L'Ange maudit de Saint-Michel-en-Grève - Michel Courat - E-Book

L'Ange maudit de Saint-Michel-en-Grève E-Book

Michel Courat

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Beschreibung

Laure Saint-Donge n'est pas au bout de ses surprises tandis qu'elle enquête sur des morts suspectes.

Un couple âgé qui se suicide sans raison apparente, un chocolatier retrouvé mort d’une crise cardiaque sur un court de tennis qu’il a lui-même fermé à clé… Voici comment débute la dix-huitième aventure de Laure Saint-Donge, dite LSD.
Simples coïncidences ou morts savamment orchestrées ? Et si un ange maudit volait au-dessus de Saint-Michel-en-Grève ? Et s’il vous réservait d’autres surprises ?

Apprêtez-vous à ne faire qu'une bouchée de ce dix-huitième tome des enquêtes de Laure Saint-Donge !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Amoureux de la Bretagne et du Trégor depuis toujours, Michel Courat y a exercé comme vétérinaire pendant une quinzaine d’années avant de partir s’occuper de la protection des animaux dans les Cornouailles anglaises pendant neuf ans. De 2008 à 2016, il a travaillé à Bruxelles en tant qu’expert en bien-être animal pour une ONG européenne. Même s’il est maintenant en retraite à Locquirec, il apporte son expérience au sein de l’OABA (OEuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir).

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Ayden, mon second petit-fils, qui un jour lira peut-être ce livre, écrit pendant qu’il se la coulait douce dans le ventre de sa mère.

À Audren et Franck, ses parents.

À Ayleen, sa grande sœur.

REMERCIEMENTS

–Anne Dafniet, Guimaëc ;

–Antiquités de Locquémeau, Locquémeau ;

–Bar du Centre, Plestin-les-Grèves ;

–Brasserie de l’Hôtel de la Plage, Saint-Michel- en-Grève ;

–Champagne François-Denizon, Verneuil ;

–Chez Johanne, Trémel ;

–Chez Tilly, Locquirec ;

–Crêperie-restaurant Avel Zo, Plestin-les-Grèves ;

–Crêperie Ty Tante Jeanne, St-Michel-en-Grève ;

–Distillerie Warenghem, Lannion ;

–Hôtel de la Plage, Saint-Michel-en-Grève ;

–L’Atelier de Christophe, Plestin-les-Grèves ;

–Le Bilitis, Plounérin ;

–Le Petit Saint-Michel, Saint-Michel-en-Grève ;

–Ludovic Rault, Locquirec ;

–Mairie de Saint-Michel-en-Grève ;

–Spa Hôtel de la Plage, Saint-Michel-en-Grève ;

–Super U, Plestin-les-Grèves.

À toutes les victimes du COVID 19 et à toutes celles et tous ceux qui mourront “à retardement” à cause de lui, et pas seulement à cause de lui…

« Mon frère, il a divorcé d’avec son cerveau, mais c’est pas lui qu’a eu la garde des neurones… »

Réplique de Lucie Bourdeu, Chloé, dans le feuilleton de M6, En Famille.

« Si Dieu existe, j’espère qu’il a une bonne excuse. »

Woody ALLEN

I

Soixante-dix-huit ans. L’âge de Pierre. N’en déplaise aux spécialistes de la préhistoire. Soixante-dix-huit, c’est deux ans de plus que Marinette, devenue sa femme depuis plus d’un demi-siècle. Dans leur maison blanche de la rue de Bellevue, si bien nommée, ils nichent ensemble depuis le milieu des années 1970. Pour l’heure, ils restent assis, silencieux comme un candidat au bac à qui l’on demande le nom de l’auteur des Misérables. Assis dans leur véranda, le cadeau qu’ils se sont offert pour leurs noces d’or, ils regardent l’horizon. Se frayant un passage à travers le ciel maussade et couvert, une lueur vient enjoliver le paysage qui s’offre à leurs yeux. Devant eux, un petit rideau de buissons de troènes, et quelques ronciers sauvages, bien trop envahissants pour qu’ils s’y attaquent à leur âge. Au-delà, la mer, la mer, la mer, à perte de vue. Le rayon de soleil qui a réussi à se glisser entre deux nuages éclaire de son timide éclat la presqu’île de Locquirec, toute fringante dans le lointain. La marée montante en oublie ses reflets d’hiver, et luit comme au crépuscule d’un mois de juillet. Ils contemplent toujours avec le même plaisir, toujours la même fascination, ces vaguelettes aux crêtes irisées par la pâle lumière, qui viennent doucement mourir sur la plage. Voir le flot envahir plus ou moins rapidement la baie de Saint-Michel-en-Grève est un régal pour leurs yeux, sans cesse renouvelé. Aujourd’hui le plan d’eau reste plat, mais quand le vent se fâche, le paysage se transforme en une prairie marine où viennent paître des milliers de moutons éphémères. Bref, à l’instant où nous les découvrons, ils pourraient savourer le bonheur douillet d’une vieillesse heureuse qui a su leur épargner les gros pépins de santé. Mais. Mais la santé n’est pas tout. Ils ne le savent que trop bien depuis ce maudit coup de téléphone. Ils pleurent en silence. Leur vie vient de basculer. Sur la table basse devant eux, plusieurs tablettes de médicaments, ouvertes, attendent. Une bouteille de porto et une de cognac font de même. De quoi faire un curieux cocktail. Explosif, peut-être pas. Dangereux, sûrement. Mortel ? Qui sait ?

*

Quelques dizaines de mètres en contrebas, dans la piscine de “l’Hôtel de la Plage”, l’heure n’est pas à la contemplation, plutôt à l’effort. Laure Saint-Donge et sa copine Isabelle, Isabelle Lebech, travaillent. Un travail qu’elles accomplissent avec un enthousiasme évident, ce qui n’est pas le cas de Tanguy, le compagnon de celle que tous surnomment Isa, lequel essaie de se planquer dans le coin de la piscine au dernier rang, près de l’escalier, dans l’espoir, vain, de se faire oublier de l’animateur. L’aquagym, ce n’est pas vraiment son truc et contrairement aux sept jeunes et moins jeunes femmes qui s’agitent en cadence autour de lui, il tire une tronche qui aurait fait passer Alain Juppé, au temps de sa gloire, pour un clown du cirque Pinder. Seule consolation pour lui, il voit la mer, et s’intéresse beaucoup plus au paysage marin qu’aux naïades aux formes diverses qui font attentivement les exercices. Pourtant, à vrai dire, il s’avère mal placé pour crâner, question silhouette. Ses poignées d’amour souffrent d’une inflation quotidienne incontrôlable ; quant à ses pectoraux, ils feraient mourir de rire un adepte du bodybuilding. Deux raisons indéniables pour qu’il ait dû accepter, contraint et forcé, de suivre un régime et aussi sa chérie à sa séance hebdomadaire de gymnastique aquatique.

« Franchement, soupire-t-il intérieurement, quelle idée de venir rénover l’Hôtel de la Plage et d’en faire un complexe touristique de haut niveau ! Et ces fichues sessions de remise en forme. Pour moi, une bonne Leffe à la brasserie d’à côté me suffirait largement. »

Son évident manque de dynamisme ne risque pas de passer inaperçu du moniteur, et la sanction, verbale, ne tarde pas…

— Allez, Tanguy, un petit effort, on n’est même pas à la moitié des exercices, allez !

Le regard noir lancé par Isabelle, vexée que son “jules” soit tancé, même gentiment, en public, lui donne un étonnant regain d’énergie, que n’apprécie pas vraiment sa voisine de gauche qu’il éclabousse généreusement. L’incident réglé, Laure et Isa reprennent leur séance avec le sérieux et l’insouciance qui est de mise. Ces quarante minutes d’aquagym représentent un des moments de la semaine privilégié, qu’elles apprécient presque systématiquement chaque lundi depuis l’ouverture du spa. Après la gym viendra le sauna, avant quelques longueurs de piscine revigorantes avec une vue imprenable sur la baie et sur la mer. Quand les marées s’y prêtent évidemment, comme aujourd’hui. Dommage que le plaisir, même mêlé à l’effort, ne dure qu’un temps…

*

Dans la maison de Marinette et Pierre règne le silence. La mort est venue. À côté des deux corps inertes, sur une petite table, quatre boîtes de comprimés de tranquillisants vides, une bouteille de porto et une de cognac, sérieusement entamées. La mort est venue, sur la pointe des pieds, discrète, à l’image de toute leur vie.

Un enterrement presque banal. Mais peut-on vraiment parler d’un enterrement banal quand il se déroule au cimetière de Saint-Michel-en-Grève, qui s’enorgueillit d’être le plus marin de France ? Un enterrement que suivent leur fils, leur belle-fille et les quatre petits-enfants, venus de différentes régions de l’Hexagone. Une cinquantaine d’habitants, de Michelois, se sont joints à la cérémonie, tous incrédules. Pourquoi se suicider quand on ne souffre d’aucune maladie grave, et que tout semble aller bien ? La question se pose, mais personne ne semble trouver la moindre explication. Même pas une lettre pour aider à comprendre. Pas si surprenant pour les membres de la famille : tous savent que leurs parents, ou grands-parents, n’aimaient pas parler d’eux-mêmes et cultivaient un certain goût du secret. Pourtant, c’était un couple de bons vivants, qui n’ennuyait jamais personne avec ses soucis. Alors, pourquoi ce geste ?

*

Une scène très différente, presque deux semaines plus tard. À l’instar de certains anciens présidents de la République, Laure dédicace ses livres dans un supermarché. Et celui-ci, elle le connaît particulièrement bien : le Super U de Plestin-les-Grèves. Placée à l’entrée du magasin, au tout début de l’allée principale, elle est aux premières loges pour exercer un de ses loisirs favoris, observer les gens, que ce soit leur tenue, leur façon de se déplacer, de parler, ou leur comportement. En d’autres mots plus savants, elle se livre à un exercice d’anthropologie appliquée. Un loisir que ses lectrices et lecteurs ne lui laissent guère le temps de pratiquer. Juchée sur une chaise haute en pin massif, avec sa table assortie – deux pièces de mobilier gardées soigneusement pour elle par le magasin – Laure enchaîne les signatures, dispensant parfois un mot gentil pour ceux qui se contentent de passer devant elle. Un samedi matin comme LSD les aime, proche de ses “fidèles”. Beaucoup aiment parler de ses livres bien sûr mais aussi de leur vie privée, de leurs petits bonheurs, ou de leurs tracas quotidiens. Laure ne s’en cache pas, ces rencontres, ces échanges, ces quelques moments d’intimité partagée représentent, psychologiquement pour elle, un plaisir intense auquel elle ajoute, parfois malicieusement, des remarques plus ou moins indiscrètes sur son histoire personnelle.

Ce couple d’une cinquantaine d’années qui se dirige d’un pas décidé vers elle n’appartient pas à son lectorat habituel, elle en est persuadée. Les yeux rivés sur son visage, l’air plus déterminé qu’un électeur dans son isoloir, ils ne prêtent même pas attention aux nombreux ouvrages qui ont du mal à trouver leur place sur la table carrée où sont présentés les livres de Laure.

Les mots lancés par cet homme un peu rondouillard, qu’accompagne sa femme d’un hochement de tête, ne font que conforter son impression première.

— Bonjour, madame Saint-Donge ! Nathalie et Frédéric Duroc. Nous aurions voulu vous parler, c’est possible ?

Une demande à laquelle Laure aurait bien aimé répondre positivement, mais déjà deux potentiels acheteurs de son nouveau livre se sont installés derrière les nouveaux arrivants, ne lui laissant guère le choix de la réponse :

— Bonjour ! Vous vouliez me parler d’un de mes livres ?

L’homme derrière ses lunettes trépigne d’émotion, tandis que sa femme ne la quitte pas des yeux, presque au bord des larmes. Pour LSD, dont le sens de la psychologie constitue une des multiples qualités, pas le moindre doute. Ce couple mérite une attention particulière, pour une raison qu’elle ignore. Sa réponse, accompagnée de son sourire si spécial, prend ses interlocuteurs un peu au dépourvu.

— Je ne sais pas de quoi vous voulez me parler, mais comme vous le voyez, j’ai plusieurs personnes qui attendent une dédicace. Je fais une pause dans une dizaine de minutes pour aller déjeuner. On pourrait se voir à l’entrée du magasin, là où les jeunes du collège font des paquets-cadeaux ?

Encore le temps de quelques signatures, et Laure se retrouve face à ses deux visiteurs si particuliers. En marchant vers eux, elle en profite pour les observer plus attentivement. Monsieur est habillé simplement, avec une parka qui a connu des jours meilleurs, mais qui le protège de ce vent froid qui sévit, en Bretagne comme ailleurs, à l’approche de Noël. Sa femme porte une robe aux couleurs d’automne qui dissimule du mieux possible ces quelques kilos venus subrepticement, et injustement, avec la ménopause. À peine cachée derrière un maquillage discret et de fines lunettes rouges elle afficherait un visage plutôt agréable, si une tristesse évidente ne s’y laissait voir, et ne creusait davantage ses quelques rides.

— Alors, quel est votre souci ? demande Laure, sur un ton empreint d’une empathie non feinte.

— Voilà, madame Saint-Donge. Je dois déjà vous remercier de nous consacrer un peu de votre précieux temps. Et je vous donne notre carte de visite.

— Je vous en prie ! Si je peux faire quelque chose pour vous…

— Ce n’est pas facile à raconter, mais je vais essayer d’être aussi bref que possible… même si l’histoire n’est pas simple à résumer. Mes parents avaient un certain âge, 78 et 76 ans, et vivaient à Saint-Michel, tout à côté d’ici.

— Je connais bien ! Je vais régulièrement au marché du vendredi, et il m’arrive d’aller boire un verre au bar de la “Brasserie de la Plage” ou au “Petit Saint-Michel”… Et je ne manque jamais le marché de Noël, le dernier était superbe !

— Il paraît qu’il y avait beaucoup de monde, mes parents nous en ont parlé ! Ils habitaient un peu plus haut, dans la rue de Bellevue, et vivaient une retraite aussi paisible que confortable. Sans histoires, je dirais. Et pourtant – ses yeux s’embuent soudainement – ils se sont suicidés, ensemble, cela fera deux semaines lundi, tout de suite après le marché de Noël justement…

— Je suis vraiment désolée… Il me semble avoir vu cela dans le journal, c’est vrai, mais ce n’était qu’un entrefilet et les noms n’étaient même pas mentionnés. Il n’y avait aucun détail, aucune explication.

Au tour de madame Duroc d’intervenir. Une voix haut perchée, un peu éraillée. En d’autres temps, bien révolus maintenant, on l’aurait qualifiée de voix de « marchande de poissons ». Alors que certaines des représentantes de cette noble profession ont de si jolis organes !

— Justement, c’est là qu’est le problème. On ne comprend pas. Le dimanche soir on les avait eus au téléphone, ils paraissaient en forme, avec les petits soucis de leur âge, mais un moral au beau fixe. On a parlé des réveillons, ils devaient venir nous retrouver pour celui du Nouvel An, ils avaient déjà leurs billets. Mes beaux-parents aimaient la vie, et savouraient leur vieillesse du mieux possible. Ils n’avaient pas de soucis d’argent, ils avaient une très bonne retraite, et aucun problème de santé majeur…

— Vous en êtes sûrs ? Souvent les parents ne disent rien sur leurs maladies pour ne pas inquiéter leurs enfants… Peut-être était-ce le cas ? Les suicides simultanés de conjoints en cas de maladie grave sont malheureusement très fréquents. Et les proches n’apprennent la vérité que quand il est trop tard.

— Dans leur cas cela m’étonnerait. Dès que le temps le permettait, ils faisaient encore des randonnées le long du sentier côtier, ou alors se baladaient dans la baie, en longeant la mer…

— J’ajouterais, reprend Monsieur, que je connais bien leur médecin. Il exerce à Plestin et je le connais depuis très longtemps. Il n’est plus loin de la retraite mais il m’arrive encore de venir le consulter quand nous sommes en vacances ici. Nous ne sommes pas amis, ce serait un bien grand mot, mais on se tutoie, et on se voit parfois au boulodrome de Plestin, quand il a un peu de temps libre. Sans trahir le secret professionnel il m’a certifié que mes parents se portaient comme des charmes. Une légère hypertension tous les deux, des douleurs par-ci par-là de temps en temps, mais rien, vraiment rien, de sérieux. Ils étaient heureux de vivre et ne cessaient de parler d’avenir.

— On est venus les voir au week-end de la Toussaint, et ils plaisantaient comme des gamins. Ils n’ont rien voulu nous dire, mais on a cru comprendre qu’ils avaient fait quelque chose de très particulier depuis notre dernière visite. Je vois encore leurs sourires quand ils évoquaient à mots couverts, « ce qu’ils avaient fait, qui nous permettrait de partir en retraite sans avoir à nous soucier de quoi que ce soit, et surtout pas de la réforme des retraites ».

— Mais ils n’ont rien voulu nous dire. Et quand j’ai un peu insisté, mon père m’a sorti, en rigolant : « Tu verras quand on sera morts ! Mais attention, on n’est pas pressés de partir ! »

— Et un mois plus tard ils se suicident !

— Je comprends que vous soyez doublement choqués : perdre ses parents, c’est déjà terrible, mais ne pas savoir ce qui les a poussés à faire ce genre de geste, ce doit être encore pire.

Laure regarde discrètement l’horloge derrière le comptoir de réception du magasin avant d’ajouter.

— Je suis vraiment de tout cœur avec vous, mais malheureusement je vais devoir partir, on m’attend pour déjeuner… et je dois vous avouer que je ne vois pas vraiment ce que je pourrais faire, à part vous assurer de toute ma sympathie.

Le couple échange un regard où déception et tristesse se mêlent.

— On ne voulait pas vous déranger, reprend monsieur, mais comme nous savons qu’en plus d’être romancière vous faites des enquêtes, on pensait que vous pourriez nous aider à comprendre ? On ne peut pas s’empêcher de se poser des questions.

— Vous aider, j’aimerais bien. Mais je ne suis plus détective privée, et donc maintenant je ne mène plus que des enquêtes à titre très personnel. Deuxièmement, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire pour élucider un tel mystère. Ce qui pousse les gens au suicide est un processus complexe, et je ne pourrais rien vous apporter, j’en ai peur. Le suicide ne fait aucun doute ?

— Aucun d’après les gendarmes et le médecin.

— Vous voyez… Je suis vraiment désolée ! Il faut que j’y aille maintenant, mais vous savez comment me joindre par mon mail et mon site Internet. Si je peux vous être d’une quelconque utilité, d’une façon ou d’une autre, n’hésitez pas à me recontacter. Encore toutes mes condoléances.

Et Laure les laisse là. En leur montrant ses délicieuses fesses, bien musclées, mises en valeur par un jean si moulant qu’il lui faut un chausse-pied pour l’enfiler. Frédéric et Nathalie Duroc ont du mal à atterrir. À l’évidence, ils avaient fondé beaucoup d’espoir sur les talents d’enquêtrice de LSD, et ils se retrouvent plantés là par une Laure pressée certes, mais au comportement équestre voire cavalier qui les laisse cois.

*

Planté sur le parvis de l’église de Plestin, Hugues Demaître, pharmacien de profession à Trémel, regarde alternativement sa montre et la devanture de la crêperie-restaurant qui, face à lui, étend sa façade en pierres du pays. Une construction typique de l’architecture locale, au toit recouvert de lauzes, ce genre d’ardoises traditionnelles épaisses qui donnent leur charme à tellement de maisons et de fermettes bretonnes. Une maison chargée d’histoire devenue un établissement de renom dans le secteur, tant par la qualité de ses plats que par sa décoration inventive et classique à la fois et son accueil chaleureux. Avec ses fenêtres arrondies dans le haut, en bois peint dans un bleu roi qui attire l’œil inexorablement, l’établissement regorge de charme. Vous étonnerais-je beaucoup si j’écris maintenant que celle qui s’approche d’Hugues n’en manque pas non plus ?

Laure et son pharmacien traversent la rue de Kergus, à un endroit peu “recommandable”, juste après le virage qui contourne l’église Saint-Efflam. Une bise légère souffle à point nommé quand ils entrent à “Avel Zo” – « Il y a du vent » en breton. Le restaurant a presque fait le plein quand ils s’assoient à leur table habituelle, celle qui donne sur le jardin à l’arrière du bâtiment. Même pas le temps, pauvre LSD, de prendre l’apéritif. Leurs impératifs horaires réciproques leur imposent de faire un choix, toujours délicat, étant donné les sélections alléchantes proposées par la carte.

— Allez ! Je vais me prendre une Beg Douar. C’est bien une crêpe avec des noix de Saint-Jacques, de la poitrine fumée et de la salade ?

— C’est cela, Madame ! Et pour Monsieur ?

— Ce sera aussi une galette, mais la spécialité maison !

— Une Avel Zo, œuf, emmental, poitrine fumée et salade ?

— J’avoue que j’ai un petit faible pour celle-ci… Et comme boisson, on prendra – un regard interrogatif en direction de Laure, un battement de cils en guise de réponse – un grand pichet de rosé et une carafe d’eau ! S’il vous plaît.

De nouveau seuls, ils se prennent les mains sans parler, cherchant à se réapprivoiser l’un l’autre. Cherchant aussi à conjuguer leur amour d’une manière différente, à un mode que peu de grammairiens doivent connaître. Se redécouvrir mutuellement, se surprendre soi-même, étonner l’autre… Tout, en tout cas, pour éviter de sombrer dans cette routine qui a fait capoter leur couple une fois déjà. Et qui a projeté Laure dans les bras d’un beau lieutenant-colonel pour son plus grand bonheur, jusqu’au jour où…

Mais leur temps à passer ensemble étant limité, les déclarations d’amour sont remises à ce soir. En principe, suivant leurs nouvelles règles, plus rien n’est établi à l’avance, et personne ne sait le matin de quoi le reste de la journée ou de la soirée sera fait. Ils peuvent aussi bien passer quelques jours, ou quelques nuits, chez l’un ou chez l’autre comme ils peuvent rester une semaine sans se voir, ou simplement manger ensemble. La seule règle, intangible, de ce jeu de l’amour et du bizarre : se retrouver avec la même passion, la même envie de passer son temps à désirer l’autre, pour se redécouvrir chaque fois encore plus heureux, encore plus amoureux. Un jeu qu’ils savent dangereux, et sans doute amené à faire place à une vie plus posée dans un avenir plus ou moins lointain. Certains personnages célèbres ont réussi ce tour de force de vivre en couple pendant des années sans habiter ensemble, mais en partageant le même immeuble ou la même maison. Là, ils vivent à quinze kilomètres l’un de l’autre, alors en cas d’envie d’un petit câlin à 11 heures du soir, ce n’est pas l’idéal…

— Tu sais, je crois que je vais venir chez toi ce soir. Papa fait encore la fiesta avec des copains, et moi je t’avoue que j’aimerais bien passer la soirée à réfléchir sans lui, et avec toi. Et après il nous restera toute une nuit pour… parler d’autre chose, qui sait ?

— Toujours Ann et Monia ?

— Toujours. La fin de l’ultimatum approche…

Le rosé, lui, vient d’être posé sur la table, l’occasion de trinquer à leur nouvel amour. Mais Hugues retouche terre bien vite.

— Tu ne vas pas me faire croire qu’Ann va oser faire ça et de cette façon-là ?

— Je la connais par cœur. À la BRB on était comme des sœurs, des jumelles, tu le sais ! Alors quand elle a pris une décision, elle s’y tient. Et elle se tiendra à ce qu’elle m’a dit. Début janvier, elle doit donner une réponse à son ONG, pour repartir en mission, soit au Bénin soit au Togo, d’après ce que j’en sais.

— Et Monia ? Elle ne va pas l’abandonner quand même, c’est sa nièce, ce serait dé…

— Dégueulasse ? Je suis d’accord avec toi. Mais si elle le fait, je dois être prête. La procédure n’est pas simple mais Ann s’est beaucoup renseignée depuis que l’on s’est vues et avec l’accord du restant de la famille, ce qui sera vite fait, je pourrais être en droit d’adopter la petite officiellement. Une adoption simple mais pas une adoption plénière. Ce serait possible. Cela prendrait quelques mois, mais c’est faisable. Et dans ce cas, Ann resterait un peu. Le temps pour Monia de s’habituer à moi, et de régler l’aspect administratif.

Hugues reste silencieux. Et immobile. Même l’arrivée de sa galette, exhalant un parfum à faire se damner un végétalien pur et dur, ne fait pas frissonner sa narine. Par précaution, il vérifie quand même sur son beau pull, pur cachemire de l’île d’Ouessant : il n’a pas deux trous rouges au côté droit. Laure a entamé sa Beg Douar ; lui ne parle toujours pas. Il s’attaque enfin en douceur à son assiette, l’air songeur. Dans sa tête repasse en boucle une confession faite par Laure alors qu’ils se rendaient à Lannion lors d’une précédente enquête. Des confidences dont il n’a jamais ré-évoqué la teneur avec elle, et qui pourtant le bouleversent toujours autant. Des révélations intimes qui pourraient expliquer ce que Laure vient d’avouer à demi-mot. Mais monsieur Demaître veut en savoir plus, et attaque de front, pendant que Laure avale une gorgée de son rosé.

— Attends, Laurinette…

— Tu te rappelles qu’on a dit « Finis les petits noms débiles entre nous » ? Alors Laurinette…

— Et Hugounet…

— Et Hugounet, ça passe. Laurinette aussi, uniquement parce que Tanguy m’appelle comme ça. Mais on ne va pas plus loin dans les surnoms idiots.

— Je sais, mon amour, je sais. Mais ce que je voulais te demander va bien au-delà de ces petits mots doux ou puérils. Tu es bien en train de me dire que tu es prête à adopter Monia ? Je te connais suffisamment pour savoir que tu mesures toutes les implications de cette décision.

Un sourire discret, avec un brin de malice évident dans les yeux, constitue sa première réponse. Les mots viennent ensuite. Non sans qu’elle ait reposé son verre et caressé sa main gauche le plus tendrement possible.

— Tu me connais bien.

Le regard franc et tendre du pharmacien ne fait que le confirmer.

— Tu me connais bien, et donc je peux t’affirmer que je sais très bien ce que je fais… Tu comprendras en temps utile.

L’heure tourne, et tous deux n’ont que le temps d’avaler leur café gourmand, une spécialité maison particulièrement savoureuse, et copieuse, avant de retourner à leurs occupations respectives. Afin de rejoindre Trémel et son officine, Hugues a une demi-douzaine de kilomètres pour essayer de disséquer cette phrase énigmatique de Laure « Je sais très bien ce que je fais… Tu comprendras en temps utile » qui le plonge dans un abîme de supputations. Laure, elle (…) n’a que trois cents mètres à marcher pour rejoindre sa haute chaise et sa belle table en bois qui l’attendent au Super U. Une distance bien suffisante pour réfléchir au cas de cet étrange suicide du côté de Saint-Michel-en-Grève.

*

Deux jours plus tard

À 42 ans, après un récent divorce tout en douceur, Maxime Rondin pourrait s’enorgueillir d’avoir plutôt bien réussi dans la vie. Propriétaire d’une chocolaterie artisanale, il a petit à petit réussi à faire son trou, dans un marché de niche, qui continue à prospérer d’année en année. Son secret, travailler avec du cacao haut de gamme issu du commerce équitable, et y ajouter, avec un talent et un goût certains, des saveurs originales et toujours issues de produits locaux. Même si ses truffes aux algues, ou aux mûres, bretonnes évidemment, se vendent très bien, le fleuron de sa gamme reste un assortiment de chocolats aromatisés avec des liqueurs ou des alcools régionaux : chouchen des monts d’Arrée, lambig et whiskies venus de la distillerie de Lannion, fraise de Plougastel, myrtilles de la forêt de Beffou, entre autres. Au fil des ans il a amassé un joli petit pécule qu’il aime à dépenser avec sa nouvelle compagne, Carole. Une jeune femme au charme indéniable malgré un physique passe-partout, qui porte sa “trente-cinquaine” avec une flamboyance toute particulière, en harmonie avec ses cheveux bruns et lisses, qui viennent caresser ses épaules. Ses deux ados, l’aînée 14 ans, et le cadet, à peine 12, ont bien digéré la séparation et comme son ex habite Ploumilliau, une commune voisine, ils peuvent continuer à aller sans problème au collège du Penker à Plestin, à quelques kilomètres.

De sa boutique, installée dans la côte des Bruyères à Saint-Michel, il n’a que trois minutes de voiture, quand viennent les beaux jours, avant de rejoindre son bateau mouillé à Toul ar Vilin, pour s’offrir une balade en mer ou une partie de pêche au lieu ou au maquereau. Quand il ne joue pas au tennis. Bref, ce jeune chef d’entreprise, à la tête d’une TPE, très petite entreprise, seulement deux employés, a presque tout pour être heureux. Il n’y avait pas de “presque” en fait, il y a encore une minute. Avant qu’il n’ouvre son ordinateur à la page « Épargne » de son compte bancaire.

Il ne peut détacher ses yeux de la dernière ligne de son écran. Là où était écrit, il y a encore trois jours « Votre épargne disponible : 74 256 euros » on lit maintenant 256 euros. Un nombre que son cerveau ne peut arriver à assimiler. Deux cent cinquante-six euros ! Où sont passés les 74 000 euros manquants ? Première réaction, bien évidemment, l’incrédulité. Alors, s’efforçant de garder son calme, il redémarre son ordi, essayant de se persuader que c’est juste un bug informatique. Sans véritable surprise sa deuxième consultation des comptes révèle le même résultat. Ne reste plus qu’à remonter l’historique de ses opérations pour comprendre ou, au moins, essayer de comprendre. En moins de deux minutes, la vérité éclate dans toute sa cruauté. S’il a bien fait quelques dépenses d’équipement pour son bateau, il a utilisé son compte courant, ouvert au Crémumat, l’une des banques du secteur. Les 74 000 euros manquants, reposaient, passagèrement, sur un compte ouvert dans une banque étrangère, spécialisée, entre autres, dans les investissements offshore et il n’avait programmé aucun virement.

Le choc est rude, et ses pupilles, saturées des LED de son écran, ne voient plus rien. Un voile recouvre ses nerfs optiques et ses neurones. Même pas la force de parler, encore moins celle de hurler. Et personne pour partager son désarroi. Carole, sa compagne, joue les visiteuses médicales dans le sud de la Bretagne, et ne sera pas de retour avant plusieurs jours. Quant à son ex, comble d’ironie, elle travaille comme secrétaire chez un expert-comptable à Lannion. Et de toute façon il ne pourrait rien lui dire. Au moment où les économies de toute sa vie se sont peut-être envolées, volatilisées, voilà une situation qui aurait pu le faire rire. Dans d’autres circonstances. Et surtout si cette affaire avait concerné une tierce personne…

Il est 16 h 35, avec une infinie lenteur il refait surface, émerge de sa stupeur et regarde de nouveau son ordinateur. Non pas qu’il croie au miracle, mais pour essayer de trouver une explication. Quelques clics plus tard, l’écran, aussi insensible qu’impitoyable, lui affiche les raisons de sa déconvenue. Un cruel euphémisme. Un montant de 74 000 euros a effectivement été débité de son compte, il y a deux jours. Une ponction financière dont l’intitulé ne laisse aucun doute. L’ordre vient de l’IBB Luxemburg, sa banque d’investissement depuis bientôt trois ans. Des transferts sur ce compte, et à partir de ce compte, il en a déjà fait beaucoup. Toujours sans le moindre scrupule ni le moindre avatar. Il payait ses impôts en France mais ses quelques économies, il les plaçait à l’étranger suivant l’avis de son conseiller financier, qui lui avait juré ses grands dieux qu’il s’agissait d’un dispositif fiscal destiné à stimuler les investissements dans les DROM-COM, les anciens DOM-TOM. Et donc que c’était parfaitement légal.

Il cherche dans sa mémoire, sans succès, si jamais ce prélèvement avait pu être programmé de longue date ? Peut-être était-ce noté sur son agenda d’une façon ou d’une autre ? Peut-être a-t-il juste oublié de le noter ? Hypothèse réconfortante, qui ne tient qu’une fraction de seconde. Après tout virement, il reçoit toujours un SMS de confirmation. Un nouveau coup d’œil à son smartphone. Aucun message, et aucun éclaircissement à l’horizon. Ne reste qu’une chose à faire : appeler son conseiller financier, qui pourra sans doute éclaircir cette histoire.

16 h 40, un moment de la journée on ne peut plus correct pour appeler quelqu’un. En guise de réponse, ce qu’il redoutait le plus, la sinistre et impersonnelle réponse de sa messagerie. Peut-il vraiment expliquer son problème à une machine ? Non ! Impossible ! Reste la solution de rechange : appeler son bureau.

Un numéro vite composé et une voix, une vraie, lui répond, avec une douceur qui ne suffit pas à apaiser sa colère.

— Finantrégor, bonjour !

— Bonjour ! Monsieur Rondin à l’appareil ! Est-ce que je pourrais parler à monsieur Damien ou à madame Lejeune ?

— Ah ! Vous n’avez pas de chance : monsieur Damien est en congé aujourd’hui. Il a demandé à surtout ne pas être dérangé. Mais vous pouvez toujours laisser un message sur son portable. Quant à madame Lejeune, elle est absente. Elle ne rentrera qu’après-demain.

Le voilà bigrement avancé… En désespoir de cause, il rappelle le portable de son conseiller et lui laisse un message, où sa colère ne peut que transparaître. Puis il se rassied dans son fauteuil. Les chiffres s’entrechoquent dans sa tête, les billets de cinquante et cent euros tourbillonnent devant ses yeux fermés comme des colchiques à la fin de l’été. Maxime Rondin se connaît bien ; d’allure sportive, d’un tempérament calme ordinairement, il sait aussi qu’il peut s’emporter très vite et très fort. Alors, absolument hors de question de rester dans l’expectative. Puisqu’il ne peut pas joindre ceux qui s’occupent de son compte localement, il décide de contacter la banque directement. Quelques boîtes vocales plus tard, il se retrouve en communication avec un monsieur très aimable, doté de ce très léger accent propre aux habitants du Grand-Duché.

Le chocolatier commence à peine à expliquer son problème que la voix, impassible, lui répond, avec un flegme conforté par l’anonymat et l’éloignement :

— Désolé, Monsieur, mais il ne nous est pas possible de vous donner de renseignements par téléphone…

— Mais je peux vous donner tous les détails que vous voulez, répondre à toutes les questions secrètes me concernant, mais… mais vous ne pouvez pas me laisser dans cette incertitude ! J’ai besoin de savoir !

La voix du chef d’entreprise michelais se fait à la fois plus menaçante, et plus implorante :

— Vous ne pouvez pas me faire ça, Monsieur ! Je vous en prie…

— Je suis désolé, Monsieur, je ne peux rien faire par téléphone. Bonne soirée à vous.

Et Maxime Rondin regarde, la haine au cœur, ce téléphone muet. Il se met à murmurer, en boucle, les mêmes mots :

— Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, je vais me réveiller… Ce n’est pas possible, ce n’est pas…

Et je vous passe le reste. Pauvre Carole ! Avec une humeur pareille, son retour promet d’être difficile.

Heureusement qu’elle est partie pour la semaine.

*

Assise sur les genoux de sa tante, la tête reposant sur son épaule gauche, Monia regarde émerveillée, pour la énième fois, le DVD de La Reine des neiges 2. Ann Fitzpatrick en profite pour travailler sur sa tablette. Son projet africain prend forme et elle éprouve une impatience certaine à l’idée de repartir là-bas, dans son deuxième pays : celui des oubliés du bonheur, pour qui chaque jour est une aventure, pour qui vivre est un combat de tous les instants. Elle travaille et en même temps elle ressent l’émotion de sa nièce, pour qui elle est une maman de substitution bien malgré elle. Doucement elle lui caresse les cheveux, délaissant l’Afrique quelques instants pour profiter de ce moment magique, celui où un enfant vous fait entièrement confiance. Monia ne réagit même pas, trop absorbée par cette hypnotisante lucarne magique.

*

Deux jours plus tard, c’est à Saint-Michel-en-Grève, sur le court de tennis de la route de Plouzé-lambre qu’on retrouvera le cadavre de Maxime Rondin, étendu de tout son long, les pieds reposant sur la ligne de fond de court, tout près de l’emplacement où les joueurs se tiennent pour servir. Sur le sol à côté de lui une raquette sur laquelle repose sa main droite. Un peu en arrière du corps, un seau rempli de balles de tennis. Un spectacle incongru sur ce court en bitume qui a vu défiler quelques générations de tennismen amateurs, et dans cette rue si calme en dehors de la période estivale. Seule apparente certitude, il n’est pas mort de froid comme l’atteste son gros bonnet rouge sur la tête, et son survêtement spécial hiver.

II

Moment difficile pour Carole Riou. Cela fait presque quinze heures qu’elle essaie en vain de joindre son compagnon. Depuis la veille, 19 h 30. Son métier de visiteuse médicale la balade dans tous les départements de la Bretagne historique, et, manque de chance pour elle, cette semaine elle est venue vanter les mérites de son laboratoire aux médecins du Morbihan, loin de la limite Côtes d’Armor-Finistère. Elle appelle la chocolaterie dès l’ouverture, mais à la grande surprise de son assistant et de sa vendeuse, Maxime n’est pas là. Lui qui arrive en général une bonne heure, voire deux, en avance, n’a pas donné signe de vie. Et pour cause, comme vous le savez. Dépitée, inquiète, elle doit reprendre son travail. Ce qui n’a rien d’évident. Elle a bien du mal à se montrer avenante et professionnelle avec les deux premiers praticiens qu’elle rencontre, qui, en prime, ne montrent pas un enthousiasme débordant à l’écoute de sa présentation. Un nouveau produit révolutionnaire, un spray qui, pulvérisé sur les tétons deux fois par jour, redonne aux seins la vigueur de leurs vingt ans, et qui rend presque inutile le port d’un soutien-gorge. Cela devrait les intéresser ? Que nenni ! Le Mamovig™ ne les passionne pas, et il serait mensonger d’écrire qu’elle fait beaucoup d’efforts pour les convaincre. Après chaque visite elle n’a qu’une idée en tête, arriver à joindre Maxime ou, à défaut, la chocolaterie.

C’est à la sortie du troisième cabinet médical que ses jambes flageolent en regardant son portable. Une icône caractéristique lui signale un appel manqué. Une boule au ventre, elle rappelle le numéro affiché, un numéro qui ne lui évoque rien. Une voix aussi charmante qu’accueillante lui répond aussitôt.

— Mairie de Saint-Michel-en-Grève, Aude à l’appareil, bonjour !

— Allô ! Bonjour ! Madame Riou. Vous venez de m’appeler ?

Le ton a changé à l’autre bout du fil, ce qui ne réconforte guère l’inquiète Carole.

— Ah ! Madame Riou ! Merci de patienter une seconde, je vous passe l’adjoint qui vous a contactée.

Un silence peu encourageant et une voix masculine, timbre grave, se font entendre.

— Bonjour, madame Riou, Adrien Dossen, adjoint au maire.

— Vous avez essayé de me joindre ?

L’adjoint ne la laisse pas continuer, de sa voix la plus compatissante, il reprend :

— Madame Riou, j’ai une triste nouvelle. Nous venons d’être prévenus par la gendarmerie de Plestin. Je suis désolé de vous annoncer que votre conjoint est décédé. Il a été retrouvé vers 10 heures sur le court de tennis. D’après le médecin il s’agit d’une mort naturelle, sans doute une crise cardiaque, mais en votre absence, l’ambulance l’a conduit à la chambre funéraire de l’hôpital de Lannion. Il faudrait que vous les contactiez pour savoir ce que vous souhaitez faire maintenant.

Maintenant… Maintenant… Quel mot dérisoire ! Le monde vient de s’écrouler pour la visiteuse médicale. L’adjoint n’a même pas le temps de lui présenter ses condoléances, elle a déjà raccroché le téléphone et se retrouve doublement seule. Seule dans sa voiture, seule dans sa vie. Devant elle un grand vide, qui a aspiré toutes ses larmes. Elle sait qu’elle devrait reprendre la route tout de suite, remonter à Lannion, aller voir la dépouille de Maxime, régler tout un tas de problèmes pratiques. Mais son corps ne le peut pas, son cerveau ne le veut pas.

De longues minutes se passent avant qu’elle ne trouve la force mentale d’annuler ses rendez-vous, de prévenir son responsable, et de mettre le contact. Devant elle, deux heures et demie de route et surtout cette brutale vérité, si dure à affronter.

*

Comme aurait pu chanter Alain Bashung, Laure fait son footing au milieu des algues et des coraux. Enfin surtout des algues, des algues brunes pour être précis, puisqu’on est en hiver. Quant aux coraux, on ne les retrouve pas sur le littoral breton, à Saint-Michel-en-Grève comme ailleurs. Ou alors il faut chercher en profondeur, et trouver ce qu’on appelle les coraux d’eau froide… Marée basse, ciel dégagé, léger vent frais qui souffle de la mer, LSD court avec un évident plaisir le long de ce qui ressemble à un lac. La houle est plus plate qu’une sole passée sous un rouleau compresseur. À ses côtés, Bruxelles gambade gentiment, alors qu’Hugues a de la peine à suivre le rythme de sa chérie. Ses excuses : quelques mois d’entraînement en moins, une blessure qui n’en finit pas de cicatriser, et surtout des kilos superflus qu’il aimerait bien perdre. Parti du port de Beg Douar à Plestin, le trio a en point de mire Toul ar Vilin, la petite crique qui marque la frontière entre la commune de Trédrez-Locquémeau et Saint-Michel, et qui abrite quelques mouillages estivaux. Entre les deux points, la baie s’étire sur quatre kilomètres, avec un sable dur et tendre à la fois, idéal pour muscles et tendons. Du côté de Saint-Efflam, sur leur droite, mais à près de deux kilomètres, les premiers chars à voile du centre nautique font leur apparition. Température plutôt clémente, beau temps, juste assez de vent, des conditions idéales aussi bien pour les débutants que pour les pratiquants chevronnés. Bruxelles essaie, sans grand espoir, de cavaler après une mouette qui faisait une courte escale sur la grève. Quelques minutes se passent, en silence. Presque. On n’entend que les bruits entremêlés de leurs respirations respectives, avec en guise d’accompagnement musical, le son étrange produit par leurs baskets rebondissant dans les mini-flaques d’eau restées entre les ridules de sable à la marée descendante. Laure, plus habituée qu’Hugues à ce genre d’effort finit par rompre cette douce quiétude.

— Comment ça se passe au niveau pulmonaire, tu n’as pas trop de mal à respirer ?

La réponse ne vient pas si vite, parler en courant n’est pas chose facile pour les coureurs moins aguerris comme Hugues.

— J’ai toujours une douleur en fin d’inspiration, mais c’est supportable. Et le toubib m’a dit que je risquais d’avoir mal encore pendant un bon bout de temps.

Quelques secondes sans parler, et il reprend :

— Quand je pense que tu nous as fait partir d’une plage où l’on pêche des couteaux, tu ne manques pas de culot, après ce que cela m’a valu*.

— Excuse-moi, franchement, je n’y avais pas pensé.