Vent de panique à Lannion - Michel Courat - E-Book

Vent de panique à Lannion E-Book

Michel Courat

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Beschreibung

Des meurtres s'enchaînent au château de Tonquédec... 

À Lannion, un vent de panique souffle depuis quelques jours. Les assassins s’enchaînent, suivant tous le même mode opératoire. Chose étrange, toutes les victimes ont un point en commun : elles cherchaient à découvrir le trésor du château de Tonquédec, une forteresse médiévale imposante et chargée d'histoire, située à quelques kilomètres de la ville, au bord du Léguer. Le SRJP et la SR de Rennes ont beau travailler ensemble, l'enquête piétine. Heureusement que la "belle" Laure Saint-Donge s'en mêle ! Une nouvelle aventure de LSD, pleine de découvertes, de surprises et d'humour.

Retrouvez Laure Saint-Donge, alias LSD, dans une nouvelle enquête surprenante !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel Courat travaille actuellement comme expert pour une ONG qui s’occupe du bien-être des animaux, Eurogroup, et partage son temps entre la Bretagne et Bruxelles. Amoureux du Trégor depuis toujours, il y a exercé comme vétérinaire praticien pendant une quinzaine d’années, avant de partir s’occuper de protection animale dans les Cornouailles anglaises pendant neuf ans.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Phiphi, parti tirer des bords beaucoup trop loin de nous, mais dont j’entends encore le rire chaque fois que je suis chez Tilly.

À Luce, à qui je pense très fort.

À Alain Bargain, le fondateur de notre maison d’édition. Un homme de caractère, au charisme incroyable, et aussi un visionnaire, qui a eu l’idée de créer ce concept des polars régionaux. Sans lui, rien ne dit que Laure Saint-Donge aurait vu le jour… Merci Alain.

« Longue est la route qui mène à la sagesse ! »

REMERCIEMENTS

–Anne et Yvan Dafniet, Guimaëc

–Champagne François-Denizon, Verneuil

–Distillerie Warenghem, Lannion

–Hôtel Ibis, Lannion

–Hôtel Kyriad, Lannion

–Lannion Trégor Communauté

–L’Anthocyane, Lannion

–L’Aziza, Lannion

–Le Barn’s, Lannion

–Monsieur le comte de Rougé, château de Tonquédec

–Monsieur Pierre Denos, Tonquédec

–The Breizh Shelter, Lannion

–Prunelle Paré Couture, Centre Saint-Elivet, Lannion.

I

Mardi 7 novembre, 16 h 25

Aline gare sa voiture le long de la route, tout près du pont qui enjambe le Léguer. Le moteur est à peine coupé que des coups violents se font entendre à l’arrière. La terre est boueuse, mais ses baskets en ont vu d’autres. Elle s’approche du coffre. Ce qu’il y a à l’intérieur, elle ne le sait que trop bien. Combien de fois lui a-t-elle déjà fait le coup ! Quelques secondes pour s’extirper de son étrange cachette et la mère et la fille marchent toutes deux en direction de la rivière, sans échanger un mot. Un bruit sourd. Oriane s’écroule à ses côtés. Même pas le temps de se retourner, même pas le temps d’apercevoir dans le lointain la silhouette du château qui surplombe les bois environnants. Elle tombe à son tour et n’est plus qu’une masse inerte, gisant sur le sol détrempé.

***

Lannion, Côtes-d’Armor, quinze jours plus tôt

— Gérard Guivarc’h, samedi prochain, vous organisez à la salle des Ursulines une nouvelle “murder party”, une activité qui rencontre de plus en plus d’adeptes. Vous pouvez nous en dire plus ?

— Je voudrais déjà vous remercier de m’accueillir sur les ondes de votre radio, c’est toujours un plaisir de venir à ce micro. Eh oui, c’est vrai, avec mes amis de l’association Polarmor, nous avons mis sur pied cette murder party, une animation qui nous vient d’Angleterre et qui est devenue très populaire en France et surtout en Bretagne. L’été dernier nous en avions organisé une sur le site de l’abbaye de Beauport, à côté de Paimpol, et nous avions eu près de quatre cents participants…

— Ce qui est énorme !

— Absolument, mais le site s’y prêtait et on était en pleine saison…

— Je sais que les fanatiques connaissent bien le principe de ce jeu, mais, pour les profanes, ceux qui voudraient découvrir cette activité, pourriez-vous nous expliquer un peu comment se déroulera cette soirée ?

— En fait, il s’agit d’un jeu, dans un endroit défini, original de préférence, qui ressemble un peu à un Cluedo géant. On pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte de jeu de rôles autour d’une histoire policière, à laquelle les spectateurs sont invités à participer. En fait, nous avons un scénario, que nous suivons à la lettre, et un certain nombre d’acteurs, tous amateurs, qui vont chacun jouer un personnage bien précis. Dans un premier temps, les joueurs, les spectateurs, vont être regroupés par équipes et vont se retrouver dans différentes pièces de la salle, transformée en théâtre, où les acteurs vont jouer leur rôle. Chaque scène va ainsi présenter les éléments d’une intrigue, va dévoiler certaines facettes des personnages. Et chaque participant au jeu va devoir faire très attention à ce qui se dit ou se fait, parce que cela peut avoir une grande importance par la suite. Pendant toute cette première partie du jeu, les joueurs-enquêteurs se contentent d’écouter et de regarder. Puis une mort suspecte, ou qui sait, un meurtre, va survenir, et là le jeu entre dans une deuxième phase. L’enquête proprement dite. C’est la phase interactive de la soirée. Chaque équipe va alors devoir, à tour de rôle, mener sa propre enquête en interrogeant, comme elle le veut, tous les acteurs de la pièce. Chacun a reçu une fiche décrivant en détail son personnage et va donc répondre, en fonction des caractéristiques bien précises de la personnalité qu’il interprète. Il va y avoir des mensonges, il va y avoir des oublis, il va y avoir des mystères à résoudre, mais il va y avoir aussi des indices à trouver, dans ce qui se dit, ou ce qui se voit. Et bien sûr, la première équipe qui identifiera le ou les coupables, qui pourra donner son mobile, et qui retrouvera l’arme du crime remportera le jeu. Et le premier prix, c’est quand même un week-end à Jersey, tous frais compris, offert par Seagull Ferries !

— Un beau cadeau ! Donc, en quelque sorte, c’est une enquête policière grandeur nature ?

— Absolument, avec un scénario original, que j’ai imaginé avec Martine Plouguiel, ma complice, une histoire très moderne, un peu machiavélique, mais qui devrait ravir tous les participants.

— Vous pouvez nous résumer brièvement le thème de cette “party” ?

— Cela s’intitule Tous en scène ? avec un point d’interrogation. Le pitch, comme on dit, de l’histoire, est très simple : un metteur en scène autoritaire et jaloux a décidé de monter Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, avec sa femme dans le rôle principal. Mais elle le trompe, et il ne le sait pas… Je ne vous en dirai pas plus, si ce n’est que la “troupe” rassemble une dizaine d’acteurs, pour la plupart membres de ligues d’improvisation de la région, et que la vérité ne sera pas facile à trouver.

— Et comment peut-on participer ?

— C’est très simple, il suffit d’aller sur le site de Polarmor, www.polarmor.bzh, tout est expliqué en détail. On peut encore s’inscrire, mais il faut se dépêcher. Pour des raisons de sécurité, nous avons décidé de limiter le nombre de participants à soixante équipes de trois, et il ne reste plus beaucoup de places. Et pour ceux qui veulent venir seuls, rassurez-vous, il y a toujours d’autres joueurs dans le même cas, et vous n’aurez aucun mal à constituer une “brigade” d’enquêteurs.

— Nos auditeurs savent donc ce qu’il leur reste à faire… Merci, Gérard Guivarc’h. Ah non, j’oubliais quand même un détail important, je pense qu’il y a des droits d’inscription ?

— Absolument ! En fait il est vrai qu’une telle organisation génère des frais, mais il faut dire aussi que la moitié des bénéfices de la soirée sera remise aux Restos du Cœur. Il est donc demandé à chaque joueur une participation de douze euros, huit euros pour les étudiants et les moins de 18 ans.

— Merci à vous ! Il me reste à rappeler l’heure du rendez-vous : samedi prochain aux Ursulines, à Lannion, à 19 heures précises.

***

Quelque part en Côtes-d’Armor, mardi 7 novembre

Là où ses pas la mènent. Oriane marche sans réfléchir. Comment pourrait-elle faire autrement avec un cerveau déconnecté du monde réel ? Elle avance au gré de ses pulsions du moment. Chaque intersection devient une loterie, où seul le hasard choisit la route à suivre, et potentiellement son destin. Elle continue son chemin, indifférente au présent comme au futur. La faim la tenaille, sa tête lui fait très mal, ses jambes n’en peuvent plus.

Au fur et à mesure que se dissipent les vapeurs des alcools divers et du shit, des bribes du passé lui reviennent. Pas suffisamment toutefois pour comprendre ce qu’il s’est passé dans les heures précédentes. Elle revoit cette scène comme un cauchemar dont on se souvient au réveil. Que faisait le corps de sa mère à moitié immergé dans une rivière ? Impossible de se le rappeler. Avait-elle une quelconque responsabilité dans cette mort ? Elle ne s’était même pas approchée du corps inerte. À quoi bon ? Aucun doute n’était possible. Appeler une ambulance n’aurait servi à rien, et prévenir les keufs, c’était l’assurance de replonger dans les emmerdes, avec leurs questions à la con, les interrogatoires incessants, les visites aux juges et le reste… Et tout ça pour quoi ?

Sa mémoire, désespérément vide, cherche à savoir comment elle s’était retrouvée là. Dans l’obscurité grandissante, les arbres l’empêchaient de voir la voiture de la noyée, pourtant garée à quelques dizaines de mètres seulement de son cadavre, au bord de la route, tout près d’un pont qui enjambait la rivière. Cet endroit lui rappelait des souvenirs, mais elle restait incapable de le situer. La rivière grondait. Les pluies torrentielles des jours derniers avaient fortement accru son débit, et à force de chevaucher violemment les blocs de granite qui encombraient son lit, elle devenait presque torrent. Vagues, trop vagues souvenirs. Elle se souvenait aussi d’avoir voulu appeler Louise, sa meilleure amie. Difficile sans son téléphone, disparu sans laisser d’adresse. Il ne lui restait que deux options, faire du stop ou marcher, au hasard. Avec un double objectif, éviter de retrouver son « bâtard de daron » et échapper aux flics, qui ne tarderaient pas à débarquer, dès que quelqu’un découvrirait le corps. Ses quelques neurones encore intacts avaient fini par prendre une décision. Le stop, ça voulait dire prendre le risque d’avoir un témoin, capable de préciser là où il l’avait trouvée. Trop risqué, si elle avait une responsabilité dans la mort de sa mère. Alors elle avait longé la rivière vers l’aval, tourné à droite sur le pont et continué sur la route, sans même remarquer qu’elle passait devant le château de Tonquédec, plongé dans la pénombre. Quelques rares voitures passaient à côté d’elle, sans même ralentir. Elle avait longtemps marché, longtemps, se faisant discrète en traversant le village voisin et ses zones éclairées.

Le passé s’est estompé. Elle marche toujours. La faim et ses douleurs s’amplifient à chaque minute. Quelques lumières plus denses dans le lointain. Sans doute un autre village. Dans la nuit tombée, elle ne fait même pas attention au nom en passant le panneau : Calan, Cavan, Caban… Peu importe, ce qu’elle veut, c’est trouver à manger. Heureusement, les commerces sont toujours ouverts, et il lui reste un peu d’argent, “emprunté” au portefeuille de son père. Du pain, du pâté, de l’eau, deux bouteilles de vin blanc, quelques biscuits, la voici armée pour quelques heures. Personne ne semble faire attention à elle. Une fois son repas englouti, assise sur un talus juste à la sortie du village, elle reprend la route. Son seul horizon, sa seule envie : trouver un endroit où dormir. Quelques centaines de mètres encore, une petite route sur la droite, un chemin qui mène à une ferme, avec un grand hangar attenant. Qui dit ferme, dit paille, exactement le genre d’hébergement qu’il lui faut pour cette nuit. Discret, et suffisamment confortable. Dans sa jeune vie, elle a connu tellement pire. Un chien hurle dans la cour. Heureusement pour elle, il est attaché. Elle se trouve vite un coin bien à l’abri dans l’immense grange, entre deux balles de foin. Les dernières lampées de sa première bouteille de vin commencent à la réconforter. Elle allume le dernier joint qui lui reste, le savoure à petites taffes, alternant avec des gorgées de sa deuxième bouteille. Progressivement, sa vie se montre sous des couleurs plus brillantes. Comme si la mort tragique de sa mère ne l’avait pas affectée ni même effleurée. Son euphorie de paradis artificiels aux allures de purgatoire regonfle ses quelques neurones encore vaillants. Pour combien de temps, peu lui importe. Un visage s’inscrit soudain devant le sien. Un visage souriant, rayonnant même. Ses yeux la fixent mais ne la voient pas, comme si elle était transparente. Son père se tient là, devant elle, l’ignorant complètement. Il ne lui pose pas la moindre question, ne montre pas le moindre geste tendre. Dans l’obscurité de la grange, elle sort de sa poche un couteau à cran d’arrêt. Elle veut effacer cet odieux faciès de son paysage, de sa vue, de sa vie. D’un geste brusque, elle plonge son couteau dans le ventre de cet être porteur de malheur, et ne traverse qu’une ombre. Emportée par l’élan, elle tombe à terre. Pas la force de se relever. Une autre vision envahit son cerveau. Une vision obsédante : elle tient la tête de sa mère sous l’eau. Jusqu’à ne plus sentir qu’un morceau de chair inerte. Le flot de la rivière vient lui lécher les mains de sa langue humide et froide. Juste avant qu’elle ne perde connaissance.

*

Locquirec, Finistère, le lendemain matin

— Salut, Laurette, je te dérange ?

— Pas vraiment ! Je rentre de mon footing et je commençais à préparer mon prochain reportage. Mais il n’y a rien d’urgent.

— Où tu pars cette fois ?

— Je ne sais pas encore. Pour l’instant je n’en suis qu’au stade de la recherche. Un grand magazine culinaire m’a demandé de préparer un sujet sur les traditions gastronomiques de Noël à travers le monde qui mettent en danger le bien-être animal. J’ai déjà pris quelques contacts, ça fait peur. Entre le foie gras industriel, les carpes de Noël en Pologne et le massacre des cochons en Roumanie, j’ai déjà de quoi faire. Mais t’inquiète pas, je ne vais pas devenir végane tout de suite, j’aime trop la viande quand je sais d’où elle vient. Et toi, mon Tanguy, qu’est-ce que tu racontes ? Ta chérie va bien ?

— Isa pète le feu, et moi, ce que j’ai à te raconter est un peu bizarre.

— T’as des emmerdes ?

— Non pas moi, mais j’ai un copain qui en a un. Un gros.

— Quel genre ?

— Sa femme a été retrouvée morte ce matin, au bord du Léguer, la rivière de Lannion. Juste en amont du pont qui mène au château de Tonquédec.

— Un château fort qui est superbe et que j’adore. J’y suis allée souvent… d’abord avec Isabelle, puis avec Hugues. Un endroit impressionnant, qui surplombe une des plus belles parties de la rivière. À cet endroit-là je trouve le Léguer magnifique, à la fois sauvage et docile. Mais cela doit bien faire quatre ou cinq ans que je n’y suis pas retournée. De quoi elle est morte ?

— On l’a retrouvée pendue… Pour la gendarmerie, et la légiste, cela s’est passé hier, en fin d’après-midi.

— Drôle d’idée quand même d’aller se suicider dans un endroit pareil !

— Drôle d’idée s’il s’agissait d’un suicide, là, il s’agit d’un meurtre.

— Un meurtre ? Par pendaison ! Pas vraiment courant pour une femme. C’est très triste mais en quoi cela te concerne tant que ça ? Tu la connaissais bien ?

— Elle ? Pas du tout, je ne connais que son mari. Il travaille chez Alkia-Lucetson à Lannion.

— Dans la Silicon Valley, enfin la mini Silicon Valley version breizh ?

— Exact ! Dans la “Silannion Valley” si tu préfères, à côté de l’aéroport et de la tour du CNET, comme on l’appelle toujours, en pleine zone Pégase. Je suis souvent en contact avec lui parce que je lui envoie régulièrement certains de mes étudiants en stage, et il leur trouve toujours un job intéressant. C’est vraiment un mec bien, et pour nous à l’IUT, c’est une vraie bénédiction.

— Je comprends, et en quoi cela me concerne, hormis le fait que cela m’attriste pour toi et ton copain ?

— Tu vas saisir tout de suite ! C’est la gendarmerie de Lannion, enfin la communauté de brigades qui mène l’enquête. Les investigations sur le terrain n’ont rien donné de précis pour le moment. Il y a tellement de passage sur le sentier au bord de la rivière, la scène de crime était complètement polluée. On a retrouvé le corps à moitié immergé au pied d’un arbre…

— Attends ! Il y a deux minutes la nénette avait été retrouvée pendue, et maintenant tu me dis qu’elle s’est noyée ! À moins de lui avoir passé un nœud coulant autour du cou avant de la tirer avec un hors-bord, je ne vois pas comment ce serait possible. D’autant plus que, connaissant bien la rivière, ça m’étonnerait qu’il y ait beaucoup de pratiquants de ski nautique dans ce coin-là.

— Arrête de débloquer, Laure. Mais c’est vrai que ce n’est pas évident à comprendre. Mon copain vient d’avoir un coup de fil de la gendarmerie. La légiste a été très claire : d’après ses premiers examens, elle n’est pas morte noyée. On l’a d’abord assommée, vraisemblablement avec un morceau de bois. Là où on l’a trouvée, il n’y a qu’à se baisser pour en trouver, et après, on a fait passer une corde au-dessus d’une branche d’arbre pour la pendre. Après on l’a redescendue à terre et on a balancé le haut de son corps dans la rivière. L’arbre avait pratiquement les pieds dans l’eau, c’était d’une simplicité enfantine.

— Et la corde ?

— On ne l’a pas retrouvée. Ce sont juste les marques de strangulation identifiées par la légiste et la plaie sur la tête qui ont permis de reconstituer le déroulement des événements. Le meurtre ne fait aucun doute.

— Dis donc, on s’est donné bien du mal pour la tuer, cette pauvre femme… Mais je ne vois toujours pas la raison de ton appel. Ce genre de crime ne se résout pas en trois minutes, les gendarmes doivent mener leur enquête, avec rigueur, avec leurs méthodes, laisse-leur un peu de temps quand même !

— J’ai essayé d’expliquer ça à mon copain, mais il me dit qu’il n’a pas confiance, qu’il trouve que les gendarmes ne se démènent pas assez pour retrouver celui qui a fait ça.

— Celui ? Ils ont pratiquement exclu l’hypothèse que ce puisse être une femme ?

— Oui ! Sauf si c’est une haltérophile. La victime pesait un peu plus de soixante kilos, et la corde ne devait pas bien glisser avec le frottement sur le bois de l’arbre…

— Personnellement, je t’avoue que ce type d’argument me laisse un peu perplexe. Même si la branche ne vaut pas une vraie poulie, il ne faut pas tant de force que ça pour hisser un poids de ce genre. Et à part ça, pourquoi ne croit-il pas en la compétence des gendarmes ?

— Je vais être direct avec toi…

— Ça ne changera pas de d’habitude…

Un léger ricanement, et le professeur d’informatique reprend :

— Avant que ça n’arrive, on a souvent parlé de ta manière de résoudre les affaires. En toi, il a confiance, et il m’a demandé si tu ne pouvais pas…

— M’intéresser à l’enquête ? Même pas en rêve ! Entre mon père au premier étage qui s’est trouvé une copine, et Ann qui rame avec Monia à Saint-Pol, j’ai bien assez de soucis. Et tu signaleras à ton copain que la gendarmerie de Lannion fait du très bon boulot !

— Il va être très déçu, mais je transmettrai. Et avec Hugues, où en es-tu* ? demande une voix qui marche sur des pincettes. Un exercice peu évident.

LSD jette un coup d’œil à la baie de Locquirec à travers le bow-window de la cuisine à l’américaine. Quelques courageux pêcheurs à pied ratissent consciencieusement les gisements de coques, indifférents, semble-t-il, aux rafales d’est qui refroidissent l’atmosphère, et font trembler la haie de noisetiers de la propriété voisine.

— Où veux-tu que j’en sois ? On se voit régulièrement, avec vous, mais aussi sans vous. On va même au restaurant tous les deux ce midi pour tout te dire. Disons que nous sommes dans une période de tendre amitié. Ce que nous avons vécu ensemble reste inoubliable, irremplaçable, mais c’est le passé. Et ni lui ni moi n’avons l’intention de jouer le jeu de la nostalgie. Comme dit la maman d’Isabelle, il faut laisser le temps au temps. Et ce qui doit arriver arrivera. Je crois à la destinée, tu le sais bien.

— Hugues pense la même chose. En tout cas, il me l’a dit la dernière fois qu’on s’est parlé. Et pour en revenir à mon histoire ?

— Pour mettre les points sur les “i”, je suis très triste pour ton copain. Pour autant je n’ai aucunement l’intention d’aller marcher sur les plates-bandes de la gendarmerie. Point barre.

*

Gendarmerie de Lannion, 11 h 30

— Mathieu ! J’ai encore les journalistes sur le dos ! Qu’est-ce que je leur dis ?

— Rien ! Pas de commentaires, réplique le lieutenant Royan, commandant de la communauté de brigades de Lannion. L’enquête suit son cours, on les contactera le moment venu. Entre Le Télégramme, Ouest-France et Le Trégor, on passerait notre temps en conférence de presse…

— Il n’y a pas qu’eux, j’ai eu aussi Variation, enfin, Océane Bretagne Nord, et Plestin FM…

— Ah ! Isabelle Lebech sans doute ! Tant qu’on n’a pas la fouteuse de merde, sa copine Saint-Donge, sur le dos, c’est déjà ça. Tu te rappelles l’histoire du sniper et des meurtres au Yaudet et à Trébeurden ? Elle nous avait bien court-circuités. Mais là, elle ne devrait pas s’en mêler, c’est déjà ça. Bon, alors on en est où ?

— Pour l’instant, on n’a pu interroger que les voisins de la victime et quelques-uns de ses collègues.

— Elle habitait rue Pablo-Picasso, c’est ça ?

— Oui ! Une zone pavillonnaire, avec beaucoup d’arbres, où les gens ne se connaissent pas vraiment. Et comme les Ledoyen ont emménagé il n’y a que six mois, personne n’a pu nous donner de renseignements précis. Dans ce genre de quartier, quand les gens se voient ils se contentent d’un « Bonjour », « Bonsoir » ou « Quel temps ! », mais on ne peut pas dire qu’ils entretiennent des contacts étroits avec leurs voisins.

— OK ! Il nous reste quand même les amis, les parents, les autres collègues de boulot… et la victime, pour avoir des infos. On sait quoi sur elle ?

— Aline Ledoyen, 40 ans, hôtesse de caisse dans un hypermarché de la route de Perros, depuis cinq ans. Marié à Kévin Ledoyen, 39 ans, ingénieur en électronique. Pas de problème particulier à son travail. On a découvert qu’elle avait une amie au rayon fromages, mais comme elle est partie pour quelques jours, on ne pourra lui poser de questions qu’à son retour. Quant aux amis personnels du couple, on commence juste à les interroger, le mari nous a fait une petite liste.

— Pas de casier, je présume ?

— Non ! Mais en cherchant si elle en avait un, j’ai découvert quelque chose d’intéressant, répond avec un sourire l’adjudant-chef Duquesne, Florian de son prénom, responsable de la brigade de proximité. Si elle n’a pas de casier, et son mari non plus, on ne peut pas en dire autant pour leur fille, Oriane. Quinze ans, et déjà quelques “références”. Appréhendée deux fois pour IPM dans les rues de la ville. Et la dernière fois, ce n’est pas vieux, c’était le soir, tu sais, de cette soirée aux Ursulines, la murder party. Les collègues du commissariat l’ont récupérée, étalée sur un des bancs en pierre de la place du centre. Incapable de tenir debout. Elle était avec trois copines qui ne valaient pas mieux qu’elle. Ça s’est terminé en cellule de dégrisement, avant que les parents ne viennent les chercher.

— Ivresse publique et manifeste ! À 15 ans… C’est quand même triste.

— Tu sais, ma fille arrive à 13 ans, alors je m’attends au pire…

— Heureusement, de mon côté, j’ai un fils aîné qui est sérieux ; il veut devenir médecin, alors il sort, mais il reste raisonnable, répond le lieutenant, avec un certain soulagement.

— Mais ta fille est plus jeune ?

— Seize ans, mais elle n’est pas vraiment du genre à sortir le soir pour aller se saouler. Et de toute façon, je ne la laisserais pas faire.

— Tu as de la chance ! Par contre, Oriane Ledoyen, elle n’a pas l’air sur la même longueur d’onde. Lors d’un contrôle de routine en septembre, elle avait déjà été retrouvée en possession de cannabis. Une dose suffisante pour qu’on ne puisse pas croire que c’était pour sa consommation personnelle, précise l’adjudant-chef…

— Dealeuse, en prime !

— Oui ! Elle passe au tribunal dans trois semaines…

— Pas de quoi remonter le moral de ses parents ! En même temps quand une ado fait ça, c’est souvent un appel au secours. Ses parents s’entendaient bien ?

— Je devrais en savoir plus tout à l’heure : le père et la fille vont passer à la brigade dans l’après-midi.

— Très bien ! Pas d’autres parents dans le secteur ?

— La gosse est fille unique. La victime n’a plus de parents du tout, et le mari a un frère et une sœur qui vivent tous deux dans le sud de la France, pas très loin de leur père, qui vit du côté de Perpignan. La mère est décédée cela fait trois ans. Cancer…

— Donc, pour l’instant, on n’a personne pour nous expliquer ce que cette Aline Ledoyen foutait au bord du Léguer hier soir, du côté de Tonquédec ?

— Pas vraiment ! D’après sa tenue, on peut supposer qu’elle faisait du jogging… Et hier, le mari était trop choqué pour nous dire quoi que ce soit.

— Tu trouves normal qu’elle aille faire du jogging si loin de Lannion en fin d’après-midi ? demande Mathieu Royan. Il y a suffisamment d’endroits sympas pour courir le long de la rivière sans faire vingt minutes de voiture. Que ce soit en amont ou en aval de la ville ! Tiens, en parlant de jogging, j’ai oublié de te dire, j’ai eu la légiste au téléphone, elle a pu affiner son estimation : elle situe maintenant l’heure de la mort entre 16 et 18 heures. Mais comme le jour tombe à 17 h 30 à cette époque, je pense que la fourchette est plus resserrée : 16 heures-17 h 30 maximum.

— Franchement, aller courir dans les bois à cette heure-là, en plein mois de novembre, il faut vraiment en vouloir. Avec toutes les agressions de ces dernières années…

— On n’est plus au Moyen Âge, Florian ! Dans un pays comme la France les femmes devraient pouvoir se promener ou faire du sport, sans risque, n’importe où et à toute heure ! Mais la légiste ne m’appelait pas pour ça seulement. Elle n’a pas commencé l’autopsie, mais en la déshabillant, pour la “préparer”, elle a retrouvé un bout de papier étrange, caché dans un des bonnets du soutien-gorge de la victime… Elle devrait le scanner et me l’envoyer dans les minutes qui viennent.

— Plutôt curieux comme cachette. Ce doit être un papier important… Elle a une idée de ce que c’est ?

— Aucune…

*

L’Aziza. Rien qu’en prononçant ce nom on se croirait au Maroc, ou dans une chanson de Balavoine. Mauvaise pioche. En fait, nous venons d’entrer avec Laure et Hugues dans un des restaurants les plus renommés de Lannion, et ce depuis des années. Ambiance orientale, senteurs d’épices, décor typique, digne de Marrakech ou de Casablanca. Et au milieu coule non pas une rivière mais une fontaine, une vraie. Aussi réelle que l’olivier qui lui tient compagnie. Comme tous les jours de la semaine, l’établissement a fait le plein. Quoi de mieux en vérité que de s’offrir une oasis en guise d’aire de pique-nique entre deux demi-journées de travail ? La serveuse s’empresse de les guider à leur table, réservée, dans un coin de la salle. Tentes, tentures, tapis, couleurs chatoyantes, décorations marocaines, ils pourraient presque s’imaginer au pays d’Aladin, alors qu’ils ne sont qu’à cinquante mètres du pont de Viarmes et du Léguer, la rivière qui traverse la ville. Ils échangent quelques mots à peine, commentant surtout l’ambiance du lieu. Une fois leur kir pétillant à la mûre devant eux, la conversation redevient plus personnelle. L’un comme l’autre ne se rappellent que trop bien les nombreuses occasions où ils ont profité de cet endroit, les yeux dans les yeux, la main dans la main, cueillant ensemble les fleurs de leur amour d’alors. Balayé le passé, leurs regards sont plus neutres, mais leur tendresse mutuelle sans faille. Bercé par la lumière tamisée, Hugues regarde danser les bulles dans son verre, profitant des reflets irisés que leur confère la bougie posée au milieu de la table.

— J’aime toujours autant cet endroit… Même quand c’est plein, ça n’est jamais trop bruyant, et j’adore cette atmosphère hors du temps. C’est une bonne idée que d’avoir voulu revenir ici. Pourtant tu m’avais dit qu’on irait manger à Morlaix ?

— C’était le plan initial, c’est vrai, mais j’ai eu Tanguy au téléphone ce matin. On a parlé d’un de ses copains qui habite Lannion, et du coup, j’ai eu comme un flash. J’ai eu envie de revenir ici. Tu sais que la première fois que j’ai mangé dans ce restaurant, c’était avec Isabelle ?

— Non, je ne savais pas. Tu ne me l’avais jamais dit…

— Et pour cause ! Je venais de te quitter, enfin de quitter la maison de l’île Grande pour aller à l’hôtel à Pleumeur-Bodou. Tu sais, après qu’on eut retrouvé ton copain sur un des greens du golf. Ce cher Richard Larmor…

— Je ne m’en souviens que trop bien, et ce n’est pas mon souvenir préféré. Et tu ne m’avais jamais parlé de ton repas ici avec Isa… Mais tu m’intrigues encore plus. Pourquoi revenir aujourd’hui ? Quelque chose de spécial à me dire ?

— Juste que j’avais envie de revivre un moment avec toi, dans ce lieu précis, qui symbolise tant de choses pour moi.

Un éclair de surprise envahit les pupilles du pharmacien de Trémel. De surprise, et d’émotion. Aucun mot ne sort de sa bouche pour exprimer ce qu’il ressent, ou plutôt ce qu’il souhaite, à ce moment exact. Pour ne pas se trahir, il fixe les bulles qui montent lentement dans sa flûte, oreilles aux aguets. Prêt à tout entendre. Ou presque. Avec Laure, qui sait à quoi ressemblera l’instant suivant ? Laure sourit, les yeux dans le vague. Les souvenirs se mêlent, bons et mauvais. L’image de Jean-Philippe revient s’imprimer sur l’écran flou du passé ressurgi. Le silence dure quelques secondes d’éternité. Hugues attend, toujours aussi impassible en apparence.

— Je crois qu’on ne s’est pas parlé en tête à tête depuis des semaines. La dernière fois, nous étions en train de regarder Ann et Monia admirer les poissons rouges dans le bassin de “ma” maison.

Un moment d’exception ancré avec bonheur dans la mémoire récente du maître de Pomponnette.

— Si tu te le rappelles, je t’avais dit combien j’avais apprécié ton attitude tout au long de ma belle parenthèse avec JP. Depuis, j’ai repensé souvent à cette conversation, et à ce courant indéfinissable qui était passé entre nous, à ce moment-là, à cette seconde-là.

Hugues hésite. Interrompre Laure risquerait de tout gâcher. Alors, les yeux toujours dans les bulles, il se contente de retenir son souffle, cachant le moins mal possible son impatience des mots à venir.

— Cela n’a pas duré longtemps, mais j’ai fait un rêve éveillé. Je nous voyais dans ta maison, je revivais certaines scènes que nous avions vécues ensemble. Je crois que j’étais heureuse. Vraiment. Mais quand le soir est venu, quand tu es reparti avec les autres, la réalité a repris le dessus. J’ai bien réfléchi, et je sais que toi et moi ce ne sera plus jamais comme avant. Cela ne peut pas, et cela ne doit pas.

— Tu sais…

— Non, sois gentil ! Ne m’interromps pas. J’ai cru pendant des mois que Jean-Philippe… – elle hésite un peu avant de reprendre – J’ai cru que Jean-Philippe était l’homme de ma vie, celui qui m’apportait tout ce dont une femme peut rêver. Je suis tombée de haut, même si notre séparation s’est faite sans heurts. Au fond de moi, au fil des semaines, j’ai essayé de réfléchir au cours de ma vie depuis que je suis arrivée en Bretagne. Je sais maintenant combien je tiens à toi. Profondément. Il y a même des fois où je me dis qu’en fait, c’était toi que je cherchais à travers lui.

Soit il n’y a plus de bulles éprises d’oxygène dans son kir, soit Hugues est abasourdi par cette dernière phrase. Il repose son verre et fixe celle qui fut sa “Laurinette”.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Je t’avoue que j’ai du mal à comprendre.

— Je peux vous apporter votre couscous, ou vous revoulez un apéritif ?

Curieuse réponse à une question pourtant précise. Laure aurait-elle une double personnalité ?

— Dans cinq minutes, ce sera parfait ! murmure Laure à la serveuse, arrivée discrètement.

Avant d’éclater de rire. Un rire communicatif, qu’Hugues s’empresse de partager, tandis que LSD s’efforce de reprendre un ton plus sérieux :

— Il n’y a qu’à nous que cela peut arriver ce genre de situation… On est en pleines confidences, je te livre le fond de ma pensée, et on se marre, sur fond de merguez, de pois chiches, de semoule et de harissa… Tu m’excuses, mais je ne m’attendais pas à être interrompue de cette façon !

Pendant que la main d’Hugues mène une approche stratégique et discrète en direction de celle de Laure, il renouvelle sa question. Laure a réagi, et lui répond aussitôt, son regard dans le sien.

— Je pense que toi et moi, on s’engageait sur une mauvaise pente. On commençait à s’engluer dans la routine, sauf, c’est vrai, quand on avait une enquête en cours. Tu sais à quoi je compare ce que notre couple était devenu ? Une paire de vieilles pantoufles, posée sur un coussin, avec la télé comme seul horizon. Petit à petit on “glissait dans le quotidien”, sans doute avec quelques aspects positifs, mais ce type de vie, encroûtée, sans surprise, tu le sais, ne correspond pas à ce que j’attends de l’existence. Je suis encore très jeune, toi aussi, et nous avons d’autres choses à vivre. De la folie ! Ce grain de folie, d’insouciance, d’imprévu, de découverte permanente, je l’avais retrouvé avec JP. Chaque jour différait du précédent, on avançait au gré de nos envies, de nos désirs. Est-ce qu’on est capables, toi comme moi, de revivre ce type d’émotions ensemble ? Voilà pourquoi je voulais te voir, et te parler. Je ne te demande pas de réponse tout de suite. Il faut que tout cela se décante dans nos esprits. Quand ce sera fait, alors, et alors seulement, nous saurons si nous pouvons partager notre avenir, en repartant sur de nouvelles bases, en vivant une autre vie.

Hugues n’a pas le temps de répondre. Leur table se retrouve soudain envahie par deux assiettes de somptueux couscous, où trônent de généreuses portions de mouton, de merguez et de poulet, accompagnées d’épices, de légumes, de sauces diverses et de semoule. Il ne manque plus qu’une bouteille de gris de Boulaouane bien frais, qui ne tarde pas à arriver. Honneur à ce splendide repas aux parfums orientaux. La digestion, au propre, comme au figuré, viendra après la dégustation.

* Voir Dernier tango à Plouescat, même collection.

II

Lannion, 15 h 45

— Laure ? C’est Tanguy !

— Encore ! T’as du pot de m’avoir ! Je viens seulement de rallumer mon téléphone. On mangeait à l’Aziza avec Hugues, et il est reparti à Trémel depuis même pas vingt minutes. J’espère que tu ne me rappelles pas pour la femme de ton copain ? Je t’ai déjà expliqué ce matin ce que j’en pensais…

Un silence empreint de gêne, un sentiment rarissime chez son ami. Un raclement de gorge. Dans le fond, un bruit de voitures incessant. Et la voix de Tanguy qui redonne des décibels.

— Je sais que tu m’as envoyé sur les roses ce matin, mais les choses se compliquent sérieusement. Non seulement mon copain Kévin a perdu sa femme dans les conditions que tu connais, mais maintenant il est dans la merde, à titre personnel, et sa fille aussi. Il sort juste de la gendarmerie et son moral n’est même plus dans ses chaussettes, il est sous ses semelles. Tu m’as déjà dit ce que tu en pensais, mais, je t’en prie, écoute-moi juste trois minutes, je te ferai changer d’avis !

— Alors là, mon petit bonhomme, je ne parierais pas là-dessus. Je prépare un reportage, au cas où tu aurais oublié, et les enquêtes, pour l’instant, j’oublie.

— Laisse-moi une chance de te convaincre !

Laure ne répond pas. Prise entre son principe de “no emmerdes today” et sa curiosité. Pas seulement féminine, non ! Sa curiosité d’enquêtrice. De détectrice de criminels. Cette sérieuse maladie professionnelle qu’elle a dans le sang depuis presque vingt ans, et dont elle ne peut se débarrasser. Bien sûr, vous me direz qu’une exsanguino-transfusion (E.T. pour les spécialistes) pourrait résoudre ce problème. Mais serait-ce bien raisonnable ? De ce fait, LSD perdrait tout son goût pour la résolution des mystères, et ce serait bien dommage. Valse-hésitation. Tomber dans le piège tendu par Tanguy ? Ou essayer de retrouver son équilibre personnel, mis à mal par ses désillusions sentimentales ? Le petit diable qui ne s’éloigne jamais beaucoup d’elle lui murmure :

— Allez ! Tu peux bien lui donner une petite chance ? Tanguy est ton ami. Peux-tu refuser de rendre un service à un ami ? Laure, allons, je ne te reconnais pas. Il ne te demande pas grand-chose.

Le diablotin a vite raison de ses bonnes résolutions, sans avoir à se battre. Elle répond enfin au compagnon d’Isabelle. Pourtant, curieusement, elle éprouve le sentiment que c’est une autre qui parle à sa place.

— Je te donne trois minutes, pas plus. En tout cas, je ne sais pas où tu es, mais pour l’instant je ne t’entends que par intermittence. Le mieux serait que tu me retrouves quelque part. Je suis toujours à Lannion, et toi ?

Un hurlement dans le smartphone lui répond :

— Je suis rue de Kergariou, juste à côté de la gendarmerie.

— Je ne me rappelle plus où c’est, mais tout ce que je sais, c’est qu’il vaudrait mieux qu’on se voit plutôt que de hurler dans nos téléphones. Je suis quai d’Aiguillon, pas loin de l’office du tourisme. J’allais faire un peu de shopping dans les petites rues, en remontant vers la place du centre. C’est loin de l’endroit où tu es ?

De sa voix toujours tonitruante, Tanguy reprend :

— Tu es à six cents mètres à peine. Tu vois où est le cinéma ?

— Les Baladins ? Oui !

— Alors tu continues sur le quai, tu passes le pont, tu passes le CIC et Groupama et tu prends l’avenue du Général-de-Gaulle. Tu vas passer devant l’hôtel Ibis, et juste après, sur la petite place, en face du cinéma, tu vas trouver un café, enfin un pub-restaurant-café, à la façade noire avec des inscriptions dorées. C’est le Breizh Shelter, enfin the Breizh Shelter, je t’attendrai là.

Effectivement, difficile de se tromper. Les Baladins, le cinéma de la ville, avec sa façade aux faux airs d’opéra Bastille se repère de loin. Et la devanture du pub, pleine de goût et de style ne peut que ravir Laure, amoureuse des endroits au charme particulier. Elle retrouve Tanguy assis à une table donnant sur la rue. Le silence feutré qui règne dans l’établissement, à cette heure creuse de la journée, contraste avec bonheur avec leur échange téléphonique précédent, digne d’un dialogue de sourds. L’ambiance chaleureuse, le décor élégant plaît d’emblée à Laure, qui manifestement ne connaissait pas les lieux. Pendant que Tanguy s’adonne au plaisir très particulier d’une bonne pinte de Guinness, Laure se contente d’un double calva, qui ne fait que compléter celui qu’elle a déjà pris à l’Aziza… Un regard à sa montre, et LSD lance, très sérieusement.

— Bon, comme convenu, je te donne trois minutes, pas une seconde de plus.

Et elle regarde sa montre, sans même esquisser l’ombre d’un soupçon de sourire.

*