Les dessous de Plougasnou - Michel Courat - E-Book

Les dessous de Plougasnou E-Book

Michel Courat

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Beschreibung

Tout commence par une banale chute dans un escalier...

La forme gît au bas de l’escalier, dans une étrange position. Comme un pantin désarticulé. Le visage reflète un curieux mélange de terreur et de soulagement. La robe de chambre, entrouverte dans la chute, laisse apercevoir un pyjama bleu ciel en pilou, imprimé de coquelicots et de roses trémières. Le léger frémissement de la main gauche, le battement lent, mais régulier, des paupières ne laissent aucun doute : cette masse apparemment inerte appartient encore au royaume des vivants. Pour combien de temps ? A-t-elle un rendez-vous à Plougasnou... avec la mort ?

Découvrez le 13e tome des enquêtes de Laure Saint-Donge et (re)laissez-vous emporter dans son univers empli d'humour et de suspense !

EXTRAIT

— Gaël ! Gaël ! GA-ËL !
Le prénom de son mari repasse en boucle entre ses lèvres, un leitmotiv qui serait alarmant et déclencherait immédiatement une réaction conjugale, si son mari l’entendait. Et si les mots qui émanent de ses cordes vocales avaient des chances d’être perçus. Ce qui n’est pas le cas. La pauvre femme, étalée de tout son long sur les dalles en ardoise de son salon, croit prononcer ces deux syllabes, alors qu’en fait, sa bouche n’émet pas de sons. Juste des bulles. De sang. Son organisme reste impassible quand un dernier coup lui traverse la tempe droite. Alice Gautier n’est plus en dérangement. Sa ligne de vie vient d’être transférée aux abonnés absents. À jamais.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Amoureux du Trégor depuis toujours, Michel Courat y a exercé comme vétérinaire praticien pendant une quinzaine d’années, avant de partir s’occuper de protection animale dans les Cornouailles anglaises pendant neuf ans. De 2008 à 2016, il a travaillé à Bruxelles comme expert pour la principale ONG européenne qui s’occupe du bien-être des animaux, avant de revenir à Locquirec où il coule une paisible retraite.

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

« La politique, c’est pas compliqué, il suffit d’avoir une bonne conscience,et pour cela, il faut juste avoir une mauvaise mémoire. »

Michel Colucci, dit Coluche.

- À notre Roland,

- À monsieur Curtain et à tous ceux qui n’aiment le crabe qu’avec de la mayonnaise…

- À Fabien Huiban, à qui ce livre doit beaucoup. Et moi aussi !

REMERCIEMENTS

- Catherine et Yvan Tilly, sans qui Locquirec ne serait pas tout à fait le même !

- Aviron Baie de Morlaix, Plougasnou,

- Bar des Sports, Lanmeur,

- Boulangerie-Pâtisserie Ty Forn, Plougasnou,

- Boucherie Charcuterie Traiteur Postic & Craveur, Plougasnou,

- Café de la Place, Plougasnou,

- Camping du Domaine de Mesquéau, Plougasnou,

- Caves d’Auvelais, Plestin-les-Grèves,

- Comité de Jumelage Plougasnou-Helston,

- Crêperie Les Embruns, Plougasnou,

- Distillerie des Menhirs, Plomelin,

- Hôtel de France, Plougasnou,

- Le P’ti Saint-Jean, Saint-Jean-du-Doigt,

- Le Relais de la Plume, Plougasnou,

- Primel Gastronomie, Plougasnou,

- Restaurant L’Abbesse, Plougasnou,

- Supermarché Casino, Plougasnou,

- Super U, Lanmeur.

I

Plougasnou, Finistère-nord, début mai.

La forme gît au bas de l’escalier, dans une étrange position. Les membres forment un angle improbable avec le reste du corps. Comme un pantin désarticulé. Le visage reflète un curieux mélange de terreur et de soulagement. La robe de chambre, entrouverte dans la chute, laisse apercevoir un pyjama bleu ciel en pilou, imprimé de coquelicots et de roses trémières. Le léger frémissement de la main gauche, le battement lent, mais régulier, des paupières ne laissent aucun doute : cette masse apparemment inerte appartient encore au royaume des vivants. Pour combien de temps ?

*

Quelques jours plus tôt.

— Tu es sûre, ma chérie, de ne pas vouloir venir ? Cela te ferait du bien, tu ne crois pas ? Depuis qu’on est en retraite, on n’est pas retournés en Angleterre…

— Gaël, tu es gentil, mais je me sens trop fatiguée. Je te gâcherais ton week-end. Je sais que cela te fait tellement plaisir de revoir Mike et Sarah…

Portant bien sa soixantaine, avec un visage à peine marqué par les rides, Alice Gautier sourit tendrement à son mari. Un sourire qui paraîtrait sincère à quiconque ne la connaît pas intimement. Au fond d’elle-même, elle crève d’envie de partir avec lui, pour rejoindre leurs hôtes britanniques. C’est si drôle d’entendre leur accent à couper à l’Opinel quand ils essaient de parler le “français” :

— Jeu pwendwais bien oune peu de joue, s’il te plaît !

Ce qui, vous l’aurez compris, est la phrase prononcée par nos chers voisins d’outre-Channel quand ils veulent un peu plus de sauce sur leur rôti de bœuf, rosbif en anglais. Ceci, à la condition expresse, évidemment, que le morceau de viande en question ait cuit pendant trois heures au four, afin que la moindre parcelle d’hémoglobine ne soit plus qu’un lointain souvenir dans les pupilles et les narines du British consommateur. Avec un B majuscule. Que les âmes sensibles, les végétariens, et les végétaliens, voire les “végans”, as oui sait in franglish, se rassurent, même si Gaël Gautier mange de la viande, aucun animal à quatre pattes ne souffrira dans les centaines de pages à suivre. Par contre, rien n’est garanti pour les bestioles à deux jambes… Et qui sait ce qu’il va advenir de cette si fragile Alice dont les grands yeux doux feraient fondre de tendresse tout être sensible porté sur la troisième jeunesse…

Son visage ne montre aucune contrariété quand elle ajoute :

— J’espère que tu trouveras le temps d’aller avec eux jusqu’au Cap Lizard ; j’aime tellement cet endroit. Et Kynance cove ! Et Mullion Cove ! Bon ! Maintenant, file vite, sinon tu vas mettre tout le monde en retard.

Un bisou sur la bouche, un sourire, un petit signe de la main. La voiture de son mari a déjà disparu derrière la haie d’escallonias qui sépare leur jardin de la route du Guerzit.

Dans moins de dix minutes, il sera passé prendre leurs amis qui habitent tout près de la plage de Saint-Samson. Étape suivante, Roscoff, le ferry, et une traversée de nuit qui sera l’occasion de déguster, avec une modération improbable, quelques pintes de John Smith, cette bière crémeuse, une ale pour les cruciverbistes, qui ravit tant de palais “grands-bretons”.

Une pointe d’amertume dans la gorge, Alice rentre dans la maison, une grande longère aux murs épais, percés d’imposantes fenêtres. Un ancien corps de ferme, à quelques pas de la plage, qui fut longtemps leur résidence secondaire, du temps où son mari avait son cabinet à Brest.

*

Alice essaye de lutter contre cet alanguissement qui l’envahit seconde après seconde. Son cerveau intime l’ordre de bouger à cette main inerte qui prolonge son bras et qui ne semble plus lui appartenir. Et qui paraît loin, si loin. Si têtue aussi. « Pourquoi refuse-t-elle donc de m’obéir ? » se désole son subconscient. « Je lui demande juste de me montrer qu’elle vit encore ! Je lui demande juste de m’aider un peu. Juste un peu. » Ses muscles et ses nerfs, en mode grasse matinée, ne lui laissant guère d’espoir, il lui reste juste la possibilité de lancer un SOS. D’une terrienne en détresse.

— Gaël ! Gaël ! GA-ËL !

Le prénom de son mari repasse en boucle entre ses lèvres, un leitmotiv qui serait alarmant et déclencherait immédiatement une réaction conjugale, si son mari l’entendait. Et si les mots qui émanent de ses cordes vocales avaient des chances d’être perçus. Ce qui n’est pas le cas. La pauvre femme, étalée de tout son long sur les dalles en ardoise de son salon, croit prononcer ces deux syllabes, alors qu’en fait, sa bouche n’émet pas de sons. Juste des bulles. De sang. Son organisme reste impassible quand un dernier coup lui traverse la tempe droite. Alice Gautier n’est plus en dérangement. Sa ligne de vie vient d’être transférée aux abonnés absents. À jamais.

*

9 heures du matin. La terrasse de l’Hôtel de France, face à l’église Saint-Pierre, regorge de lumière. Le bourg de Plougasnou se réveille doucement au son du déchargement des fourgonnettes et camions divers. On est mardi, jour de marché, l’événement hebdomadaire. Un autre jour de la semaine, les voitures ne seraient pas légion à cette heure presque matinale, et les coups d’avertisseurs impatients se compteraient sur les doigts d’une moufle. Le touriste se fait plutôt rare à cette époque de l’année, mais l’enchaînement des jours fériés du 1er et du 8 mai a donné l’occasion à certains chanceux de venir passer quelques jours iodés et revigorants dans ce village paisible, refuge de quiétude dans un monde de brutes. Laure Saint-Donge ne profite ni de l’animation matinale ni du soleil. Assise devant une mini-table ronde au plateau de marbre, notre “belle” LSD jette un regard pensif sur la décoration de sa chambre. Style Empire, avec un lit qui aurait ravi Joséphine de Beauharnais, une élégante paire de candélabres déguisés en lampes de chevet, un carrelage blanc crème assorti à la descente de lit et aux épais rideaux, et une grande baie vitrée qui s’ouvre sur une petite terrasse. C’est dans ce gentil nid douillet qu’elle vient de passer les trois dernières nuits. Seule. Seule avec Bruxelles, cet inhabituel croisement entre un Cavalier King-Charles et un Jack Russell terrier. Restant des heures avec son chien sur le balcon, à observer le paradis de verdure qui l’entoure, un endroit idyllique, que ponctuent de couleurs chatoyantes des buissons de vivaces, au meilleur de leur forme en ce milieu de printemps. Seule ? Pas tout à fait… Ses longs moments de solitude ont largement été entrecoupés par ses visites à Isabelle Lebech, sa copine de presque toujours, avec qui elle a partagé tant de fous rires, de moments de complicité et, avouons-le, de galères. Ce matin, c’est au tour de l’animatrice de Plestin FM de lui rendre la politesse et de passer la voir dans son exil volontaire en plein milieu du “Petit Trégor”, cette partie de Bretagne blottie entre le Léon cher à saint Pol d’un côté, et le pays de Tréguier de l’autre. Une pointe de croissant ruisselante de café prend le chemin de la bouche de la visiteuse, visiblement affamée, quand son geste s’arrête soudain. Isa lève les yeux vers son amie qui semble fascinée par le papier peint aux reflets vert olive, parsemée de bouquets de fleurs blanches.

— Ho ho ! Y a quelqu’un ? demande-t-elle de sa voix volontairement haut perchée, celle qu’elle réserve en principe aux services publics, quand elle doit les appeler le lundi matin. Histoire de réveiller un fonctionnaire encore endormi, qui répondrait au téléphone sans avoir réalisé que la touillette de son troisième gobelet de café vient de lui rentrer dans la narine. Miroska ! Tu es avec moi ?

Un silence en guise de réponse. Alors elle revient à la charge, en agitant son croissant devant le nez de sa compagne de table et en ajoutant, d’une voix nasillarde :

— Allô Houston ! Allô Houston ! Nous avons un problème. Le croissant est trop grand pour entrer dans le bol de café. Je répète, nous avons un problème. Le croissant…

Est-ce l’incongruité du sérieux souci évoqué par Isabelle, ou est-ce cette allusion claire à un équipage, celui d’Apollo 13, qui a failli être dans la lune ? Vous ne le saurez pas et moi non plus, car Laure reste plutôt avare de confidences depuis quelque temps. Une certitude en tout cas, cette allusion à l’astre préféré de mon ami Pierrot lui a secoué les cellules breizh et provoqué un retour à la Terre si rapide que même Jules Verne n’aurait jamais osé l’imaginer.

— Ah ! Oui ! Excuse-moi, ma belle, je rêvais…

— Tu rêvais, tu rêvais… Je dirais plutôt que tu planais…

Un maigre sourire vient ensoleiller le visage de notre journaliste. Enfin le côté gauche, puisqu’à droite, la balafre “coloradise” toujours sa chair meurtrie par une balle perdue lors d’un reportage en Irak. Dans une autre existence. Petite note pour les amoureux de la langue de Corneille et Racine (entre autres écrivains comiques) : le verbe “coloradiser” n’existe pas, pas encore pour être précis, dans le dictionnaire de l’Académie. Je vous en donne donc la définition, en avant-première : « Creuser en profondeur, comme le canyon du fleuve Colorado l’a fait dans son plateau rocheux éponyme. » Une terrible cicatrice, martyrisée encore récemment lors de ses aventures morlaisiennes, “entre TER et mer1”. Une marque d’infamie dont elle a fait une marque de fabrique. Un horrible soupçon de laideur qui, paradoxe ultime, lui donne encore plus de charme. Bref, il vaut mieux regarder son profil gauche que le droit. Mais foin des aspects physiques, la capsule LSD vient de rejoindre le monde des vivants.

— Je planais, c’est vrai, mais avec un tel surnom, j’ai des excuses, non ?

— Bon, écoute… Je ne suis pas venue spécialement ce matin, en délaissant mon émission, pour te regarder rêvasser et jouer Vol d’un croissant au-dessus d’un bol de café ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

*

À quelques kilomètres de là, à proximité de la plage du Guerzit et de ses galets, Alice n’a pas de problèmes. Ou plus exactement, n’en a plus. Tout près de son corps figé dans sa position de danseuse de techno immobile, l’émotion étreint les occupants du salon. Gaël Gautier, malgré ses fréquentes rencontres professionnelles avec la mort, cherche, en vain, à retenir ses larmes. Il essaie, en même temps, et sans la moindre efficacité jusqu’alors, d’apporter un peu de réconfort à sa fille Valentine, prostrée dans le canapé. Il lui tient les mains, tout en lui caressant régulièrement les joues d’un geste tendre. Les yeux noyés de chagrin, la jeune femme ne réagit pas, pétrifiée par la douleur et la brutalité de l’événement. Elle souffre avec d’autant plus d’intensité que c’est elle-même qui a découvert le cadavre, lors de sa visite matinale. Un simple petit coucou à ses parents, en passant, avant d’aller faire ses courses, a suffi à transformer sa vie en une tragédie.

Elle a compris instantanément qu’il n’y avait plus rien à faire. Pas de respiration, pas de pouls, des hématomes sur toutes les parties visibles du corps, les membres dans une position aberrante… Et le contact de sa peau, d’une froideur de serpent. Ce qu’elle a fait après n’est plus qu’un vague souvenir enfoui dans les tréfonds de son cerveau. Son père, lui, ne le sait que trop bien. Il dormait profondément au premier étage quand, malgré ses boules Quies (ND), il a commencé à percevoir des bruits sourds à travers la porte fermée de sa chambre. Des bruits anormaux qui devenaient de plus en plus forts. Débarrassé de ses bouchons auriculaires, il a tout de suite percuté. Pieds nus, en pyjama, il est sorti en trombe de la pièce, pour tomber face à sa fille sur le palier, qui criait « Papa ! Papa ! » d’un air affolé. Le reste, il le raconte maintenant à son ami, et confrère, le docteur Grégoire Le Stang, arrivé en urgence de son cabinet de la route de Saint-Nicolas. Celui-ci vient juste de se relever après avoir examiné la victime.

— Alors ?

— Je ne t’apprendrai rien, dit le médecin d’une voix professionnelle, empreinte d’une compassion évidente, elle est morte depuis déjà un certain temps.

— Je l’ai vu tout de suite, mais je n’ai pas voulu la manipuler. Je m’en veux tellement ! Si j’avais été réveillé, j’aurais peut-être pu la sauver… J’aurais pu t’appeler, ou appeler une ambulance. Mais avec ces foutues boules dans les oreilles, je n’ai rien entendu. Rien !

Un aveu d’impuissance qui ne fait qu’amplifier la peine de Valentine, faisant naître en elle, l’espace d’un instant, l’espoir, à retardement, que sa mère aurait pu être sauvée.

Elle ne peut s’empêcher de prendre la parole d’une voix entrecoupée de sanglots longs, même si on est au printemps. D’un ton où pointent ouvertement des reproches.

— Pourquoi tu n’as pas entendu ? Pourquoi ? Tu aurais pu faire quelque chose ? Depuis quand tu mets des boules pour dormir ?

Une série de questions dont la réponse se fait attendre. Le docteur Gautier cherche, à l’évidence, les mots les plus appropriés pour éviter à sa fille des souffrances supplémentaires. Il lui répond enfin, son regard attristé cherchant régulièrement une forme de soutien de la part de son ami et confrère.

— Écoute, ma chérie ! Je m’en veux terriblement. Si tu savais… Mais j’étais complètement crevé. Avec le comité de jumelage, on est rentrés hier après-midi d’Helston. Le temps d’aller boire un pot au Café de la Place, et je ne suis arrivé ici qu’à 5 heures. Tu connais ta mère… Elle a voulu que je lui raconte tout, absolument tout. Du coup, on a mangé seulement vers 9 heures. Ta mère avait fait un gigantesque plateau de charcutaille venu tout droit de chez Postic et Craveur, avec un énorme pot de rillettes. Et il nous restait une bonne bouteille de Médoc, celle qu’on n’avait pas bue avec toi, dimanche dernier. Vu son traitement, elle était évidemment fatiguée, mais elle a quand même bien mangé, avant de partir se coucher presque tout de suite après le repas. Moi j’ai regardé la télé jusqu’à 11 heures et des poussières, et quand je suis monté, elle ronflait, je ne te raconte pas. J’ai bouquiné un peu et j’ai voulu dormir. Avec les ronflements, c’était impossible. Alors j’ai pris des comprimés de Somesta 10 et je me suis mis des boules dans les oreilles. J’ai vu 1 heure du matin sur le réveil, et j’ai dû m’endormir comme une masse après. Si j’avais su ! Mon Dieu ! Si j’avais su !

— Tu ne pouvais pas deviner qu’elle se lèverait en pleine nuit… dit, avec empathie, l’autre médecin.

— J’ai beau faire, je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Elle n’avait pas de mal à marcher, elle descendait l’escalier sans problème…

— Je suis passée hier matin avec les enfants, elle marchait normalement. Tout à fait normalement, l’interrompt, sèchement, Valentine.

— Tu vois, c’est incompréhensible. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Et à quelle heure c’est arrivé ? Je n’en ai aucune idée. Quand je suis arrivé près d’elle, reprend-il à l’intention de son ami, j’ai vu tout de suite que c’était fini, alors je n’ai pas voulu la manipuler. J’ai préféré que tu l’examines d’abord. Je voulais avoir ton avis de professionnel, savoir si c’était vraiment un accident ou pas…

Un ricanement discret et un peu forcé l’interrompt ; Valentine vient de darder ses yeux chargés de colère vers son père, le visage chargé d’une évidente surprise.

Grégoire Le Stang ne lui laisse pas le temps de parler.

— Je présume que tu déconnes, Gégé ? Tu ne vas pas me faire croire que tu penses sérieusement que ce puisse être autre chose qu’un accident ? Qu’est-ce qui pourrait t’amener à penser ça ?

— Rien ! Rien ! Il marque une pause, dévisageant en alternance ses deux interlocuteurs, visiblement étonnés par cette supposition qu’ils jugent incongrue. Rien… mais j’ai voulu me chercher un verre d’eau dans la cuisine, juste avant que tu arrives et…

— Et ? s’impatiente Valentine.

— Et j’ai vu que la porte de la cuisine était légèrement entrebâillée. Pourtant, je suis sûr de l’avoir bien fermée hier soir. Alors je trouve cela bizarre. À moins, chérie, que tu sois rentrée par là, ce matin ? Comme tu as le double des clés et qu’elles n’étaient pas sur la serrure…

La jeune femme semble troublée par la réflexion paternelle, et une ombre de douceur vient atténuer la dureté de son regard. Elle réagit d’une voix où le doute vient de s’insinuer au milieu de la rancœur :

— Non ! Je suis rentrée par la porte de devant. Comme d’habitude. Tu crois que quelqu’un aurait pu entrer et agresser maman ?

— Du calme, les enfants ! Du calme !

Les bras levés, les paumes des mains brandies face aux deux membres de la famille Gautier, dans un mouvement d’apaisement, le docteur Le Stang essaie de replacer le terrible événement de la nuit dans son contexte :

— Du calme ! Je comprends très bien que vous soyez profondément choqués. La disparition tragique d’Alice est si horrible, si violente… Il est normal que vos nerfs réagissent ! Mais je la connaissais bien, moi aussi, c’était mon amie depuis près de vingt ans, alors je peux vous dire que je suis aussi effondré que vous. Ceci dit, en tant que toubib, je me dois de raison garder, et de regarder la vérité en face. Qui aurait pu en vouloir à une femme aussi charmante, aussi douce, et, excuse-moi Gégé, mais aussi discrète ? On n’est pas dans une série policière ! Pourquoi voulez-vous que quelqu’un s’en soit pris à elle ?

Gaël Gautier échange un rapide regard avec Valentine. Tous deux cherchent avant tout à comprendre ce qui a pu se passer. Si l’absence de réaction du dormeur du premier étage représente un élément ineffaçable de regret pour sa fille, la possible implication d’une tierce personne dans le drame pourrait changer fondamentalement l’interprétation des faits. Vanille, comme ses amis l’appelle, reprend la parole. Le ton de sa voix a changé. Comme si l’idée qui lui vient à l’esprit avait le pouvoir de déculpabiliser son père, et par là même d’atténuer un peu, un petit peu, sa détresse.

Quand on n’a pas trente ans, le fardeau est lourd à assumer : dans la même nuit, perdre sa mère et en venir à mépriser son père, coupable de ne pas lui avoir porté secours…

— Quelqu’un est entré par la porte de la cuisine, sans doute un cambrioleur ; il a dû penser que vous étiez tous les deux partis en Angleterre avec le comité de jumelage et que vous n’étiez pas encore revenus. Pour une raison X, maman était en bas près de l’escalier, le voleur a été surpris de se trouver face à elle, il s’est affolé et l’a frappée violemment. Si le premier coup l’a assommée, elle n’a pas eu le temps de crier, et son corps en tombant n’a pas fait de bruit. Du coup, toi, papa, en haut, tu ne pouvais rien entendre. Et donc, tu n’avais aucune raison de te lever, puisque tu ne pouvais supposer qu’il avait pu lui arriver quelque chose.

Si elle regarde son père avec les mêmes yeux désespérément tristes qu’avant, toute trace d’animosité a disparu.

Ce qui domine en elle à présent, c’est un sentiment d’injustice ; et de haine envers le salaud qui a tué sa mère. Lui la regarde avec tendresse, s’approche d’elle pour la serrer très fort entre ses bras, appréciant à sa juste valeur cet intense moment d’amour familial retrouvé.

De son côté, Grégoire Le Stang fait une moue très expressive, qui reflète sa perplexité face à cette hypothèse d’agression.

*

— Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est tout bête, mon Isa. Je me sens paumée. Et je me sens vieille. J’ai l’impression d’avoir pris dix ans en quelques mois. Je me traîne, je n’ai plus envie de rien. Je n’ai plus goût à rien. Tu as vu la tronche que j’ai ? J’avais déjà ma balafre, mais même en la mettant de côté, je me trouve affreuse quand je me regarde dans une glace.

— T’exagères ! Tu es toujours aussi mignonne, tu as toujours ta silhouette de rêve… Qu’est-ce que tu dirais si tu étais à ma place ? J’ai encore pris deux kilos. Et pas deux kilos de pommes au marché, deux kilos sur les hanches. Comme Tanguy n’a pas maigri non plus, mon lit pleure quand il voit qu’on va se coucher, c’est pour te dire…

Les yeux de Laure pétillent à l’évocation de cette image. Et comme cet embryon d’optimisme retrouvé lui remonte le moral, elle repasse le rouleau :

— Et quand vous avez envie de faire crac-crac ? Je te préviens, je m’attends au pire…

— Arrête ! L’autre soir, on avait un peu forcé sur le lambig et les cerises à l’eau-de-vie, alors… on a eu comme une envie.

— J’imagine la scène… Tu lui fais un strip-tease genre Kim Basinger dans 9 semaines et demie ; en musique de fond, tu as mis Joe Cocker You can leave your hat on, et Tanguy…

— Tanguy allume une clope et me mate comme jamais. Mais ce n’est pas ça qui est drôle. Je venais d’enlever mon chemisier, et lui, hop, quart de tour, il vient vers moi, bien chaud…

— Et alors ?

— Alors ? J’ai entendu du bruit derrière moi. Je me retourne, et qu’est-ce que je vois ? Le lit ! Le lit qui se met à bouger, à bouger et…

— Et ?

— Il a tenté de se jeter par la fenêtre… Il était prêt à tout pour échapper au supplice qui l’attendait.

Les deux copines éclatent de rire. Une pinte de bonne humeur qu’avale goulûment Laure qui en a bien besoin.

Entre deux contractions des zygomatiques, elle en rajoute un peu dans le délire :

— Vous avez quand même eu de la chance : comme ta chambre est au rez-de-chaussée, il ne risquait pas de se faire trop mal !

— Ah si ! Il aurait pu se tordre un pied ! Nouvelle tournée de franche rigolade, avant que LSD ne lâche, entre deux gloussements :

— Ce que t’es conne ! Mais que ça fait du bien de rigoler comme ça !

Le visage rayonnant qui lui fait face confirme que le plaisir est partagé. Encore quelques secondes, peut-être pas en Thaïlande, mais quand même au pays du sourire, et Laure atterrit, avec un visage qui reprend son “anormalité habituelle”. Ah ! French ! What a wonderful language !

— Merci Isa, ça m’a fait du bien ! J’en avais besoin. Vraiment besoin !

— Bon, si tu me disais tout, ce serait plus simple, tu ne crois pas ? Si tu es revenue en Bretagne, il y a bien une raison ?

Bruxelles, tout excité par ces bruits surprenants, quitte sa position assise, se dresse sur ses deux pattes arrière, se met à sautiller pour exprimer lui aussi son contentement et, par la même occasion, essayer d’attirer l’attention de ces deux bipèdes. Visiblement peu intéressés par les bonnes viennoiseries qui attendent près des tasses à café. Des petits jappements en prime, suivis d’un retour à l’enchaînement de figures diabolique, et là, je fais une pause pédago-grammaticale. Afin d’expliquer, aux lectrices et lecteurs qui souffrent de susceptibilité orthographique, et qui ont du mal à supporter la désastreuse inaptitude des nouvelles générations à “écrir’ le français de maniaire corrèque” : c’est l’enchaînement qui est diabolique, et non les figures. Fin de la pause, je reprends donc. Des petits jappements en prime, suivis d’un retour à l’enchaînement de figures diabolique – poser les fesses au sol-simuler un regard larmoyant-donner la “pa-patte” – et le voilà nanti d’un généreux bout de croissant, aussi croustillant qu’un film de Canal Plus le premier samedi du mois. Après cette interruption momentanée due à l’audition de son bon cœur, Laure répond enfin à la question de son amie :

— J’avais besoin de revenir en Bretagne. J’adore mon appartement de Vincennes, le chien a tout le bois pour cavaler, il y a le lac Daumesnil, de la verdure partout, pas trop de pollution, pas trop de bruit… J’y suis bien, mais…

— Ce pays te manque trop ?

— Comment te dire ? Je ne sais pas si c’est ce pays qui m’a adoptée ou si c’est moi qui l’ai adopté. Même si la vie à Vincennes a des avantages et si j’ai un bel appart’…

— Tu es en manque de bon air breton. Je connais les symptômes : tu as attrapé une maladie incurable. Une “Breizh-attitude chronique”. On appelle ça la “Breizhitude”… Tu es coincée ici, ma belle !

— Déconne pas Isa, tu sais très bien que j’aime la Bretagne, que j’en ai besoin, mais je me sens surtout paumée… Je dois faire le point sur ma vie, et c’est ici que je voulais le faire.

— Parce que tu t’es foutue dans la merde avec JP ? Je me trompe ? l’interrompt son amie avec un soupçon, non dissimulé, de sournoiserie. En tout cas, tu t’y es foutue toute seule. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu veux larguer ton beau militaire ?

— Mais non ! Ça roule. Je suis heureuse avec lui, dit-elle avec des yeux couleur bonheur. Entre nous, c’est très fort, très… intense. On ne se voit pas aussi souvent qu’on le voudrait, mais à chaque fois, on a l’impression que c’est la première fois. J’ai l’impression de revivre mon premier amour. Les mêmes émotions, avec le sexe en plus. Quand on fait l’amour…

— Bon, OK, j’ai compris ! Mon plumard ne serait pas plus peinard chez toi que chez moi ! Alors quel est ton problème ? T’en as marre de jouer les cougars ?

*

Profitant de la marée basse, une jeune femme se promène sur le sable, regardant son fils ramasser des petits galets, au gré de son inspiration. Leur chien court dans tous les sens, au rythme de sa joie de vivre. Le soleil de mai donne à cette scène digne d’un film de Lelouch des reflets de plaisir simple et familial. La mer, chatoiement turquoise, se languit et vient caresser la pointe d’Annalouesten et la plage du Guerzit, les effleurant à peine de ses vagues si “lettes” qu’un surfeur, même débutant, n’y trouverait pas son compte. Tout près, deux voitures de gendarmerie attendent, sans impatience, dans l’allée qui mène à la longère. Mug de café à la main, l’adjudant-chef Kermouster affiche un air compatissant de circonstance face au mari et à la fille de la victime. Avec son adjoint, le maréchal des logis-chef Mespaul, ils se sont installés autour de la table de la cuisine, en compagnie de Grégoire Le Stang.

— Excusez-moi, monsieur Gautier, et vous aussi, madame Brélès, je vais être obligé de vous infliger une souffrance supplémentaire. J’ai malheureusement besoin que votre ami médecin me résume les conclusions de son examen.

Indifférente aux discussions qui se tiennent à quelques mètres d’elle, la dépouille d’Alice attend, paisiblement. Son regard vide ne fixe même plus le plafond, car elle est recouverte d’un drap presque aussi blanc que la conscience d’une grenouille de bénitier au sortir du confessionnal. Quand elle a eu la chance de trouver un prêtre dans ce terroir catholique, tristement délaissé par les hommes de foi, à défaut de l’être par les problèmes hépatiques.

— Vous êtes sûr, Adjudant-chef, qu’on ne devrait pas s’occuper d’abord du corps de la pauvre Alice ? C’était une amie, et la savoir laissée comme ça, au pied de l’escalier, alors qu’elle pourrait reposer en paix dans son lit…

Un léger rictus, témoin de son embarras, contracte les lèvres du chef de la brigade de Lanmeur, chef-lieu du canton.

— Je suis désolé, Docteur, mais il me faut d’abord établir, avec l’aide de vous trois, si la mort de madame Gautier peut être considérée comme suspecte. Je n’ai pas le choix. Et ce n’est qu’après que je pourrais, en accord avec le procureur ou son substitut, décider s’il est nécessaire, ou non, de faire des investigations supplémentaires.

Visiblement peu enthousiaste à l’idée de suivre cette procédure, le médecin entreprend donc de résumer ses conclusions, en remuant la tête de droite à gauche, et inversement, pour bien montrer sa désapprobation.

— Très bien ! J’ai donc été appelé vers 9 heures 10 par Gaël, enfin je veux dire, monsieur Gautier, pour examiner le corps de sa femme. Je suis arrivé, il devait être 9 heures 20. Vous avez vu comme moi la position du corps. Je savais déjà qu’il n’y avait plus rien à faire puisque Gaël était médecin et avait constaté le décès lui-même. J’ai constaté le décès à mon tour, puis je me suis aussitôt occupé de Valentine qui était profondément choquée. On le serait à moins. Elle était à genoux, à côté de sa mère, et lui tenait la main en pleurant. J’ai essayé de lui apporter un peu de réconfort, mais, vous savez, dans notre métier où l’on est fréquemment confronté à la détresse des proches de personnes décédées, on sait que cela ne sert pas à grand-chose. On le fait, c’est tout.

— Je comprends, Docteur, mais ce que j’ai besoin de savoir, c’est ce que vous avez observé sur le corps de la victime, si cela vous suffit pour établir les circonstances de sa mort ?

— J’y venais, Adjudant-chef, j’y venais. En fait, vous en savez presque autant que moi. Vous avez vu les marques sur sa tête, sur ses chevilles et sur ses mains. Je n’ai pas voulu l’examiner plus complètement, en la déshabillant, puisque cela ne servait à rien, mais j’ai quand même soulevé un peu son pyjama et contrôlé, rapidement, l’état des jambes, du ventre, du dos, et des fesses. L’ensemble des zones que j’ai examinées présentait des ecchymoses ou des hématomes de plusieurs centimètres de diamètre. Certains hématomes semblaient très profonds, notamment au niveau du tibia et de la hanche gauche, ainsi qu’au niveau de l’épaule gauche. Mais c’est l’hématome au niveau de la tempe et de la joue droite qui apparaissait comme le plus important et le plus profond. Le… la victime présentait aussi des signes d’hémorragie bucco-nasale, donc au niveau de la bouche et du nez, qui correspondaient certainement à des signes de saignement pulmonaire. Comme Alice était sous anticoagulants pour des problèmes cardiaques, on peut supposer qu’elle a chuté tout en haut de l’escalier et qu’en le dévalant, la multiplication des chocs violents contre les marches, et contre le dallage du salon à l’arrivée en bas, a provoqué autant d’hématomes. Or, le traitement anticoagulant ralentit, comme son nom l’indique, la coagulation et favorise donc les hémorragies. Il est plus que vraisemblable qu’elle a succombé à une perte de sang massive, liée à ses multiples contusions externes, et sans doute internes, et, plus que probablement, au choc à la hauteur du crâne qui pourrait avoir provoqué une hémorragie cérébrale mortelle. Tous ces symptômes auraient pu être amplifiés si son INR était élevé.

L’air ahuri des deux gendarmes ne laisse aucun doute sur leur incompréhension, bien compréhensible – mais si, j’ose ! – du dernier terme technique employé par le toubib.

— Excusez-moi, mais vous pouvez me dire ce que c’est que… “l’iènaire” ?

— Oh ! Excusez-moi ! répond un Greg Le Stang réellement confus. Notre jargon n’est pas toujours facile à comprendre, et parfois, on ne se rend même pas compte qu’on l’utilise. Ce sont trois lettres I, N et R. C’est l’acronyme du nom, anglais, d’un test de laboratoire destiné à mesurer le taux de coagulation sanguine. Un être “normal” a un taux d’INR de 1, et Alice prenait des médicaments pour que son taux soit entre 2 et 3, à cause de ses problèmes de cœur.

Gaël Gautier continue :

— Alice souffrait d’un problème au niveau de l’oreillette gauche, ce qu’on appelle une fibrillation auriculaire. Comme, à cause de cette maladie son sang circulait mal, il y avait un risque de formation de caillot. En prenant des médicaments, son sang était plus “fluide”, il y avait moins de risques que des caillots se forment, mais en même temps, cela augmentait les risques d’hémorragies…

— Attendez une seconde ! J’essaie de comprendre. Ce que vous voulez dire tous les deux, c’est que madame Gautier aurait pu perdre beaucoup de sang, disons… plus que la normale, à cause de tous les coups qu’elle s’est donnés involontairement en tombant. C’est bien ça ?

— Exactement ! approuve, sans enthousiasme, le médecin venu de la route de Saint-Nicolas. Et je vous disais que les pertes de sang auraient été encore plus importantes si l’INR était élevé. Je n’ai plus le chiffre en tête… Tu te rappelles, Gaël, la date et le résultat du dernier INR ?

— Bien sûr !

Le ton du, récent, veuf ne laisse plus paraître sa tristesse. Son côté professionnel a repris le dessus quand il ajoute :

— Il était à 3.4, il y a une douzaine de jours. Comme c’était un peu trop haut, j’ai fait comme d’habitude, j’ai adapté les doses, et juste avant de partir avec le comité de jumelage, pour éviter qu’elle panique, je lui ai préparé tous ses médicaments, pour être certain qu’elle ne se trompe pas. Je les lui ai mis dans son pilulier pour toute la durée de mon absence. Et l’infirmière devait passer demain pour refaire une prise de sang de contrôle, afin de vérifier que l’INR était redevenu normal. Vous savez, cela faisait quinze ans qu’elle prenait ce médicament et que je m’occupais du dosage… Avoir à corriger le tir quand le taux était trop bas, ou trop haut, cela arrivait régulièrement. Grégoire, enfin le docteur Le Stang vous le dira, il suffit de manger plus ou moins de légumes, ou de boire plus ou moins d’alcool, et l’INR peut changer très vite.

— Absolument ! Gaël a tout à fait raison !

— D’accord ! reprend le chef de brigade après avoir lancé un regard furtif, et perplexe, à son adjoint. J’ai bien compris ce que vous venez de me dire. Maintenant, Docteur Le Stang, pouvez-vous me donner vos conclusions sur l’origine de la mort d’Alice Gautier ? Cause accidentelle ou cause potentiellement… suspecte ?

— Je vais être très clair, Adjudant-chef. Il n’y aurait pas eu l’intervention de Gaël et de sa fille, je signais le permis d’inhumer sans la moindre hésitation. Même si la médecine généraliste est loin d’être une science exacte et si l’erreur fait, malheureusement, partie de notre quotidien, quelle que soit notre expérience, je suis formel. Madame Gautier, pour une raison indéterminée, a chuté dans son escalier, sans doute entre 1 et 3 heures du matin, et comme elle était sous traitement anticoagulant, les multiples hémorragies cutanées et sans doute internes, en particulier au niveau de la boîte crânienne, ont provoqué une déperdition sanguine massive, et la mort.

1 Voir Morlaix ! TERminus, même auteur, même éditeur.

II

Le surlendemain.

À la gendarmerie de Lanmeur, Bernard Kermouster, le chef de brigade, regarde pensivement le rapport que vient de lui remettre le maréchal des logis-chef Mespaul. Il referme le dossier en tapotant machinalement la couverture, de sa main droite, avant de lever les yeux vers son collègue, et subordonné, resté assis de l’autre côté du bureau. Pour qui le connaît bien, cette attitude reflète un sentiment bien rare chez lui. Le mot “hésiter” ne fait pas vraiment partie de son vocabulaire. Pourtant, là, il hésite. Il hésite alors même que Laurent Mespaul, du haut de sa petite trentaine, a tout du collaborateur idéal. Ambitieux, ce qui n’a rien d’un défaut à ses yeux, il affiche une perspicacité et un sens de l’initiative et de la psychologie qui en font un enquêteur précieux. Bien qu’arrivé depuis quelques mois à peine, il a su s’intégrer à l’équipe en place avec une grande facilité. Et des affaires délicates, il en a déjà eu plusieurs à résoudre.

Jusqu’à présent, il a toujours mené sa tâche avec brio. Mais là, avec l’affaire Gautier, on passe à un autre niveau, et une question, très personnelle, se pose : en tant que supérieur hiérarchique, peut-il partager les doutes qui l’envahissent ou doit-il se contenter d’une relation strictement professionnelle avec son MDL-chef ? Une incertitude intérieure qui ne dure qu’une infime pincée de secondes. Avant qu’il prenne sa décision :

— Alors, Laurent, qu’est-ce que vous pensez de ce rapport ?

— À vrai dire, mon adjudant-chef, je ne l’ai lu qu’en diagonale. J’ai voulu vous le soumettre aussitôt qu’il est arrivé.

— Vous avez quand même lu la conclusion ?

Son interlocuteur sourit, avant de répondre :

— Je l’ai lue… et, à dire vrai, j’ai trouvé que cela ressemblait sacrément à ce que nous avait déjà dit le docteur Le Stang…

— Le Stang est un praticien expérimenté, qui a la réputation d’avoir un diagnostic très sûr. Quant à Lesage, le légiste qui a fait l’autopsie, je le connais bien. Depuis que je suis en poste ici, c’est toujours à lui que j’ai eu affaire. Il n’est pas toujours très fiable en ce qui concerne la rapidité…

— On m’a dit qu’il valait mieux ne pas avoir besoin de lui, les jours de grande marée ?

— C’est vrai ! Entre une partie de pêche, que ce soit à pied ou en bateau, et une autopsie, il n’hésite pas une seconde.

— Il choisit la pêche…

— Absolument ! Mais dans le boulot, je peux vous dire que c’est une pointure. Alors, quand il écrit : « Les lésions observées, à savoir de multiples hémorragies, sous-cutanées, profondes et internes, sont compatibles avec un polytraumatisme violent consécutif à une chute dans un escalier de maison individuelle. L’hématome sous-dural aigu en regard de la jonction temporo-pariétale droite représente à lui seul une lésion potentiellement létale en l’absence de traitement chirurgical en urgence. Même si le taux de prothrombine (TP) et l’International Normalized Ratio (INR), indicateurs du taux de coagulation sanguine, ne sont pas réalisables post mortem, la répartition et l’intensité des processus hémorragiques sont cohérentes avec une élévation de ce taux, dans les limites de l’objectif thérapeutique et même au-delà », quand il écrit cela, je crois que c’est assez clair. Vous avez raison, ses conclusions sont totalement en phase avec celles de Le Stang. Et dans son résumé, c’est encore plus évident : « Mort due à une hémorragie sous-durale profuse et à de multiples hémorragies survenues chez un patient sous traitement anticoagulant. L’ensemble des lésions est compatible avec une chute accidentelle dans un escalier. »

— Certains termes sont du chinois pour moi, mais je vous fais confiance.

— C’est vrai que même si je ne savais rien sur l’INR, je me suis habitué au jargon des légistes… Là, je ne vous ai lu que les conclusions, mais quand on lit le rapport dans le détail, c’est encore pire.

— Et pour l’heure de la mort, je n’ai pas fait attention à ce qu’il met ?

— Il la situe plus ou moins dans la même fourchette que le toubib, « entre 0 heure 30 et 3 heures 30 », en soulignant qu’il ne peut pas être plus précis, compte tenu du délai écoulé entre la découverte du corps et son arrivée à l’IML de Brest. Et aussi compte tenu de l’incertitude sur la température à laquelle le corps a été conservé entre les deux.

— Bon ! Alors, on classe le dossier ? Décès accidentel !

— On ne peut rien faire d’autre. Déjà que le substitut du procureur avait ouvert cette enquête pour « recherche des causes de la mort » à contrecœur, il ne sera que trop heureux de la refermer avant que les journaux ne s’en mêlent trop.

Petit silence. Le jeune sous-officier semble chercher une réponse dans les yeux de son supérieur. Comme il ne la trouve pas…

— Excusez-moi, mon adjudant-chef, mais… j’ai l’impression qu’il y a quelque chose dans cette affaire qui vous embête ?

« Vraiment pas con, cet homme », pense illico, et in petto, Bernard Kermouster dont la femme a un cousin italien.

Sans plus d’hésitation cette fois, il étale ses cartes, et ses doutes :