vous offrant boissons ou nourriture foisonnent à quelques mètres à peine de la grande bleue. Le pharmacien s’arrête un moment tout au bord d’une des cales de mise à l’eau :

— Tu vois, la toute première fois que je suis venu à Camaret, c’était en 1992, avec mes parents. Ils voulaient me montrer Antartica, le “voilier polaire” conçu par Jean-Louis Étienne pour aller explorer l’océan Arctique et se laisser dériver avec la banquise. Je n’en ai qu’un vague souvenir, mais j’ai encore les photos où je touche sa coque… Elle était vraiment originale, arrondie, toute en alu. Et si je me rappelle bien, le bateau était vendu et n’allait pas tarder à quitter Camaret.

— Ça me dit quelque chose. Il n’a pas été racheté par Peter Blake, un navigateur néo-zélandais très connu qui avait plus ou moins entrepris de faire le tour du monde avec ?

— Cinq sur cinq, mon amour ! Mais l’aventure a mal fini, puisqu’il a été assassiné par des pirates du côté du Brésil. Depuis, heureusement, le bateau a été racheté, rénové et rebaptisé Tara. Il a mené et mène toujours des campagnes d’explorations scientifiques sur à peu près toutes les mers du globe…

— Moi, je trouve ça génial que tu aies pu approcher et même toucher un bateau au destin si extraordinaire. Mais ton nouveau voilier n’est pas mal non plus.

— Le nouveau oui ! Mais l’ancien, il a eu un destin dont je me serais bien passé…

— T’inquiète ! On est loin de Tréguier, dans un charmant et paisible port, et je n’ai qu’une envie : penser à nous et à notre week-end. On va jeter un œil dans la biscuiterie ? Biscuiterie de Camaret, tout un programme ! En plus je trouve la façade vraiment superbe.

Quelques minutes à fureter dans le magasin, et ils découvrent une quantité de trésors, à manger ou à boire, et même des petits souvenirs qui feront marrer à coup sûr Tanguy et Isabelle. Les bras chargés de sacs, ils retrouvent la lumière du jour avant de décider d’aller déposer leurs achats à l’hôtel, pour ne pas s’encombrer inutilement pendant leur balade.

Les nuages ont déserté le ciel, sans doute provisoirement, et le soleil en profite pour distiller une chaleur digne d’un beau mois de juillet. Laure jette un regard panoramique pour savourer le spectacle de ce paradis pour plaisanciers, et a du mal à imaginer la même anse envahie pacifiquement par les navires sardiniers, ou plus récemment par les langoustiers qui allaient jusqu’au large de la Mauritanie pour pêcher leurs précieux crustacés.

— Il a l’air très intéressant le cimetière à bateaux ? On y va ? Tu crois qu’on peut monter à bord ?