Marée rouge à Plestin-les-Grèves - Michel Courat - E-Book

Marée rouge à Plestin-les-Grèves E-Book

Michel Courat

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Beschreibung

Morte-saison dans une station balnéaire bretonne…

Janvier à Plestin-Les-Grèves, paisible station balnéaire des Côtes d'Armor, c'est la morte-saison. En principe. Cette année, ce serait plutôt la saison des morts. Trois meurtres en deux jours ont semé la consternation dans ce bourg plus célèbre pour ses plages et sa nuit de la saucisse que pour ses tueurs. Centre-ville envahi par les gendarmes, mairie réquisitionnée, barrages routiers partout, les Plestinais ont peur. Devant ce déferlement de crimes, le commandant Roche et Laure Saint-Donge pourront-ils réagir ? Pourront-ils endiguer cette vague de violence qui vient avec la marée montante ? Une grande marée rouge. Rouge sang !

Un roman policier aux multiples rebondissements s'abat sur les Côtes d’Armor, telle une vague rouge sang ! Plongez-vous dans le second tome des enquêtes de Laure Saint-Donge !

EXTRAIT

Cinq minutes de marche et il rejoindra le carrefour de la D64, la route Morlaix-Lannion, où la navette le récupérera. La navette, c’est le nom donné au bus de ramassage de l’abattoir où il travaille, à Kerivel, à une vingtaine de kilomètres de là. Pris dans ses réflexions tabagiques, le maître de Sultan ne prête qu’une attention très limitée à ce gros 4x4 aux vitres embuées qui arrive de la vallée. Même si la vue d’une voiture est pour le moins inhabituelle à cette heure de la journée. Encore à moitié dans les bras de Morphée, il continue à descendre, longeant le bord droit de la chaussée. La lune, un peu moins timide, se dégage des nuages et blafarde ses rayons sur le macadam. Alain Lenoir continue paisiblement son chemin, savourant sans modération chaque volute nicotinique.
Un peu plus haut, dans le parking désert de la boîte de nuit locale, le 4x4 fait demi-tour. Trois personnes à bord. Qui ne se parlent pas. Qui échangent juste un regard. Déterminé. La voiture redescend maintenant vers Pont-Menou. À bonne allure. Un petit écart sur la droite, deux roues qui mordent sur le bas-côté, un conducteur impassible et un énorme pare-buffle, ce cocktail ne réussit pas au travailleur matinal. Malgré la violence de l’impact qui lui brise le bassin et une jambe, le fumeur de l’aube s’accroche, par pur réflexe, à l’impressionnant pare-chocs. Un voyage inconfortable et douloureux qui ne dure guère. La voiture s’arrête, cent mètres plus loin, en douceur, riverains obligent. Le corps, devenu inerte, retombe lourdement sur le sol, juste en avant de la roue droite.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. – Ouest France

il y a une vraie intrigue policière bien écrite, du suspens et de l'action, c'est un bon moment de distraction. - Jangelis, Babelio

À PROPOS DE L’AUTEUR

Michel Courat travaille actuellement comme expert pour une ONG qui s'occupe du bien-être des animaux, Eurogroup, et partage son temps entre la Bretagne et Bruxelles. Amoureux du Trégor depuis toujours, il y a exercé comme vétérinaire praticien pendant une quinzaine d'années, avant de partir s'occuper de protection animale dans les Cornouailles anglaises, où il a passé neuf ans. C'est dans ce Trégor cher à son cœur qu'il a déjà situé son premier roman policier Ça meurt sec à Locquirec, sorti en 2008. Auparavant, il avait publié trois ouvrages humoristiques : Gare aux Morilles (1998), La Brise de la Pastille (2000) et Mots pour rire (2001).

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

Pour Val,à jamais dans nos cœurs.

REMERCIEMENTS

– À toutes les Plestinaises et tous les Plestinais.

– À Cyril, pour ses précieux conseils et son humour.

– À tous les lecteurs de Ça meurt sec à Locquirec.

I

Vendredi 17 janvier

Il est cinq heures. Paris s’éveille.

Mais pas Plestin-Les-Grèves, chef-lieu de canton des Côtes d’Armor. 5 heures du matin, en hiver, c’est l’instant le plus glauque. « Faille veau glauque ! », disent même les Anglais. Et pourtant, c’est l’heure choisie par Alain Lenoir pour sortir de sa maison, située sur les hauts du hameau de Pont-Menou, à quelques centaines de mètres de l’ancienne scierie. C’est aussi un moment spécial pour Sultan, son chien. Attaché au bout d’une lourde chaîne de deux mètres de long, ancrée dans le béton, il hurle. Comme toutes les nuits. Depuis 5 ans. Il ne connaît de cette habitation qu’il est censé protéger que son pignon. De ce côté du mur, un demi-paysage, qu’il scrute désespérément toute la journée. Et toute la nuit. À force d’allers et retours au bout de sa longe de métal, ses pattes ont creusé un profond sillon dans la terre, comme une petite tranchée, un dérisoire rempart qui ne le préserve guère de la connerie humaine… Son seul abri : une niche. Si l’on peut appeler ainsi le gros congélateur, renversé sur le côté, débarrassé de son couvercle, que son “maître” a disposé à son intention. Et placé de telle façon qu’il puisse s’abriter à l’intérieur, ou sauter dessus pour observer et repérer d’éventuels intrus.

En cette nuit glaciale de janvier, Sultan n’a pas beaucoup dormi. Trop froid… Trop peur. Quand s’allument les lumières de la maison, éclairant faiblement le jardin, c’est un moment d’espoir dans sa vie. Qui n’en a guère. Pas un espoir de chaleur humaine, il ne sait pas ce que c’est, mais d’un peu de présence. Juste un peu de présence. La silhouette trapue qui s’avance la lui apportera-t-elle ?

— TA GUEULE, SULTAN ! crie d’une voix sèche le maître des lieux, en jetant sans douceur une vieille gamelle en métal rouillé devant la “niche” du chien. Dedans, une vague soupe aux couleurs incertaines, simple dilution des restes du repas de la veille. Pas de quoi faire un gueuleton, à peine assez pour couvrir ses besoins minimums…

— Allez, bouffe, ENFOIRÉ ! lance une voix rauque, qui attend manifestement la cigarette suivante.

Le chien, croisement approximatif d’un berger allemand, d’un rottweiller et d’un pur bâtard ne se le fait pas dire deux fois et, en moins de temps qu’il n’en faut à un croque-mort pour prendre un air de circonstance, il finit ce petit-déjeuner… Sans croissant. Et retourne dans son congélateur, en attendant la prochaine “distraction” : le passage du chat du voisin ou l’arrivée du facteur.

*

Un vent frigorifiant souffle sur la campagne obscure. La lune, pudique, reste cachée derrière de gros cumulonimbus. Plus haut sur la colline, des volutes de brume flottent au ras des arbres et n’engagent guère à l’optimisme météorologique. Le hameau semble immobile, endormi dans sa torpeur nocturne, sans la moindre lumière à l’horizon. Engoncé dans un vieux caban, Alain Lenoir enfonce un peu plus son bonnet de laine aux couleurs infâmes et délavées, pour bien protéger ses oreilles, et descend d’un pas pressé, en direction de la vallée du Douron, la rivière qui sépare, ici, Finistère et Côtes d’Armor. Un coup d’œil rapide à sa montre le rassure : « 5 heures 20, c’est bon ! » et il s’allume sa troisième clope de la journée.

« La meilleure ! » pense-t-il. La première qu’il peut savourer vraiment, tout en marchant. Après avoir tiré goulûment sa première bouffée, il prend sa cigarette entre ses doigts, étend le bras et regarde, avec un évident plaisir, le bout rougeoyant qui se consume.

« Quand tu penses que ces connards veulent nous supprimer ça ! » se lance-t-il à lui-même d’un ton amer.

Cinq minutes de marche et il rejoindra le carrefour de la D64, la route Morlaix-Lannion, où la navette le récupérera. La navette, c’est le nom donné au bus de ramassage de l’abattoir où il travaille, à Kerivel, à une vingtaine de kilomètres de là. Pris dans ses réflexions tabagiques, le maître de Sultan ne prête qu’une attention très limitée à ce gros 4x4 aux vitres embuées qui arrive de la vallée. Même si la vue d’une voiture est pour le moins inhabituelle à cette heure de la journée. Encore à moitié dans les bras de Morphée, il continue à descendre, longeant le bord droit de la chaussée. La lune, un peu moins timide, se dégage des nuages et blafarde ses rayons sur le macadam. Alain Lenoir continue paisiblement son chemin, savourant sans modération chaque volute nicotinique.

Un peu plus haut, dans le parking désert de la boîte de nuit locale, le 4x4 fait demi-tour. Trois personnes à bord. Qui ne se parlent pas. Qui échangent juste un regard. Déterminé. La voiture redescend maintenant vers Pont-Menou. À bonne allure. Un petit écart sur la droite, deux roues qui mordent sur le bas-côté, un conducteur impassible et un énorme pare-buffle, ce cocktail ne réussit pas au travailleur matinal. Malgré la violence de l’impact qui lui brise le bassin et une jambe, le fumeur de l’aube s’accroche, par pur réflexe, à l’impressionnant pare-chocs. Un voyage inconfortable et douloureux qui ne dure guère. La voiture s’arrête, cent mètres plus loin, en douceur, riverains obligent. Le corps, devenu inerte, retombe lourdement sur le sol, juste en avant de la roue droite.

Un reflet de lune traverse le talus. Le passager arrière descend du véhicule. Dans sa main, un énorme couteau de cuisine, acheté la semaine précédente à un camion d’outillage, comme il y en a si souvent dans le secteur. Qui faisait des promotions sur les articles de coutellerie. Le blessé n’en a cure. Gisant au sol, il gémit à peine, au bord du grand voyage, et de l’inconscience éternelle. L’homme au couteau se penche sur lui. D’un geste violent, il ouvre le col de son caban pour exposer son cou et, d’un geste vif, il lui tranche la gorge, prenant soin de n’en sectionner que le côté gauche. Le sang gicle à gros bouillons de l’artère carotide coupée, éclaboussant généreusement le corps du meurtrier. Ce qui ne l’empêche pas de soigneusement essuyer la lame du couteau sur le jean de l’homme à terre et de lui entailler soigneusement, et méticuleusement, le front avec la pointe de la lame.

La voiture redémarre alors et écrase allègrement la cage thoracique de l’ancien fumeur, lui enlevant tout espoir de souffler d’autres bougies d’anniversaire. Comme quoi, les grands tobacologues, si politiquement corrects, ont bien raison : « Quand on fume, on s’expose à des problèmes de poumon ! » Pour les 2669 kilogrammes du 4x4, rouler sur ce type d’obstacle, n’est pas un souci. Il en a vu d’autres. Alain Lenoir, lui, s’en fout. Le saigneur de cochons, et autres bestiaux, est mort.

Autour de la voiture, rien n’a bougé. Pas une lumière ne s’est allumée et, à part Sultan qui continue à hurler, comme tous les matins, on n’entend pas un bruit. Sauf celui du vent glacial dans les houppiers des arbres. Et de la voiture qui redémarre doucement, direction l’ancienne scierie et la route de Lanmeur. À l’est rien de nouveau. Le soleil n’est pas près de se lever. Cette journée a définitivement mal commencé pour l’employé de l’abattoir de Kerivel.

Décidément, le vendredi n’est pas le jour du saigneur…

*

6 heures 45, le même jour.

Après sa première piqûre chez un pochetron de Saint-Haran, un hameau situé non loin de là, Nadège Duroux se dirige vers Lanmeur, de l’autre côté de la “frontière” 22-29, pour renouveler un pansement chez un petit vieux. Qui rime depuis des mois avec ulcère variqueux. Malgré la nuit encore dense et les nuagettes de brouillard, elle est bien éveillée et attentive à la moindre possibilité de verglas ou d’obstacle sur la chaussée. La vision d’une masse sombre allongée sur le macadam ne la fait même pas sursauter. Il lui est déjà arrivé dans le passé de ramasser, au petit jour, des ivrognes en goguette, ayant trouvé plus simple de dormir sur place que de retrouver leur chez-soi, trop éloigné pour leurs facultés physiques ou cérébrales. Warnings allumés, triangle de signalisation soigneusement disposé, gilet fluo revêtu, c’est en professionnelle qu’elle s’approche du corps allongé, une lampe-torche à la main. Il ne lui faut pas long-temps, à la vue de la gorge ouverte et du sang répandu, pour réaliser. L’absence de pouls ne la surprend guère. Elle a bien compris qu’à moins d’un accord particulier entre l’homme étendu et les autorités divines, un jour de Pâques, il ne fait plus partie du monde des vivants. Ne reste qu’à prévenir gendarmes et pompiers, ce qu’elle fait aussitôt.

*

Plestin FM, 8 heures 10. Pour Isabelle Lebech, c’est la dernière ligne droite. L’animatrice de la tranche matinale de la station des Côtes d’Armor profite d’un intermède musical pour finir sa revue de presse et éplucher les dernières dépêches d’agences. Elle a encore deux flashs d’infos à assurer, celui de 8 heures 30 et celui de 9 heures. La nouvelle du meurtre de Pont-Menou n’est toujours pas tombée, soigneusement sauvegardée, pour l’instant, par la gendarmerie du bourg costarmoricain.

À vrai dire, elle n’a pas tout à fait la tête au travail ce matin. Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres pour elle. Sitôt quitté l’antenne, elle va foncer sur la gare de Plouaret pour aller chercher Laure. Laure Saint-Donge, dite LSD, la journaliste qui avait résolu l’histoire des meurtres en série à Locquirec1, le village voisin. Elle vient passer quelques jours de repos à Plestin, avant de repartir pour une enquête, « sur l’utilisation réelle des fonds caritatifs après le tsunami de 2004… ». Tout un programme. Intérieurement, l’animatrice de radio rigole : « Comment peut-on avoir envie de venir en Bretagne-Nord à cette époque de l’année ? À part bouffer des crêpes à la chaleur d’un feu de bois et sortir emmitouflé, que peut-on bien y faire quand on est en vacances ? »

— Respirer… Se reposer… Se ressourcer… En un mot, redécouvrir la vraie vie ! Ça te va comme réponse ? lance la journaliste en s’engouffrant dans la vieille Picasso d’Isabelle Lebech, moins de deux heures plus tard.

Malgré leurs rapports difficiles lors de l’enquête locquirécoise, les deux femmes n’ont pas été longues à reprendre contact après le dénouement de l’affaire. Des conversations téléphoniques régulières, des échanges de courriels, et une rencontre lors de la présentation parisienne du bouquin tiré des confidences des meurtriers, ont entretenu une forme d’amitié. Intéressée peut-être, mais amitié quand même. Toutes deux attendent beaucoup de cette rencontre : dissiper les malentendus, échanger leurs expériences professionnelles et discuter de leurs vies de femmes mûres. Et seules… Tout heureuses de se revoir, Isabelle et Laure ne prêtent qu’une attention relative au bulletin météo diffusé par Plestin FM : « Températures positives dans toute notre zone, mais attention toutefois à quelques risques isolés de verglas ou de gelées blanches dans les vallées. »

Rien à craindre du côté de Pont-Menou, la gelée éventuelle serait plutôt rouge…

*

Même jour, gendarmerie de Plestin.

À la gendarmerie locale, c’est l’effervescence. Toute la brigade est sur le pont, aux ordres de l’adjudant-chef Paugam. Surnommé “C clair”. Le secteur du crime a été bouclé et la circulation déviée. Une déviation qui ne devrait pas entraîner d’embouteillages monumentaux, vu le trafic sur la portion de route qui a été interdite au public. Les premières constatations n’ont rien révélé. Le périmètre est sécurisé, les rubans jaune et noir « Gendarmerie Nationale Zone interdite » ont été apposés, et quatre gendarmes laissés sur place pour surveiller. Il ne reste qu’une chose à faire : prévenir la hiérarchie. À peine de retour à Plestin, le chef de brigade a aussitôt prévenu le parquet et le procureur Menez. Qui, devant la gravité des faits, a confié l’enquête non pas à la Brigade de Recherches de Lannion, mais d’emblée, à la Section de Recherches de Rennes. En attendant son arrivée, l’adjudant-chef rassemble ses troupes :

— Je veux tout le monde dans la salle de réunion, dans cinq minutes ! C’est clair ?

Cinq minutes plus tard, c’est la brigade au complet, doigt sur la couture du pantalon, qui se présente au rapport.

L’officier, d’un ton ferme, prend la parole :

— Mesdames, Messieurs, ce qui s’est passé ce matin, c’est clair, est un événement exceptionnel dans notre commune. La dernière mort violente d’origine criminelle sur notre territoire remonte à la fin des années 70. C’est vous dire le retentissement que cela va avoir dans tout le village. Et même le canton, c’est clair. Tous nos faits et gestes vont être passés au peigne fin par la population et les journalistes… Vous imaginez ce que cela veut dire ?

Dans un bel ensemble qui n’aurait pas dépareillé à Saint-Tropez, le chœur des militaires répond :

— Oui, mon adjudant-chef !

— Comme vous le savez déjà, c’est la SR de Rennes qui est chargée de l’enquête. C’est une procédure inhabituelle, qui vous montre l’importance potentielle de cette affaire aux yeux des autorités judiciaires. Et nous apporterons toute notre aide à la Section de Recherches ! Déjà en lui fournissant le maximum d’éléments sur la victime ! C’est clair. Romain ! Vous avez des détails ?

— Oui, mon adjudant-chef, répond le tout jeune maréchal des logis. Il prend ses notes et lit d’une voix assurée : la victime s’appelle Alain Lenoir, 39 ans, et habitait un peu au-dessus de l’endroit où on l’a trouvé, route de Pont-Menou, au lieu-dit Milin Coz. Il vivait seul. Séparé de sa femme depuis 8 mois. Une fille de 10 ans qui vit avec sa mère, route de Lanscolva, à Plestin. Il travaille, enfin il travaillait, comme abatteur à la CABOV de Kerivel, à côté de Plounévez-Moëdec.

— La CABOV, je connais, répond le capitaine. Et abatteur ? Ça consiste en quoi exactement ?

— Mon oncle a travaillé dans un abattoir, alors je peux vous répondre sans problème. C’est celui qui tue les bestiaux et s’occupe du début du dépeçage…

— Tueur de bestiaux… répète doucement Paugam, l’air dubitatif. C’est clair, cela ouvre la porte à pas mal de suppositions intéressantes… Comme il est mort égorgé, cela pourrait nous orienter vers d’autres tueurs de l’abattoir. Vous avez convoqué le patron de la CABOV ?

— Je l’ai appelé, mais ils sont en plein boulot à cette heure-là un vendredi, il m’a fait dire qu’il n’avait pas le temps de me parler.

— Pas le temps ! Mais il s’agit d’un meurtre, c’est incroyable ! Il aura intérêt à le trouver le temps, c’est moi qui vous le dis ! Je verrai ça avec la SR mais, en attendant, vous allez me faire le plaisir de filer là-bas aussitôt que possible. C’est clair ?

— Très clair, mon adjudant-chef !

— Bon ! Une autre chose, je crois, que pour certains d’entre vous, travailler avec une SR ce sera une première ?

Un murmure approbatif lui répond.

— Bon, c’est clair ! On a quelques minutes pour clarifier les choses. Apporter notre support aux collègues de la SR, c’est assurer leur logistique, voitures, repas etc. C’est les aider pour les paperasses, et s’occuper, sous leurs ordres, des enquêtes de voisinage, de personnalité etc. Je compte donc sur vous pour aider au maximum le commandant Roche qui va prendre les recherches en main avec ses techniciens. Je vous demande également de vous abstenir DE TOUT CONTACT AVEC LA PRESSE, même informel. Vous allez être sollicités de partout, journalistes, amis, parents. Vous êtes soumis au devoir de réserve et au secret professionnel, et donc vous ne direz rien NI officiellement, NI officieusement. Pour les rapports avec la presse c’est moi qui gérerai ça, en accord avec le commandant. Si quelqu’un vous contacte, vous nous le renvoyez immédiatement, c’est clair ? Dans le cas contraire, comme vous vous en doutez, des sanctions seront prises. Est-ce assez clair ?

Dans un ensemble presque parfait, l’ensemble des gendarmes et sous-officiers lance :

— Oui, mon adjudant-chef !

— Des questions ?

Silence dans les troupes…

— Bon, le commandant Roche devrait arriver d’ici un quart d’heure. D’ici là, vous me cherchez tous les éléments possibles sur la victime. Casier, plaintes, mains courantes, auditions, rapports avec les voisins, vous commencez à m’éplucher tout ça. Moi, je me charge d’annoncer la nouvelle à ses proches, c’est clair… Allez, au boulot maintenant !

* * *

Le feu commence à crépiter joyeusement dans la vieille cheminée en pierre du salon. Assises confortablement dans un canapé en cuir lie de vin, Laure Saint-Donge et Isabelle Lebech papotent gentiment. En évitant soigneusement d’évoquer les morts tragiques de Locquirec. Pourtant si présentes dans leurs mémoires. « C’était il y a plus d’un an, un siècle, une éternité, dans ta robe blanche, tu ressemblais à une aquarelle de Marie Laurencin… On ira… » Merci Joe Dassin, mais on est en janvier, en Bretagne, alors ce n’est pas vraiment l’été indien… Bref, c’était il n’y a pas si longtemps. Et pour la pauvre Isabelle qui a perdu tant de ses amis dans cette sinistre aventure, chaque week-end a un goût amer. Il y a tant d’absents sur la terrasse de l’Hôtel du Port, aux Algues ou chez Sophie, leurs principaux points de chute locquirécois…

De son côté, Laure Saint-Donge n’est pas restée inactive : son récit sur les meurtres de Locquirec a fait un carton et, avec les 80 000 exemplaires vendus, elle est à l’abri du besoin pour pas mal de temps. Mais elle ne s’est pas montrée ingrate et a, discrètement, il est vrai, reversé de jolies sommes aux victimes annexes des tueurs… à savoir les conjointes, les conjoints et les enfants…

— Alors quel est ton programme pour te ressourcer, en plein mois de janvier, dans un bourg aussi… tranquille que Plestin ? demande Isabelle en servant un peu de thé dans une mug orange fluo qui tranche pour le moins dans cet environnement plutôt classico-bretonnant.

— Orange fluo… ta mug me rappelle des souvenirs.

Et Laure Saint-Donge se revoit au volant de sa Fox, de la même couleur. Son regard n’est pas loin de s’embuer…

— Oh merde ! Excuse-moi, je n’avais pas fait la relation. Tu veux que je la change ?

— Non, non ! T’en fais pas, ce n’est rien… Assise à la droite de LSD, Isabelle ne peut s’empêcher de fixer les yeux de son amie, et ne peut empêcher non plus son regard de déraper. Direction LA cicatrice. Celle qui barre le visage pourtant si plein de charme de Laure Saint-Donge. Une vilaine balafre, très profonde, qui entaille sa joue droite de l’aile du nez au lobe de l’oreille. Et en hiver, avec le froid extérieur et l’absence de bronzage, elle s’orne en prime de reflets violacés et de microbourgeonnements du plus horrible effet.

Sauf pour des amateurs de sutures façon Frankenstein…

La journaliste parisienne a bien remarqué la moue de dégoût, même retenue, sur le visage de sa copine…

— Pas terrible en hiver, non ? D’habitude, j’essaie de faire un petit séjour au soleil ou à la montagne, histoire d’améliorer la couleur de peau, mais je n’ai pas encore eu le temps cette année. Alors tu as de la chance… tu me vois, sans maquillage, sans bronzage, et tu vois ce que je me paye tous les matins devant ma glace… Ah c’est sûr, avec moi comme belle-mère, Blanche-Neige n’aurait pas eu droit à une pomme pour s’endormir… le miroir n’aurait jamais pu me mentir !

Pas fière de son “dérapage” visuel, Isabelle tente de se rattraper aux branches :

— Mais non, j’t’assure, je regardais pas ça, au contraire…

— Écoute, Isabelle, ne déconne pas, ça fait plus de cinq ans que je vis avec cette putain de balafre, alors les réflexions d’excuse, je les connais plus que par cœur… Alors, t’es gentille, tu parles d’autre chose, d’accord ?

— Bien sûr, excuse-moi… Alors, quel est ton programme ?

D’un ton irrité, mais qui s’adoucit très vite, Laure reprend :

— Dormir, traîner, feignasser. Faire du sport, bouffer, picoler, danser, me marrer et pourquoi pas… baiser ? Ça te semble correct ?

— Putain ! Je signe tout de suite ! Et plus sérieusement, tu as… des projets ?

— Question repos, j’en ai besoin, c’est sûr… Mais en fait, j’ai quand même du boulot, je rentre du Canada, du golfe de Saint-Lawrence, une des principales zones de chasse aux phoques.

— Et alors ?

— Et alors ? Eh bien, c’est pas beau à voir… Les Canadiens s’étaient engagés à ne plus tuer les bébés phoques “excédentaires” que dans des conditions humaines.

— Et alors ?

— Alors ! C’est dégueulasse ! J’ai vu des chasseurs les saigner sans même les étourdir, j’en ai vu les dépecer sans même s’assurer qu’ils étaient morts… Horrible !

— Tu étais là-bas pourquoi ?

— Oh… j’avais été contactée par différentes ONG qui s’occupent des animaux ! Maintenant je vais publier mon reportage et mes photos sur les médias européens et canadiens… Ça devrait bien se vendre… Le bébé phoque est très vendeur, tu sais !

— Autrement dit, tu viens passer des vacances… actives ?

— Les articles ne devraient pas me prendre trop de temps, alors je voudrais profiter de mon temps libre pour… découvrir paisiblement ce pays, sans me préoccuper de meurtres ou autres déviations de comportement de mes contemporains. Peinarde, je veux être peinarde, et découvrir la Bretagne, celle dont j’ai si souvent entendu parler et que j’ai à peine entrevue la dernière fois que je suis venue. Je suis sûre qu’il y a des tas de coins sympas à découvrir, même dans les frimas, la bise et le crachin, non ?

— Écoute, très franchement, je suis plutôt Finistère que Côtes d’Armor, alors je ne connais pas trop bien l’arrière-pays, côté Plestin, mais on pourrait le découvrir ensemble… Et puis, je pourrais te faire découvrir du monde, y a des tas de gens sympas dans ce pays ! Tiens, en fin d’après-midi, c’est l’assemblée générale de l’Office du tourisme, ça ne te dirait pas de venir avec moi ? À la fin, il y a la galette des rois des boulangers du bourg et un apéro amélioré !

— Oh, alors là, j’vais t’dire, si tu me prends par ce genre de sentiment, je sens que mon séjour plestinais va très bien se passer !

Et elles partent d’un grand éclat de rire.

— Dis donc, reprend Isabelle, il est bientôt 11 heures, ça ne te dérange pas si j’écoute la radio pour le flash, c’est un nouveau qui le fait ! C’est son premier jour en solo et je voudrais voir comment il se débrouille…

— Vas-y, je t’en prie, il faut que j’aille chercher quelque chose dans la voiture.

À son retour, le visage d’Isabelle reflète manifestement une grande contrariété. Que décèle immédiatement son amie.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Ta nouvelle recrue a dit des gros mots ?

— J’aurais préféré ! Il a lu un communiqué de la gendarmerie à l’antenne, il y a eu un accident mortel à Pont-Menou ce matin, et ils lancent un appel à témoins.

— Et alors ? Qu’est-ce que ça peut te foutre, on n’est pas à Pont-Menou ici, on est à… comment tu m’as dit ? Lanvellec ? Et s’ils ont besoin de témoins, c’est logique, non ?

— Évidemment, mais je n’aime pas ça… Je connais bien le chef de brigade, c’est un bon copain, on a été au collège ensemble, et je peux te dire qu’en général, il ne balance pas de communiqué comme ça… C’est bizarre… Bizarre.

— Et tu connais la victime ?

— Ils n’ont pas donné de nom… C’est vraiment bizarre !

— Bon ! Écoute, ma petite Isabelle, t’es bien gentille, mais je suis ici en semi-vacances, et je n’ai pas l’intention de gâcher une si belle journée, AVEC galette des rois et apéro, pour une banale histoire d’accident, même si c’est très triste.

— Ouais, t’as raison, faut pas s’en faire, d’autant plus qu’il faut que je te conduise à ton “hôtel”.

— Exactement ! J’étais bien chez toi, mais même si j’ai dormi dans des dizaines d’endroits différents dans mes différents reportages ou enquêtes, j’ai toujours une excitation de petite fille déballant sa poupée quand je pousse la porte d’une nouvelle chambre. Alors, allons-y, chauffeur !

Isabelle Lebech prend le volant, le visage souriant, mais à l’intérieur, quelque chose ne tourne pas rond. Et tous les yaourts biologiques n’y pourront rien. Elle est inquiète.

*

Le commandant Roche ne s’est pas appesanti en mondanités. Arrivé à 8 heures 57 dans sa Scénic rutilante, et ce n’est pas toujours facile avec une voiture bleue, il s’est présenté rapidement à l’adjudant-chef Paugam, avant de faire un rapide tour des locaux de la brigade, son futur QG jusqu’à la fin de l’enquête. Un briefing express avec les gendarmes sur place et, à 9 heures 16 et 31 secondes, il repart au volant de son mini-monospace, avec l’officier plestinais comme passager. Les gendarmes Chalon et Bourgeois les suivent de près dans leur Clio de service.

Moins de trois minutes plus tard, ils sont sur les lieux du crime où des hommes de la SR ont déjà commencé leurs investigations. Depuis près de cinq ans qu’il est en place sur le secteur, le commandant a su nouer des liens humains bien particuliers avec ses subordonnés. Fin de trentaine, le crâne rasé à faire pâlir un légionnaire chauve, les sourcils à la Domenech, l’air revêche, on ne peut pas dire, au premier regard, que c’est le genre de supérieur qu’on tutoie et qu’on appelle par son prénom. Encore moins à qui l’on tape dans le dos. On se dit plutôt qu’il est du genre pète-sec, avec une conscience professionnelle plus stricte qu’un séminariste intégriste. Aspect trompeur, car, “à l’usage”, le commandant se révèle être toujours à l’écoute de ses hommes, rigoureux dans le travail, ferme parfois, mais toujours juste. Et parfois capable d’humour, souvent au second degré.

À peine descendu de voiture, il se fait vite expliquer les circonstances du drame telles qu’elles ont été reconstituées. Jusque-là.

— Et on a une idée de l’heure du crime ? demande-t-il à l’un des techniciens de la brigade scientifique, en combinaison blanche.

— D’après les constatations du légiste, la mort serait intervenue entre 4 heures 30 et 6 heures du matin.

— C’est qui le légiste ? Dupuis ou Lombard ?

— Ni l’un ni l’autre, ils sont malades tous les deux… C’est Lesage, celui de Morlaix qui assure l’intérim, répond l’expert. Version Plestin-Les-Grèves.

— Peu importe… À quelle heure il a fixé l’autopsie ?

— Fixé l’autopsie ? Je le connais bien, Lesage. Du 1er mars à la Toussaint, ce n’est pas la peine d’espérer le voir faire quelque chose un jour de grande marée… Il tuerait père et mère pour aller chercher des moules sur la Méloine.

— Et c’est quoi la Méloine ?

— Oh, juste un plateau rocheux qui marque l’arrivée sur la baie de Morlaix…

— Bon, d’accord… mais on est en janvier !

— Et c’est pour ça qu’il a programmé l’autopsie pour 13 heures aujourd’hui !

— Tant mieux ! Bien sûr, vous me tenez au courant dès qu’on a le résultat ?

— Bien sûr, mon commandant !

— Et sur le terrain, qu’est ce que vous avez trouvé pour l’instant ?

*

Une vieille grange délabrée, au milieu de la campagne. Dans la cour, une odeur pestilentielle. Et quatre pneus de Land Rover qui se consument, dégageant une acre fumée noire…

*

Côté gendarmerie, on ne chôme pas, il est à peine onze heures quand la voiture conduite par l’adjudant-chef Paugam en personne, escorté du maréchal des logis Romain, se présente devant l’abattoir de Kerivel. Un grand bâtiment, vaguement rectangulaire, mélange de béton et de verre, recouvert de plaques ondulées de fibrociment, parsemé de rares ouvertures. Dans la cour, quelques baraques de chantier et, parfumant l’atmosphère de doucereuses volutes de gas-oil, trois semi-remorques en manœuvre. Malgré la voiture de fonction aux couleurs sans équivoque, malgré les uniformes, la barrière de sécurité à l’entrée reste close. Comme à regret, le vigile de service quitte sa guérite et sa douce chaleur, et s’enquiert des intentions des arrivants. Puis il prend son talkie-walkie et appelle le big boss, Gilbert Legros.

Moins de deux minutes plus tard, une silhouette pas vraiment mince, en accord avec le patronyme en quelque sorte, traverse la cour en direction des gendarmes. Bottes blanches, combinaison blanche, chapeau blanc à ruban rouge, joues assorties au ruban, le nouvel arrivant a manifestement un goût prononcé pour certaines choses de la vie… réputées bonnes. Mais à consommer avec modération. Ne grignotez pas entre les repas, ne mangez pas trop salé ni trop sucré, et mangez au moins cinq légumes différents par jour.

Ouf, le livre ne sera pas censuré, j’ai passé tous les messages !

— Bonjour Messieurs, Gilbert Legros, directeur de cet abattoir. Je viens d’apprendre pour Alain, c’est terrible ! J’ai été vraiment surpris de ne pas le voir ce matin, surtout qu’il n’avait jamais été absent jusque-là. Mais de là à imaginer…

— Monsieur Legros, interrompt l’officier de gendarmerie, nous aurions plusieurs questions à vous poser, c’est clair, pourrions-nous le faire dans un endroit… moins exposé ?

— Bien sûr, bien sûr, on va aller dans mon bureau… Mais je dois vous prévenir, on est un peu beaucoup sous pression, parce qu’il y a un problème électrique à notre usine de Kermelec. L’abattoir est arrêté, et on ne sait pas pour combien de temps… Alors ici, on a un boulot monstre, puisqu’on a récupéré tous les animaux qu’il devait recevoir… Et un vendredi en plus… Avec toutes les commandes en cours… je ne vous raconte pas !

— Monsieur Legros, je crois que vous n’avez pas bien compris, il s’agit d’une enquête sur un meurtre, pas d’une enquête de routine sur un vol de téléphone portable ! Il peut être déterminant pour nous d’aller aussi vite que possible, il y a un assassin en liberté, peut-être prêt à tout. Votre aide est extrêmement importante, vous comprenez ? Alors vos problèmes commerciaux, je compatis, mais ils passent après l’enquête que j’ai à mener ! C’est une enquête criminelle ! C’est assez clair ? Sinon, je peux vous emmener tout de suite à la brigade, pour quelques heures, si vous… préférez… ?

— Oui, bien sûr, bien sûr… je comprends ! On va aller dans mon bureau, on sera plus tranquilles. Je vais vous montrer le chemin…

Le bureau du directeur de l’abattoir n’est en fait qu’un foutoir de paperasses duquel dépassent quelques ordinateurs et terminaux d’imprimantes. Sans compter quelques téléphones et une secrétaire qui semble avoir bien du mal à gérer la pression engendrée par le surcroît d’activité. Surtout un vendredi.

— Asseyez-vous, je vous en prie ! propose le maître des lieux. Alors, qu’est ce qu’il s’est passé pour Alain ?

— On l’a retrouvé à 400 mètres de son domicile. Égorgé. Nous attendons les résultats de l’autopsie très bientôt, mais nous aimerions avoir votre sentiment à propos de sa mort ? Égorgé… Les circonstances de sa mort nous font penser qu’il peut s’agir d’un professionnel… et pourquoi pas un collègue de travail… Alors, j’aimerais savoir quel genre d’homme c’était… S’il avait des ennemis… S’il a eu des problèmes avec des collègues… Et cætera et cætera. Tout élément que vous pourriez nous apporter peut être important. C’est clair ?

— Alors là ! Je suis scié ! Mon fils dirait : vous me trouez le cul ! Alain, égorgé ! Je vais vous dire… ça fait bientôt 30 ans que je dirige cet abattoir… Des connards et des abrutis, j’en ai vu défiler un paquet ! Mais Alain… Alain ! C’était une crème, cet homme ! Il a, pardon, il avait commencé ici, il avait 16 ans… comme aide nettoyeur. Il était monté en grade, parce qu’il bossait bien, honnête, travailleur, l’employé idéal. Et avec les animaux… Toujours gentil avec eux, même au moment où il les tuait. Il leur donnait des petits noms, des “mon bonhomme”, des “ma cocotte”… Et avec ses collègues ? Jamais eu de problèmes sérieux. Quelques engueulades bien sûr, des bastons de mecs ; dans un abattoir, y’a pas beau-coup d’enfants de chœur… Mais rien, rien qui dépasse les limites du normal. Si on peut dire qu’un abattoir est un milieu normal…

— Vous le connaissiez… personnellement ?

— Personnellement, non. Mais ça faisait plus de 20 ans qu’on se côtoyait tous les jours, qu’on rigolait ensemble, qu’on partageait des galères ensemble… C’était un employé modèle, consciencieux, attentif aux animaux, à ses collègues, toujours là pour aider dans les moments difficiles… Non vraiment, j’ai jamais eu de problèmes majeurs avec lui… Je ne comprends pas ce qui a pu lui arriver !

— Il vous parlait de sa vie privée ?

— Ce n’était pas vraiment un… ami… C’était un bon employé, c’est tout. On se voyait tous les jours, on discutait 30 secondes, rien de plus. Celui qui pourrait sans doute vous en dire plus c’est Georges, le contremaître. Vous voulez le voir ?

— Ah oui ! Absolument !

Le directeur de l’abattoir jette un coup d’œil aux écrans de contrôle qui ornent le mur devant son bureau.

— Il va vous falloir attendre un peu… Ils commencent juste les agneaux. 300 à tuer, c’est l’affaire de… deux heures à peine.

— Écoutez, on ne peut pas attendre si longtemps ! Il n’y a pas moyen de le voir avant ?

— Si, bien sûr, à condition de descendre dans le hall d’abattage.

— Eh bien, allons-y ! lance le chef de brigade. Avec un enthousiasme modéré, à l’idée de pénétrer dans le cœur d’un abattoir. En pleine activité…

* * *

L’ambiance est plus détendue chez Isabelle Lebech et Laure Saint-Donge.

— Alors il est où le petit hôtel sympa que tu m’as trouvé ?

— Ce n’est pas vraiment un hôtel, c’est une résidence hôtelière. Comme ça, tu es totalement libre de tes mouvements. Ça s’appelle “Les Côtes d’Armor” et c’est sur la route de la corniche, à Plestin. De ta chambre, tu auras une vue magnifique sur la presqu’île de Locquirec. Comme ce n’est pas vraiment un hôtel, tu seras peinarde, tu pourras te faire ta bouffe toi-même, si tu veux, et si tu ne veux pas, tu as au moins cinq restaurants très corrects à moins de cinq minutes. Et en plus, tu auras une chance de voir Fernandel !

— Fernandel ?

— Ouais, c’est un cheval, un magnifique postier breton, que Jean-Claude et Michèle, les patrons de la résidence attellent régulièrement pour aller se balader en carriole.

— Un postier ? Genre Besancenot ?

Un grand sourire aux lèvres, Isabelle répond :

— Pas vraiment… Ce postier-là, les seules grèves qu’il ait jamais faites c’est celles de Plestin. Celles qui sont recouvertes de sable… Le postier breton, c’est une race de cheval très populaire dans la région, et je peux te dire qu’on en est sacrément fiers dans le coin !

Après une longue et sinueuse descente, la voiture d’Isabelle arrive face à la baie de Saint-Michel. Marée montante. Elle tourne à gauche, direction Saint-Efflam et le bourg de Plestin.

— Et là-bas ? C’est Locquirec ?

— Exactement ! Bravo ! Et toute cette baie que tu découvres c’est la baie de Saint-Michel en Grève, avec devant toi cet “immense” rocher qui domine le paysage. Notre pain de sucre à nous : le “Grand Rocher” !

Insensible aux traits d’humour de sa conductrice, Laure ne sourit pas. Ne sourit plus. Elle n’a même pas un regard pour ce que lui montre Isabelle, ses yeux sont dans les vagues. Dans le vague. Cette baie réveille en elle des émotions profondes. Les souvenirs reviennent plus vite à la surface que les cadavres, pense-t-elle, en regardant la mer aux reflets de bronze. Si différente de sa dernière vision lors des drames locquirécois. Où le bleu de la Manche s’irisait au soleil de juillet. Et se mêlait parfois de sang… ou de larmes… Son regard embué s’arrête soudain sur un point noir émergeant des vaguelettes, où s’éclate un véliplanchiste indifférent à la froidure environnante.

— Et c’est quoi ce truc noir au milieu de l’eau ? demande-t-elle, intriguée.

Tout en restant attentive à sa conduite, Isabelle Lebech jette un bref coup d’œil dans la direction du bras de son amie, et comprend vite ce dont il s’agit.

— Ah, ça ! Ça, c’est LE symbole de cette baie… Ce qu’on appelle la croix de mi-lieue. Une croix de pierre qui servait de repère aux marcheurs qui traversaient la baie à marée basse. Ils gagnaient beau-coup de temps par rapport au chemin côtier, mais il y avait le risque de la marée montante, de la brume, des sables mouvants… et des légendes locales ! De quoi foutre la trouille à un régiment de GI’S. La croix aurait été détruite par un bombardement américain au printemps 44, et on ne l’a remise en place qu’en 1993. Je t’y emmènerai, si tu veux…

— Écoute, Isabelle c’est sympa, mais franchement, à cette époque-ci de l’année, dans ce coin-ci, je n’ai pas franchement envie d’aller me les geler sur la plage pour voir un bout de pierre, si tu vois ce que je veux dire ?

— T’inquiète ! À vrai dire, moi-même je n’y suis jamais allée… Allez, maintenant cap sur ton “hôtel”, on est presque arrivées.

*

Le même jour, 16 heures.

Fidèle à ses habitudes de ponctualité, Janine Lemoal n’a pas une minute de retard quand elle stoppe sa Ford Fiesta devant la maison d’Yves et Antoine Menguy, située non loin de la Forge, dans la partie ouest du village. Une vieille fermette typique, en retrait de la route, avec des murs épais, mélanges de pierres plates et de terre argileuse séchée. Comme on en voit si souvent dans cette partie du Trégor. À cette heure de la journée, la fidèle et dévouée employée de l’ADMR2, l’association locale qui fournit, à des conditions très intéressantes des “auxiliaires de surface” aux “PQSAUFDMMQNPPETAUPR” : aux Personnes Qui Souhaiteraient Avoir Une Femme De Ménage Mais Qui Ne Peuvent Plus En Trouver À Un Prix Raisonnable. Ou qui ne peuvent plus les payer. C’est le cas des frères Menguy dont les maigres retraites sont immédiatement réinvesties dans l’achat de bouteilles de gwin ru. L’héroïne locale. Une drogue dure pour laquelle aucune piqûre n’est nécessaire. Plus dangereux que la blanche colombienne, le vin rouge – gwin ru en breton – a des origines souvent incertaines et des vertus évolutives. Euphorisantes dans un premier temps, soporifiques dans un deuxième et cirrhoto-cancérigènes dans un troisième. Une drogue plus hallucinogène que le LSD, qui peut vous faire voir des bigoudènes en string chevaucher des menhirs roses ! Bref, le gwin ru est à consommer avec modération. Surtout les jours de contrôlebiniou…

À cette heure-ci de la journée, après avoir absorbé deux épisodes de Derrick et deux litrons de rouge chacun, les frères Menguy dorment, en attendant de se réveiller pour déguster leur délice de la soirée, leur feuilleton du soir : “Plus belle la bouteille de Kiravi”.

Ils dorment. Enfin, en principe, car aujourd’hui, Yves, le plus jeune des frères, suite à des esclandres éthyliques au Bar du Centre, a reçu une invitation des gendarmes pour tester, une nouvelle fois, le confort de leur cellule de dégrisement. En attendant peut-être… LE séjour à Bégard, la maison de “repos” du secteur. Janine Lemoal s’attend à faire le ménage, bercée par le doux ronflement d’Antoine Menguy, savourant les effluves épicés de ce mélange de crasse, d’urine, de transpiration et de “j’en passe” de cet homme qui n’a de contact avec l’eau que les jours de pluie. Quand il rentre du super U local. Poussant sa brouette remplie de bouteilles. Et qu’il est tellement bourré qu’il s’endort dans un fossé, voire au milieu de la route… Elle n’est pas surprise de voir la silhouette affalée sur la table de la cuisine, la tête entre les bras. Immobile dans la demi-obscurité, normale à cette heure du jour. En janvier. Un chat famélique, au pelage noir et terne, sorti de nulle part, se glisse soudain entre ses jambes, caressant fermement ses mollets avec sa queue. Guidant l’arrivante de ses miaulements plaintifs mais explicites, slalomant dans la pénombre avec une précision invraisemblable, le matou la mène doucement mais sûrement vers sa cible principale : sa gamelle. Désespérément vide. Comme souvent. Comme toujours.

— Kazh du3 ! Bon Dieu, fais attention ! Je sais que t’as faim, mais je vais finir par te marcher sur les pattes… Allez, viens ! Comme ton “maître” en écrase, le ménage peut bien attendre deux minutes…

Le chat, nourri d’une boîte de sardines trouvée dans la maigre réserve du placard, la lumière allumée, Janine Lemoal peut jeter un coup d’œil à la pièce et à son patron du moment, toujours immobile. Un spectacle habituel qui ne la trouble pas outre mesure. Plus surprenante par contre est cette large tache rouge qui recouvre une partie de la table de la cuisine. Couverte d’une toile cirée jaune. Fatiguée.

— Putain, ce con ! pense-t-elle immédiatement, usant un vocabulaire dont la condescendance n’échappera à personne, il saigne du nez, c’est dégueulasse !

La mare de sang qui s’étale sur la table est impressionnante.

— Bonjour le nettoyage, putain ! L’enfoiré !

Elle enfile bien vite ses gants de ménage et tente de réveiller la silhouette endormie. À peine l’a-t-elle effleurée que le corps bascule, s’écrasant à terre dans un bruit flasque. Suivi immédiatement d’un bruit plus sec, celui de la chaise frappant le sol cimenté. La chute a été si brutale qu’elle a à peine eu le temps de réaliser. Et sa première réaction n’est pas à conseiller à ceux qui préparent le brevet de secourisme…

— Regarde-moi ce poivrot ! Putain, il m’aura tout fait ! Une calamité, ces mecs, une calamité…

Et elle se penche, sans enthousiasme, sur le corps avachi par terre.

Un corps en harmonie avec son passé de marin, souvent au mouillage. Un corps mort. Plus que mort. Avec un gros trou sur le front…

Le cri que pousse la pauvre auxiliaire de surface fait fuir le pauvre matou, pourtant en pleine dégustation sardinesque.

Quant aux voisins, pas de risque de les déranger, le plus proche habite à plus de 200 mètres.

1 Voir Ça meurt sec à Locquirec, même auteur, même éditeur.

2 Aide à Domicile en Milieu Rural.

3 Chat noir, en breton.

II

Il est à peine 18 heures 30 quand les locaux de la gendarmerie de Plestin se retrouvent investis par une meute de gendarmes, de la brigade locale ou de la SR, tous réunis pour un grand briefing autour du commandant Roche.

À tour de rôle, les différents enquêteurs font le bilan de cette première journée d’investigations, déjà marquée par un double meurtre. C’est le chef de brigade, maître des lieux, qui ouvre le bal.

— Les résultats de l’autopsie d’Alain Lenoir sont arrivés de Brest en milieu d’après-midi, et il y a certains éléments nouveaux. La victime n’est pas morte d’une hémorragie externe due à l’égorgement, mais d’une hémorragie interne, avec écrasement de la cage thoracique, déchirure de l’aorte ascendante et éclatement du foie. Il ressort clairement de l’examen qu’une voiture a roulé sur la victime AVANT sa mort, provoquant des lésions abdominales et thoraciques irrémédiables. Et je vous passe les fractures au niveau des jambes, des vertèbres et du bassin…

Il jette un rapide coup d’œil au rapport d’autopsie du docteur Lesage et reprend :

— L’examen a également montré que l’égorgement a été “unilatéral”, c’est-à-dire d’un seul côté, ce qui est, d’après le légiste, extrêmement inhabituel.

Le commandant Roche l’interrompt :

— Et il en tire quelle conclusion ?

— Aucune, mon commandant. Il dit simplement que c’est inhabituel, et que ce type d’incision ne pouvait pas provoquer de mort rapide.

— Et alors ? insiste l’officier.

— J’ai rappelé Lesage. D’après lui, ça peut vouloir dire plusieurs choses : soit que celui ou celle qui a fait ça n’était pas très doué ou, au contraire, cela a été fait pour que la mort soit plus lente, compte tenu du fait que l’importance exacte de l’hémorragie interne était impossible à prévoir quand la voiture a roulé sur la victime.

Hochant doucement la tête, le chef de la SR fait une petite moue et reprend :

— Pour l’arme du crime, du nouveau ?

— Lesage a envoyé au labo des lambeaux de chair, prélevés autour de l’incision, pour l’analyse micro-scopique et électromagnétique. J’ai reçu les résultats, il y a à peine dix minutes : aucune trace de lacération ou de particules métalliques : « …l’instrument tranchant utilisé ne présentait aucune aspérité ou détérioration physique. Il s’agit vraisemblablement d’une lame neuve extrêmement affûtée. Les examens complémentaires sur l’aspect des lèvres de la plaie, et particulièrement leur écartement, démontrent sans ambiguïté que l’instrument utilisé ne peut être un scalpel de chirurgie ou un cutter. L’hypothèse d’un couteau de boucherie, ou de cuisine, semble la plus vraisemblable. »

— Un couteau de boucherie… Ou, pourquoi pas… un couteau utilisé dans les abattoirs… reprend d’un ton pensif le chef de la SR.

— Mais, mon commandant, il y a un autre élément troublant mentionné par le légiste. On ne l’a pas vu dans l’obscurité ce matin, mais le front de la victime était entaillé, et la peau a été incisée comme si on avait voulu graver quelque chose.

— Et quoi ?

— Les lettres A et L, en majuscule.

— A, L ! Mais… c’est… ses initiales, Alain Lenoir ! Intéressant, ça ! Très intéressant…

— C’est clair !

— Et les recherches sur zone, ça a donné quoi ? C’est le major Bouget, en charge des recherches techniques et scientifiques qui prend le relais.

— Comme le temps était humide et que la route était plutôt boueuse, on a retrouvé pas mal d’empreintes de roues toutes fraîches. D’après leur tracé, leur disposition, et compte tenu de leur présence sur le bas-côté, à l’endroit où l’on a retrouvé Lenoir, il semble n’y avoir aucun doute. Les traces proviennent d’un véhicule qui a monté la côte, fait demi-tour près de l’embranchement de la route de Saint-Haran et qui est redescendu, faisant un écart sur le côté pour renverser et écraser la victime.

— Une idée du type de véhicule ?

— Pas un VL. Sûrement pas un camion. Ni une camionnette. Les premiers moulages font penser à des pneus de 4x4, mais il est encore trop tôt pour se prononcer. Les recherches complémentaires sont en cours au labo régional, on devrait avoir les résultats demain.

— Et sur Lenoir, l’enquête a donné quelque chose ?

L’adjudant-chef Paugam reprend la parole :

— D’après son patron, à l’abattoir, c’était un employé modèle : compétent, toujours à l’heure, toujours là en cas de coup dur. Il était très bien vu par la direction…

— Mais ? Car, vu votre ton, je devine qu’il y a un “mais”… ?

— C’est vrai, mon commandant, que le son de cloche n’était pas le même au niveau du personnel de l’abattoir. J’ai eu une longue discussion ce matin avec le contremaître, et Lenoir était au cœur de beau-coup de… discussions sévères entre employés, voire même de bagarres. Il avait tendance à se prendre pour le chef, en lieu et place du contremaître, et cela a créé beaucoup de… tensions internes.

— C’est-à-dire ?

— Lenoir n’avait pas que des amis. C’était une grande gueule et il n’hésitait pas à se faire respecter, de manière… un peu violente, si vous voyez ce que je veux dire.

— Très bien ! Et, parmi tous ses collègues, certains auraient donc eu des raisons de lui en vouloir ? Vous avez déjà des suspects ?

— D’après les premiers éléments de l’enquête, au moins trois ou quatre… Le contremaître m’a dit qu’il y a deux semaines, il avait eu quelques explications musclées avec deux de ses collègues, à la réunion de la société de chasse dont ils faisaient partie.

— Ah ah ! Très intéressant ! Vous avez leurs noms ?

— Bien sûr ! J’ai convoqué les deux individus en question pour demain matin à la première heure.

— Très bien ! Et côté vie privée, quelque chose ?

C’est le maréchal des logis Romain qui enchaîne :

— Alain Lenoir avait 39 ans, était séparé depuis 8 mois de sa femme, Agnès Le Guen, et ils ont eu ensemble un enfant. Je suis passé voir l’ancienne madame Lenoir tout à l’heure et, apparemment, la séparation ne s’est pas vraiment bien passée. Elle l’a quitté pour un autre homme et… entre les deux rivaux, c’était… chaud !

— Elle habite où l’ancienne madame Lenoir ?

— Route de Lanscolva, à deux pas d’ici. Je l’ai convoquée aussi demain matin avec son… nouveau compagnon.

— Parfait, Romain ! Et côté voisins ?

C’est Chalon, un autre gendarme, qui prend la parole :