Sauvage farandole à Paimpol - Michel Courat - E-Book

Sauvage farandole à Paimpol E-Book

Michel Courat

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Beschreibung

Le décompte est lancé pour Laure Saint-Donge et son compagnon Hugues Demaître ! 

L'eau envahit inexorablement l'habitacle de leur voiture tombée à la mer. Mais que diable sont-ils venus faire dans cette galère sous-marine ? Leur situation désespérée est-elle en rapport avec leur nouvelle enquête au pays de Paimpol, sur les traces de tueurs en série de dentistes ?
Que viennent faire les ostréiculteurs dans cette histoire ?
Et les envoyés de la Commission européenne ?

Autant de mystères que Laure Saint-Donge et ses amis vont s'efforcer de résoudre, dans le 5e tome de ces enquêtes pleines de suspense où l'humour est omniprésent.

EXTRAIT

Combien de temps est-elle restée inconsciente ? Impossible de le savoir. Peut-être une à deux minutes. Il lui faut moins de temps pour réaliser dans quelle situation elle se trouve. À tâtons, elle cherche le plafonnier. Sa lueur blafarde lui montre vite l’étendue du désastre.

À ses côtés, sur le siège passager, son compagnon ne bouge pas. Ne bouge plus. Dans sa chute, la voiture a manifestement basculé sur le toit, la manière dont sa ceinture de sécurité la serre au niveau de la poitrine et du ventre, ne laisse aucun doute. Pas plus que le sang qui envahit sa tête et accentue son mal de crâne. Sa main gauche ne répond plus, comme définitivement engourdie. Alors, de sa main droite, elle se palpe le cuir chevelu et le front, pour y découvrir une énorme bosse, et du sang. L’espace d’un instant, son regard essaie de percer les ténèbres extérieures, et ce qu’elle voit lui glace les veines.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. – Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Si, pour des raisons professionnelles, Michel Courat vit actuellement en Belgique, après 9 ans passés en Angleterre, ce vétérinaire a laissé son cœur dans le Trégor. Amoureux de Locquirec depuis toujours, il y a exercé pendant des années avant de partir s'occuper de protection animale à l'étranger. Mais il revient dans "sa" Bretagne aussi souvent que possible, et c'est là qu'il a écrit Ça meurt sec à Locquirec, son premier roman policier. Auparavant, il a déjà publié trois ouvrages humoristiques :  Gare aux Morilles (1998), La Brise de la Pastille (2000), et Mots pour rire (2001).

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

« Il faut parfois détruire la chairavant de pouvoir effleurer l’âme. »

Within a wall - Agatha Christie

« J’ai connu une Polonaisequ’en prenait au petit-déjeuner…Faut quand même admettre,c’est plutôt une boisson d’homme ! »

Lino Ventura - Les Tontons Flingueurs - Michel Audiard

À Mattéo qui est né en même temps que ce livre, et à ses parents, Kirsty et Rabah.

REMERCIEMENTS

- Au commandant Cyril, pour ses précieux conseils techniques.

- À Loïc Danielou, garagiste à Lanmeur, et à Jean-François Salou, garagiste à Morlaix, dont les connaissances en matière de “sous-marins” m’ont été très utiles…

I

Combien de temps est-elle restée inconsciente ? Impossible de le savoir. Peut-être une à deux minutes. Il lui faut moins de temps pour réaliser dans quelle situation elle se trouve. À tâtons, elle cherche le plafonnier. Sa lueur blafarde lui montre vite l’étendue du désastre. À ses côtés, sur le siège passager, son compagnon ne bouge pas. Ne bouge plus. Dans sa chute, la voiture a manifestement basculé sur le toit, la manière dont sa ceinture de sécurité la serre au niveau de la poitrine et du ventre, ne laisse aucun doute. Pas plus que le sang qui envahit sa tête et accentue son mal de crâne. Sa main gauche ne répond plus, comme définitivement engourdie. Alors, de sa main droite, elle se palpe le cuir chevelu et le front, pour y découvrir une énorme bosse, et du sang. L’espace d’un instant, son regard essaie de percer les ténèbres extérieures, et ce qu’elle voit lui glace les veines. Un banc de lançons, tout frétillants, danse comme une sarabande autour de cette lueur, apparue comme par magie dans leur monde du silence et de l’obscurité des profondeurs. Malgré sa position inconfortable, et sa tête à l’envers, Laure Saint-Donge en tire la conclusion qui s’impose : soit ce sont des lançons volants, soit la voiture est immergée. Comme la deuxième hypothèse s’avère de très loin la plus probable, une deuxième conclusion s’évidence1, qu’elle exprime de façon un peu crue, mais mettez-vous à sa place…

— Putain ! On va crever comme des rats. Hugues ! Hugues ! Hugues ! Réveille-toi, bon Dieu ! Réveille-toi ! On va crever ! Crever ! Hugues !

Elle a beau hurler et secouer son cher et tendre avec la même énergie qu’une ménagère de moins de cinquante ans qui veut manger de la laitue et qui n’a pas d’essoreuse, rien n’y fait. Le pharmacien de Trémel pointe aux abonnés absents. Le sinistre et régulier glouglou de la mer envahissant l’habitacle par les grilles d’aération ne laisse aucun doute à la jeune détective-romancière, la fin approche.

Mais nous n’en sommes qu’au début. Que diable Laure Saint-Donge et Hugues Demaître allaient-ils faire dans cette galère sous-marine ?

Revenons quelque temps en arrière…

*

Onze jours plus tôt - Paimpol - Côtes d’Armor

En ce début septembre, la cité des Islandais, chère à Pierre Loti, se remet doucement de la frénésie estivale. Même si les réjouissances du Festival du Chant de marins remontent déjà à quelques semaines, il suffit aux Paimpolais de fermer les yeux pour que reviennent en foule images et sons de cette grande fête de la fraternité maritime. Les enfants ont repris l’école depuis peu, les commerçants, épuisés par la saison, commencent sérieusement à songer à leurs vacances. Chacun retourne à sa petite routine. En douceur… Les associations reprennent gentiment leurs activités après la pause de l’été. Ce soir, c’est la reprise des cours de danse country à Plourivo, berceau de la famille d’Ernest Renan, à quelques kilomètres de Paimpol. Manifestement, Dominique Guériec, assistante de son mari au centre dentaire de Cruckin, a des fourmis dans les boots et attend impatiemment de retrouver l’ambiance western. Avec ses cheveux bruns mi-longs, ses yeux en amande à peine maquillés et son sourire permanent, avec son visage au nez fin et sa petite fossette au menton, elle respire la joie de vivre, une vie qu’elle croque à pleines dents. La moindre des choses pour une femme de dentiste.

— Bon, chéri, je file ! Il est 7 heures moins vingt, et j’ai mon cours de country… dit-elle en passant sa tête par la porte du cabinet de son époux, Guillaume Guériec. Ça ira ?

— Vas-y, file ! Je me débrouillerai pour les deux derniers clients. C’est juste un détartrage et un pansement, t’inquiète pas… Tu rentres vers quelle heure ?

— C’est le premier cours, je ne sais pas trop. À sept heures un quart, il y a la séance pour les confirmés et après, c’est les débutants, mais je pense qu’aujourd’hui, je vais faire les deux cours. Je vais voir ça avec Gildas, le prof. Ça va se terminer vers 10 heures et demie, le temps d’aller manger un morceau et de boire un coup, je ne rentrerai pas avant minuit… Ne m’attends surtout pas !

Derrière ses grosses lunettes à monture d’écaille, et son collier de barbe, le visage de bon vivant du dentiste s’éclaire. Avec un petit sourire, il rétorque :

— À minuit, je dormirai depuis longtemps devant la télé. Allez, file, tu vas être en retard ! Alors que moi, je suis presqu’à l’heure… Grâce à la ponctualité de ma petite chérie, celle qui est toujours de bonne humeur : la belle Arlette ! La plus paimpolaise des Arlésiennes !

Et il retourne en souriant vers le fauteuil où sa patiente se rince la bouche consciencieusement.

À deux mètres de là, à l’intérieur de “l’îlot central”, le grand espace rectangulaire qui sert de bureau de réception, l’associé du docteur Guériec, Patrice Louargat, n’a rien manqué du dialogue. Après avoir jeté un œil dans son cahier de rendez-vous, il se tourne vers l’assistante de son associé.

— Allez ! File vite, Domi ! L’appel de la danse, ça ne se commande pas…

— Ce n’est pas seulement la danse, répond-elle avec un petit sourire empreint de fatalisme, c’est aussi que j’ai quelques kilos à perdre… Avec tous les barbecues de cet été…

— Tu rigoles ! T’es aussi mince que les merguez et les chipos que tu as mangées… ajoute en badinant le praticien, et je m’y connais en barbecue…

— Je ne sais pas vraiment si c’est un compliment, mais je le prends comme tel. Mais, sans plaisanter, Patrice, tu sais, quand on arrive à mon âge, les kilos se prennent très vite…

— Tu me fais rire, Domi ! À quinze jours près, on a le même âge !

— Peut-être, mais toi, tu es un homme… Et une femme qui arrive à la quarantaine, ce n’est pas comme un homme, ça doit faire attention.

Ouvrant la porte de son cabinet pour accompagner sa cliente jusqu’au comptoir où s’effectue le paiement, le docteur Guériec lance à sa femme en rigolant :

— T’es encore là, toi ! Tu vas être à la bourre…

Puis se tournant vers sa patiente, une toujours jeune et élégante senior d’à peine soixante, et quelques, années, il ajoute avec une ironie non dissimulée :

— Ah, les femmes ! Pas vrai, Arlette ? La toujours souriante Arlette !

— T’as raison, chéri, reprend sa femme. Il est plus que temps, je file.

D’un pas décidé, Dominique Guériec se dirige vers la porte vitrée qui donne sur le parking, accompagnée d’un sonore :

— À demain, Domi, bonne soirée et bonne danse !

— À demain, Patrice !

*

Ah ! Pour sûr, Amélie Ponnet s’en souviendra de son troisième jour de travail au cabinet dentaire de Cruckin ! La jeune technicienne de surface a eu une journée fatigante hier et on ne peut pas dire qu’elle arrive avec une envie folle de travailler en ce mercredi matin. Et le fait d’être technicienne de surface au lieu de simple femme de ménage ne semble pas la réconforter davantage. Les yeux en mode nocturne et le moral en berne, elle pousse la porte d’entrée du cabinet, en cet humide et venteux jour de septembre. Le temps de se changer, de se prendre un petit café dans la “cantine” du centre dentaire, la salle de repos, et il n’est pas loin de 6 heures quand elle se met au travail. Les premiers clients arrivent à 8 heures et quart. Plus de deux heures devant elle pour nettoyer les dix salles du local, ça devrait le faire. Comme on dit maintenant. Son MP3 sur les oreilles, au rythme de Stromae, elle commence à jouer du balai et de la lavette. Avant de jouer des cordes vocales en poussant la porte du cabinet du docteur Louargat. Pantalon de protection bleu, tunique assortie, pieds nus, le praticien semble dormir sur le fauteuil dentaire, en position allongée. Ou plutôt semblerait dormir, si ses deux mains n’étaient pas menottées en arrière du dossier du siège… si sa tête n’était pas recouverte d’un sac plastique… et s’il n’était pas parfaitement immobile, sans le moindre mouvement respiratoire. Comme tout mort qui se respecte.

*

Conséquence directe de la découverte macabre d’Amélie : la journée de la Brigade Territoriale Autonome de Paimpol commence sur les chapeaux de roue. Le major Kerilis, arrivé sur les lieux en même temps que les pompiers de la caserne Robert Le Lionnais, et le médecin urgentiste ne peuvent que constater le décès. Dans un coin de la salle d’attente, recroquevillée sur elle-même, la technicienne de surface pleure. À ses côtés, une jeune femme sapeur-pompier tente, tant bien que mal, de la réconforter. Près du cadavre, un TIC2 de la Brigade de Recherches de Saint-Brieuc, appelé immédiatement sur les lieux, s’affaire déjà, se livrant aux premières constatations et effectuant les principaux prélèvements techniques et scientifiques.

Arrivé à son tour sur place, après avoir longuement inspecté la scène de crime, le capitaine Christophe Marceau, chef de la brigade, commence à recueillir les impressions des uns et des autres, réunis dans la salle d’attente. L’homme, jeune quadragénaire, cheveux en brosse, visage longiligne, inspire le respect. Avec son air franc et ses yeux gris clair qui vous transpercent, il inspire confiance et sérénité. Mais en même temps, on sent bien, à l’intonation de sa voix, que c’est un homme de commandement, qui sait mener ses hommes, et ses enquêtes.

— Alors, Major, qu’est-ce que vous en pensez ?

— C’est encore un peu tôt pour le dire, mon capitaine, les analyses nous en diront plus, mais les conditions de la mort semblent évidentes. On lui a attaché les poignets dans le dos du fauteuil et on lui a sanglé les jambes aussi autour du repose-pieds. De cette façon, il ne pouvait pas bouger du tout. On lui a mis du ruban adhésif sur la bouche pour qu’il ne crie pas et on lui a enfilé la tête dans un sac plastique, genre sac de supermarché. Après, on a attendu qu’il s’étouffe.

— Et pour être bien sûr du résultat, on a passé aussi du ruban adhésif bien serré autour du sac et de son cou, pour empêcher l’air de se renouveler !

— Absolument ! Je vais chercher Vincent, le TIC, il a peut-être trouvé des indices supplémentaires…

Accoudé au comptoir de réception du cabinet, le médecin des pompiers s’enquiert d’un discret :

— J’ai bien peur que le pauvre docteur Guériec n’ait plus besoin de mes services, Capitaine. Je peux y aller ?

— Ah, Duroc ! Excusez-moi, je ne vous ai même pas salué. Comment allez-vous ?

— Moi, ça va, merci, mais j’ai connu des matins plus flamboyants… Commencer sa journée par le constat de décès d’un confrère, et surtout un ami… et le voir assassiné dans ces conditions-là !

— C’est sûr… mais attendez ! Vous avez bien dit Guériec ? C’est le docteur Guériec qui est mort ? Pas le docteur Louargat ?

— Absolument, Capitaine ! Il n’y a aucun doute. Je connais bien les deux dentistes, et c’est bien Guériec, Guillaume Guériec, qui est mort. Je peux y aller ?

— Oui, Oui, bien sûr, vous m’envoyez votre rapport pour la fin de matinée ?

— Vous l’aurez !

— Je peux quand même vous poser une question avant que vous partiez ? À votre avis, il a mis combien de temps à mourir ?

— Quelle question, Capitaine ! répond-il avec un pâle sourire et l’air désabusé du praticien qui a déjà vu pas mal d’horreurs dans sa carrière. Il est mort par asphyxie, dans son cas, liée à l’absence totale de renouvellement de son air. Dans un sac comme cela, serré autour du cou, il n’y a pratiquement pas d’air résiduel. C’est donc presqu’aussi rapide que si on l’avait étranglé… je dirais vingt-trente secondes. Une minute maximum avant qu’il ne perde connaissance ! Mais par contre, il a dû se débattre un maximum pendant ce temps… L’autopsie va vous détailler tout ça…

— OK ! Merci beaucoup Alain. Vous pouvez y aller maintenant, on va le faire transférer à l’IML de Brest.

*

Quand Dominique Guériec arrive sur les lieux, le visage décomposé, les traits tirés et les cheveux ébouriffés, elle précède de peu l’associé du défunt et le reste du personnel du centre dentaire, à savoir Cécile Plémet, la secrétaire-réceptionniste, Mélanie Coat, l’assistante du docteur Louargat, et Serge Antoine, le prothésiste. Tout ce petit monde se trouve intercepté par le planton gendarmique, avant d’être autorisé à rentrer dans les locaux. Les mines sont graves et l’accueil du chef de brigade, très professionnel.

— Madame Guériec ?

Les larmes aux yeux, la jeune veuve tend maladroitement la main au capitaine Marceau. Après lui avoir présenté ses condoléances, il la fait entrer dans le cabinet où gît toujours son mari. Elle semble hésiter. S’arrête. Se retourne et lance à l’officier de gendarmerie :

— Excusez-moi, Capitaine, je n’aurai pas la force, est-ce que monsieur Louargat peut m’accompagner ?

Impassible, le capitaine répond :

— Je comprends, Madame, bien sûr… Patrice, tu peux venir ?

Les deux hommes se connaissent déjà, et le dentiste accompagne sa poignée de main à l’officier d’une question on ne peut plus professionnelle :

— Alors, Christophe, cette dent de sagesse, où ça en est ?

— Je touche du bois, pour l’instant, silence radio. Elle se tient tranquille…

À voix basse, pour que Dominique Guériec n’entende pas, il ajoute :

— Tu sais, au départ, j’ai bien cru que c’était toi qui étais sur le fauteuil, comme on est dans ta salle de soins…

Et il les fait entrer dans la pièce où le technicien en identification criminelle s’affaire toujours. Le sac plastique a été éventré par les pompiers afin de mettre en place un masque respiratoire. Dans un essai symbolique de faire repartir la “machine”. Tentative évidemment infructueuse, tout autant que les massages cardiaques et autres chocs électriques… Le visage gonflé et bleui du dentiste s’avère un spectacle insoutenable pour sa jeune veuve qui manque de tomber dans les pommes et se raccroche, comme par miracle, aux bras de Patrice Louargat.

Lui, de son côté, semble particulièrement perplexe, non seulement devant le cadavre de son associé et ami, mais aussi et peut-être surtout, devant la mise en scène qui accompagne cette mort. D’autant plus que tout cela se passe dans SON cabinet… Sur SON fauteuil…

Soutenant toujours la toute récente veuve, il s’adresse au jeune TIC, occupé à relever des empreintes :

— Ça ne vous dérange pas si j’ouvre la fenêtre ? On étouffe là-dedans. Et il emmène Dominique Guériec vers la baie vitrée coulissante qui occupe un pan de mur entier sur la gauche du fauteuil dentaire. Avant même que Vincent ait répondu, il ouvre en grand un des battants et dit :

— Allez, respire ! Un peu d’air frais, ça va te faire du bien.

Le jeune TIC intervient :

— Y a pas de problème, vous pouvez y aller, c’est vrai qu’il fait chaud dans cette pièce. Pourtant, le radiateur est éteint…

Le capitaine vient à son tour au secours de Dominique Guériec et la fait sortir en lui expliquant la suite de la procédure, notamment le passage impératif à la morgue et l’autopsie par le médecin-légiste. Tout le personnel du cabinet est ensuite invité à répondre aux premières questions des enquêteurs, tandis que la veuve du praticien, elle, se voit proposer d’être entendue en début d’après-midi à son domicile.

Dans la salle d’attente, Amélie, la femme de ménage, pleure toujours, maintenant consolée par Cécile Plémet, la réceptionniste. L’air revêche, le visage aussi fermé qu’un guichet de la Sécurité Sociale un vendredi à 16 heures, Mélanie Coat, l’assistante du docteur Louargat, semble indifférente à tout ce qui l’entoure. Elle reste debout, immobile, près de la grande plante verte qui décore le hall d’entrée. Bien qu’un peu rondouillarde, cette jeune trentenaire pourrait avoir du charme, avec son visage aux traits réguliers, son nez tout fin et sa bouche délicatement dessinée. Elle pourrait, si ses cheveux châtain, réunis en chignon, ses lunettes à grosse monture noire terriblement classique et son look de super Nanny ne lui donnaient plus un air de vieille fille mal baisée que de star du Crazy Horse. Et comme en plus, elle est attifée d’un jean d’une banalité affligeante et d’un sweat bleu marine plus informe qu’un yaourt tombé du premier étage, ce n’est pas franchement le genre de femme qu’on a envie d’emmener sur une île déserte… Mais la moche indifférente s’en fout. Elle semble regarder toute cette agitation sans y porter le moindre intérêt.

*

Au même moment, du côté de l’île Grande, à Pleumeur-Bodou, dans la résidence secondaire du pharmacien, Hugues Demaître et Laure Saint-Donge, qui ne sont pas extralucides et ignorent tout de leur avenir subaquatique, profitent de la vie et de l’instant présent. Malgré le temps incertain et venteux, ils savourent avec un plaisir évident cette période de l’année extrêmement spéciale, où Laure, entre deux reportages, a pu se prendre trois semaines relax pour partager les vacances, bien méritées, de son “Hugounet” préféré. Vacances qui se déroulent, depuis deux jours, dans cette drôle d’île, située non loin de Perros-Guirec.

Affairés dans la salle à manger, ils dressent une table de fête. Car aujourd’hui est un grand jour. Surtout pour Hugues. Avant de reprendre les cours à la fac de Caen, Adrien, son fils, a décidé de venir passer quelques jours chez sôn pôpah, avec sa copine.

— Ça fait combien de temps que tu ne l’as pas vu ? demande, avec son sourire si particulier3, Laure ?

— Depuis Noël… Ça commence à faire un peu long.

— Tu ne vas jamais voir tes enfants en Normandie ?

— Tu sais bien que ce n’est pas facile… Avec leur mère… les rapports…

Devant son air visiblement pataud et embarrassé, elle lui embrasse le bout du nez et lui lance un espiègle :

— Parce que monsieur Demaître est toujours amoureux de sa femme ?

— T’es bête ! Mais tu sais que j’ai eu du mal à m’en remettre.

— Ah, c’est sûr ! La femme du pharmacien qui part avec le véto du coin, ça ne le fait pas… Heureusement que je suis arrivée pour te faire oublier ta détresse ! dit-elle d’un air plein d’ironie.

— Tu veux que je te dise ?

Hugues se tourne vers elle, lui prend doucement les deux mains et s’amarre dans ses yeux. Il lui dit d’une voix aussi tendre que dans un roman Harlodrose :

— Quand je te vois comme ça, si belle, si gentille, si présente, si intelligente, si… “toi”, je me demande si j’ai vraiment pu aimer quelqu’un avant toi…

Malgré son air faussement enjoué, Laure ne peut s’empêcher d’être troublée en entendant cette déclaration. Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter, juste avant de poser délicatement ses lèvres sur celles de son copain – comme on dit maintenant :

— « Jouez, violons, sonnez, crécelles, en souvenir des demoiselles, des demoiselles aux longs jupons…»

— Tu ne peux pas être sérieuse deux minutes, mon amour !

— Monsieur Demaître, la vie n’est pas une chose sérieuse. Alors ne la prenons pas sérieusement…

— T’as raison ! Carpe diem !

Est-ce parce qu’elle a entendu un nom de poisson, en tout cas, c’est le moment choisi par Pomponnette, la chatte du pharmacien, la plus célèbre des Côtes d’Armor, pour venir se frotter contre les jambes nues de Laure.

*

Ô miracle ! Le docteur Lesage, médecin légiste, n’ayant pas été retenu par une grande marée, une bouffe avec des copains ou une partie de boules bretonnes, l’autopsie du docteur Guériec se déroule le jour même et les résultats tombent en début d’après-midi sur le bureau du chef de brigade de Paimpol. Rien à vrai dire de très surprenant : les causes de la mort s’avèrent bien évidemment confirmées. « Mort par asphyxie due à une absence de renouvellementd’air. » Quant aux efforts désespérés du praticien pour se dégager de ses liens, ils sont attestés par les lésions hémorragiques observées au niveau des poignets entravés par les menottes, et dans une moindre mesure par les bleus marqués au passage des sangles qui enserraient ses jambes. Par contre, aucune autre trace suspecte, de coup ou autre, n’a été relevée sur le cadavre… Heure du décès : entre 18 heures 30 et 20 heures.

— Ce qui laisse supposer que le dentiste s’est laissé attacher sans se débattre, suggère le major Kerilis au capitaine Marceau.

— À première vue, oui. Donc, il devait connaître son agresseur. Ce qui réduit considérablement le champ des suspects. Et ce qui nous arrange bien. J’ai eu la substitut au téléphone, elle aimerait bien qu’on élucide cette histoire au plus vite, et sans faire de vagues…

— Comme d’habitude ! Les procs, ils sont toujours là pour réclamer des résultats efficaces et rapides, mais quand il s’agit de mettre les mains dans le cambouis, ils sont toujours aux abonnés absents… répond le major d’un ton désabusé.

Le chef de brigade enchaîne, tutoyant son subordonné qu’il connaît depuis près de quinze ans.

— Oh écoute Bernard ! On ne devrait quand même pas avoir trop de mal pour cette enquête ! Maintenant, qu’est-ce qui nous reste comme suspects ? On a le personnel de la clinique, ce qui inclut la femme et l’associé de Guériec, on a le dernier client, et avec un gros point d’interrogation, d’éventuels visiteurs qui seraient arrivés après.

— Et forcément avant 20 heures, heure maximale du décès, ajoute le sous-officier.

— Absolument. Tu sais que Lesage m’a mis une note à propos de l’heure du décès ?

— Ah !

— Il me met que l’heure du décès : « ne peut pas être précisée davantage compte tenu de la température externe élevée à laquelle le corps a été exposée entre l’heure de la mort et l’heure de l’examen post mortem. »

— C’est bizarre, puisque le chauffage était éteint. Et la nuit était plutôt fraîche…

— Oui, c’est bizarre ! reprend le capitaine. Mais cela ne change pas grand-chose, puisque le plus important c’est que le dentiste connaissait son assassin. Tu as commencé les auditions. Ça donne quelque chose ?

— C’est Mercier qui s’est occupé du personnel. Je t’ai laissé la veuve et Patrice Louargat, comme tu le connais. Moi je me suis gardé les deux derniers clients de Guériec. J’ai eu celui de 18 heures 45 sur son portable, il est parti en excursion, je ne pourrai le voir qu’en fin d’après-midi.

— Et celui de 19 heures ?

— Je suis tombé sur un faux numéro. Et la secrétaire n’a pas pu me renseigner davantage, c’était un client de passage, à l’accent étranger, et il n’était jamais venu. Il avait rendez-vous juste pour un détartrage, il a dû changer d’avis…

— Hum… Bizarre quand même… Fouille-moi un peu ça, s’il te plaît, on ne sait jamais. Il nous reste aussi à retrouver tous les familiers que pouvaient connaître le dentiste, plus tous les anciens employés qui pourraient lui en avoir voulu.

— Marquis attend que nous ayons interrogé la veuve, pour lui demander de dresser une liste de leurs relations et amis. Et j’ai demandé à Le Ru d’éplucher les archives du cabinet pour tracer tous les anciens employés. Guériec exerçait depuis près de vingt-cinq ans, ça risque de faire du peuple…

— Et dans la famille Guériec, il y a du monde ?

— Ses parents sont décédés, et il n’a ni frère ni sœur. Il a été marié une première fois, mais sa femme est morte en 2002 dans un accident de voiture. Il a eu un fils de ce premier mariage. C’est tout.

Il regarde dans un petit carnet de notes qu’il sort de sa poche intérieure.

— Benoît, 29 ans. Célibataire, habitant à Bruxelles. Fils unique.

— Bien ! En tout cas, cela en fait des gens à trouver et à interroger ! Pas impossible que Madame la procureure ait à patienter…

*

Non loin de là, rue de Beauport, à quelques dizaines de mètres de l’abbaye du même nom, une petite maison aux volets curieusement jaune canari. À l’intérieur, une silhouette s’affaire. Assise à la table ronde en acacia, qui trône dans la salle à manger, elle laisse ses mains, finement gantées de latex, s’affairer. Sans prêter la moindre attention à la télévision allumée et à la pourtant passionnante enquête en cours de l’inspecteur Derrick. Les doigts agiles découpent soigneusement des lettres, de taille différente, dans l’hebdomadaire local La presse d’Armor, sans oublier les quotidiens Ouest-France et Le Télégramme. Avec application, ils se mettent à sélectionner les caractères et à les placer, dans vingt-six pochettes à CD transparentes, à raison d’une pochette par lettre de l’alphabet. Puis vient le tour des divers signes de ponctuation qui ont droit au même classement systématique. La personne se recule alors un peu sur sa chaise et contemple avec une évidente satisfaction le travail accompli. Avant de se lever et d’aller chercher une grande enveloppe kraft, bien cachée sous une pile de sous-vêtements, dans l’armoire de sa chambre. De retour dans la salle, la silhouette en extrait une grande photo format 20 x 30, qu’elle fixe intensément des yeux. Le cliché semble réveiller un sentiment profond de dépit, voire de haine, qui ne dure que quelques instants. La paire de ciseaux s’affaire à nouveau et, moins de cinq minutes plus tard, la photographie n’est plus qu’un puzzle dont les pièces sont placées, à leur tour, dans une pochette plastique.

*

À l’île Grande, le repas se termine. Dans une ambiance bruyante et décontractée qui laisse supposer que l’eau, minérale ou en bouteille, n’a pas été la principale boisson consommée au cours des trois heures précédentes. Les quelques cadavres qui encombrent la table de la cuisine montrent aussi, à qui en douterait, qu’entre boire et conduire, ils ont choisi…

— Vous voulez des petites cerises à l’eau-de-vie ? Production maison !

Adrien, en digne fils de son père, ne se fait pas prier et opte pour un grand verre. Sa copine, une jeune et frêle blondinette aux cheveux longs et aux traits fins, manifestement peu habituée à de telles agapes, semble hésiter.

— Allez, Charlène, si tu veux faire partie de la famille Demaître un jour, tu dois au moins les goûter ! insiste très clairement le maître des lieux.

Avec une voix douce et sensuelle comme une caresse de monoï dans un lagon polynésien, la jolie Charlène murmure à voix haute, ce qui n’est jamais facile :

— D’accord, mais juste un petit verre, pour goûter.

Quelques minutes plus tard, après avoir essayé également les raisins, les mirabelles et même les melons à l’eau-de-vie, la jeune fille n’a plus de doute, les Bretons sont fidèles à leur réputation…

Ils savent vraiment recevoir. Quant à ceux qui ont pensé que “fidèles à leur réputation” voulaient dire “boivent comme des trous”, je leur conseillerais de fermer ce livre, d’aller se mettre au coin pendant dix minutes, les mains sur la tête, et de me copier cent fois pour demain : « En Bretagne, on ne boit pas, on offre à boire, mais par politesse, on ne laisse pas ses invités boire seuls ! » Non mais !

— Bon, on se risque sur le “bizarre” ? lance Hugues d’une voix inquiétante.

— “Si y a” de la pomme dedans, j’veux bien, répond Laure d’une voix faussement pâteuse.

— Y a même de la betterave… renchérit le vendeur d’alcootests.

Le pharmacien sert à ses hôtes une mini-rasade de tord-boyaux, un lambig d’origine incontrôlée, lointain cousin du calvados, avant de revenir à des sujets plus sérieux :

— Alors, les tourtereaux, vous restez avec nous jusqu’à quand ?

— On a prévu de rester jusqu’à samedi matin. Après, on repart sur Paimpol voir les parents de Charlène et sa sœur.

La copine d’Adrien grimace en avalant une minuscule gorgée du breuvage et enchaîne :

— Ça fait presque deux ans que je n’ai pas vu ma sœur et là, elle vient passer quelques jours avec son mari. Enfin, son copain qui est italien. Ils vivent à Bruxelles et, jusqu’à présent, à chaque fois qu’elle est revenue, je l’ai manquée. Alors, ce coup-ci…

— Qu’est-ce qu’ils font à Bruxelles ? demande Laure.

— Elle travaille au siège de l’Union Européenne des Commerçants de Proximité, et lui travaille pour la Commission Européenne.

— Eh bah, c’est bien ! Au moins, on sait un peu mieux où partent nos impôts, ajoute perfidement le pharmacien.

Plus gentille, Laure se contente d’un :

— Je les ai peut-être déjà rencontrés, comme je vais souvent en Belgique…

*

Dans le bureau du chef de brigade, le major Kerilis, l’adjudant Mercier et les gendarmes OPJ Marquis et Le Ru font un premier bilan de leurs recherches.

— Au niveau du personnel, c’est très simple, commence l’adjudant. J’ai interrogé Serge Lemoine, le prothésiste, l’assistante du docteur Louargat, Mélanie Coat et Cécile Plémet, la secrétaire-réceptionniste. Et j’ai aussi réauditionné, brièvement, la femme de ménage qui a découvert le corps.

— OK ! Je lirai les comptes rendus d’auditions plus tard, mais vous pouvez me les résumer ?

— Bien sûr, mon capitaine, répond, avec une déférence très militaire, l’adjudant. La femme de ménage d’abord : elle a quitté le cabinet hier à 16 heures pour aller chercher ses enfants à l’école de Courcy, pas loin du port. J’ai pu vérifier, c’est vrai. Et après, elle est rentrée avec eux à la maison. Par contre, à part son mari et ses enfants, aucun alibi pour l’heure du meurtre. Mais en même temps…

Je ne la vois pas tuer le dentiste toute seule avec une mise en scène pareille, enchaîne le major.

Et en plus, quel serait son mobile ? s’interroge le capitaine. Allez ! On l’oublie !

— Mélanie Coat, l’assistante du docteur Louargat…

Il marque un temps. Un léger sourire effleure ses lèvres quand il reprend.

— Une femme curieuse ! Elle a l’air complètement coincée. Pas facile de la faire parler. Elle est tout de suite montée sur ses grands chevaux, elle croyait que je l’accusais de quelque chose… Enfin… Elle a quitté le cabinet juste avant 18 heures 30 et est allée au supermarché faire des courses. Elle m’a montré le ticket de caisse et elle m’a dit qu’elle avait rencontré un client dans le magasin. Il faut encore que je vérifie. Elle dit être rentrée chez elle vers 19 heures 10, mais n’a aucun témoin. Elle vit seule.

— On la garde sous le coude. Entre le supermarché et 20 heures, l’heure maximale du crime, elle aurait eu le temps de revenir au cabinet. Mobile possible ?

— Elle n’a pas vraiment le genre à avoir eu une aventure avec la victime. Et à ma connaissance, il n’y avait pas de problème professionnel entre elle et Guériec, donc un gros point d’interrogation pour le mobile…

— La secrétaire ?

— Pas simple : elle est partie à 18 heures 15, pour faire quelques courses et après, elle est rentrée chez elle, vers 18 heures 45. Son mari n’est pas rentré avant 19 heures 30 et ne peut donc rien confirmer. Le soir par contre, elle est allée à une réunion du Comité des Fêtes, qui avait lieu à 20 heures 30, et là, bien sûr, on pourra vérifier.

— Ça ne servira pas à grand-chose puisque le meurtre a eu lieu avant 20 heures. Le prothésiste ? demande le capitaine.

Le visage anguleux de l’adjudant reflète un mélange d’excitation et de perplexité quand il répond d’une voix ferme :

— Un drôle de loustic, celui-là ! Pas le délit de sale gueule, mais presque… La trentaine, cheveux longs plus ou moins propres en catogan, barbe de quatre jours, lunettes fines sur le bout du nez. On a l’impression qu’il arrive directement de la rue Gay-Lussac un soir de mai 68. En plus, il ne nous aime pas vraiment…

— Je vois le genre, Mercier… Antimilitariste primaire et tout le toutim… Et en ce qui concerne son emploi du temps ?

— Là, ce n’est pas vraiment clair non plus : son atelier n’est pas dans la clinique même, mais au premier étage. Mais il a quand même un petit laboratoire au rez-de-chaussée, pour les “finitions”. Il me dit qu’hier, il est resté dans son atelier, au premier étage, jusqu’à 20 heures, comme presque tous les soirs, et qu’il a passé une heure au téléphone avec une copine. De 19 heures à 20 heures. Mais pour l’instant, il refuse de donner son nom.

— C’est étrange ! Mais c’est facile à vérifier, non ? Il suffit de voir avec l’opérateur téléphonique… Et de son atelier, il n’a rien vu ?

— L’atelier est au premier étage et les fenêtres donnent seulement sur l’anse de Beauport. Il ne peut voir qu’une partie seulement du jardin, côté camping du Cruckin. Il ne pouvait voir ni le parking, ni la porte d’entrée, ni la fenêtre du cabinet de Louargat.

— Sauf s’il avait été dans le laboratoire du rez-de-chaussée… Comment l’assassin ou les assassins pouvaient-ils savoir qu’il n’était pas encore dans le cabinet ?

— La réponse n’est pas si évidente, mon capitaine. Il pleuvait, il faisait déjà un peu sombre vers 19 heures. On pouvait donc voir si l’atelier était allumé au premier étage. Et de la même façon, si Antoine avait été dans l’atelier du rez-de-chaussée, il aurait allumé la lumière et on l’aurait vu en arrivant sur le parking. Et il y avait un autre moyen de savoir s’il était là. Antoine vient en moto et la laisse à l’arrière du bâtiment, dans la petite allée qui fait le tour de la clinique. L’assassin…

— Ou les assassins, Mercier…

— Vous avez raison… Le ou les assassins n’avaient qu’à faire le tour pour vérifier.

— Donc vous en concluez ?

— Sous réserve bien sûr que l’alibi d’Antoine se confirme, je ne vois que deux hypothèses. Soit le ou les meurtriers savaient qu’il était là et ils connaissaient très bien les lieux et les habitudes du prothésiste, soit ils ne savaient pas qu’il était là et ont eu beaucoup de chance qu’il ne descende pas dans l’atelier du rez-de-chaussée pendant que…

— En tout cas, répond d’un ton décidé le capitaine, cela prouve qu’il faut que j’interroge le docteur Louargat et madame Guériec le plus vite possible… Merci Mercier. Ah, j’oubliais… Le cabinet était fermé quand la femme de ménage est arrivée, est-ce qu’on a retrouvé son trousseau de clés dans les affaires du défunt ?

— Bonne question, mon capitaine, je vérifie cela tout de suite.

1 Du verbe s’évidencer : devenir évident, qui vient juste de sortir de l’Académie. Il est tout frais, je l’ai reçu ce matin.

2 Technicien en Identification Criminelle.

3 Voir Ça meurt sec à Locquirec, même auteur, même édition.

II

Dix jours plus tard…

Dans son habitacle progressivement envahi par les eaux glaciales, Laure a peur. De plus en plus peur. En tant que journaliste, elle en a eu des frayeurs, notamment lorsqu’elle couvrait des opérations de guerre. Que ce soit au Liban, en Irak ou en Afghanistan. Et le jour où elle a pris cette balle perdue, où la violence du choc lui a fait perdre connaissance… avant qu’elle ne se réveille baignant dans son propre sang, avec la joue droite “éventrée”… Mais c’était la règle du jeu, elle savait qu’elle risquait sa vie dans une zone de combat. Mais là… comment aurait-elle pu imaginer qu’elle mourrait noyée du côté de Paimpol, Paimpol plus célèbre pour ses chants de marins que pour ses champs de mines ?

La douleur se fait de plus en plus oppressante au niveau de la tête. Malgré tous ses efforts, sa ceinture de sécurité ne veut pas se détacher. Le cou cisaillé par la sangle, la poitrine et le ventre abominablement compressés, les jambes retenues par la colonne de direction et le volant, sa position devient de plus en plus inconfortable et douloureuse. Le niveau d’eau continue à monter. Ce n’est plus qu’une question de secondes avant qu’il n’atteigne ses cheveux.

— Il faut absolument que j’arrive à me détacher ! hurle-t-elle.

Le son résonne à peine dans cet espace clos, entouré de tonnes d’eau qui agissent comme autant d’éponges absorbant les bruits. À côté d’elle, la grande carcasse d’Hugues ne bouge pas. Malgré ses bras ballants qui pataugent dans l’eau. Une eau glauque qui maintenant recouvre tout le plafond, devenu plancher de la voiture. Avec ses grandes jambes qui pendent inertes à hauteur de son thorax, la silhouette inconsciente ressemble à un pantin désarticulé, gisant dans une lumière fantomatique. Et l’eau fraîche des profondeurs ne semble pas avoir le moindre effet stimulant sur lui. Au grand désarroi de sa compagne qui se met à douter fortement.

« Et s’il était… » pense-t-elle en se mettant à redouter le pire et en essayant de lui attraper le poignet pour sentir son pouls. Mais elle n’a pas le temps de s’inquiéter davantage que l’imprévisible se produit, réduisant à néant le mince espoir qui lui restait de pouvoir s’en sortir…

*

Le premier jeudi, 8 jours plus tôt.

Au lendemain de la découverte du corps du docteur Guériec et en attendant ses obsèques, la vie, tant bien que mal, a repris le dessus au centre dentaire de Cruckin. Même si l’un des deux praticiens a disparu, les dents des Paimpolais, à part quelques chicots, sont encore bien vivantes. Et dans certains cas, bien douloureuses. Bien sûr, la dizaine de confrères et consœurs du secteur se sont montrés compréhensifs et solidaires, et ont pris en charge un certain nombre de cas urgents, mais il faut bien gérer le tout-venant. De la rage de dents à la carie ordinaire, en passant par le sournois abcès. La gendarmerie ayant fini ses investigations scientifiques et retiré les scellés apposés sur son cabinet, le docteur Louargat a repris ses consultations et ses rendez-vous, tout en augmentant ses horaires de présence. En attendant un hypothétique remplaçant bien difficile à trouver, surtout en urgence. Mélanie Coat l’assiste comme d’habitude, tandis que Dominique Guériec, la femme de la victime, trop choquée, s’est mise en arrêt. Dans les bars de Paimpol et dans toutes les conversations, on ne parle que du sauvage assassinat du “dentiste du Cruckin” comme on l’appelait. La tendance générale est à la compassion car le praticien, installé depuis plus de vingt ans au “pays”, était du coin. Né à la fin des années 50 entre Paimpol et Plourivo, dans la ferme paternelle, à part pour quelques années d’études à Brest, il n’a jamais déserté la région et avait installé son centre dentaire, ultramoderne, sur un terrain appartenant à sa famille, coincé entre la rue du Biliec et la mer. Un terrain qui offrait un panorama superbe sur l’anse de Beauport et la pointe de Guiben, non loin du camping de Cruckin. Tout le monde ici le considérait comme un Paimpolais pure souche, qui plus est, extrêmement sympathique. On appréciait tout particulièrement sa jovialité et sa permanente bonne humeur qu’il avait réussi à garder, même quand sa première femme s’était tuée en perdant le contrôle de sa voiture entre Saint-Quay-Portrieux et Plouha, en 2002. Tout le monde aimait bien Guillaume Guériec, surnommé Gégé, qui avait su aussi s’investir dans la vie locale et donnait de son temps libre pour plusieurs associations. Il envisageait même, avec de bonnes chances de succès, de se présenter aux élections cantonales à venir, l’an prochain.

Mais bien sûr, il y a toujours quelques malins autour d’un “jaune”, d’un muscadet ou d’un côtes-du-Rhône pour se risquer à des jeux de mots vaseux sur la disparition du dentiste. Vous me connaissez, je ne suis pas du genre à rapporter ce genre de propos1, donc je ne vous dirais pas… Quoi ? Qu’ouïs-je ? Deux cent mille lecteurs et lectrices impatients – chiffre donné par l’ACGT-Association Comptabilisant mes Groupies Trégorroises – font le siège de la préfecture et demandent que je rapporte. Très bien, sous la menace, donc, je m’exécute, afin que des bâtiments publics ne soient pas inutilement dégradés par mes fans qui pourraient prendre exemple sur les récentes manifestations des producteurs de légumes, surtout de carottes. À cause des fans. Mais d’une manière générale, ce n’est pas beau de rapporter. Et surtout quand c’est pour dire qu’à Paimpol, au Bar des Hortensias, Jeannot “L’éponge” a osé dire :

— Celui qui l’a tué devait avoir une dent contre lui !

Et que dire de “Bonnet Rouge” qui a dit Chez Fanch :

— C’est facile de retrouver son assassin, ils ont qu’à faire venir la brigade canine !

Ceci dit, cela reste préférable à ce pilier du Café de la Pointe qui a trouvé le moyen d’affirmer :

— En tout cas, pour l’instant, le mystère reste “dentier” !

Avant d’ajouter :

— Et à son enterrement, je parie qu’il y aura des couronnes. Et qu’elles auront coûté moins cher que celles qu’ils nous posaient !

Bon, passons, car ceci ne servait “carie” (goler) un bon coup, histoire de détendre l’atmosphère, hypertendue à cause de la situation désespérée dans laquelle se trouve notre LSD.

*

Même jour, Pleumeur-Bodou.

Une situation qui n’était pas si désespérée trente-six heures après le meurtre du dentiste de Paimpol. Quand toute la petite famille Demaître s’était retrouvée face à la mer dans le jardin bercé de nuages de la maison de l’île Grande, en train de prendre le petit-déjeuner café-croissants-tartines. Sous les yeux encore endormis de la Pomponnette…

— Alors Adrien, bien dormi ?

— Comme un loir, à part la chatte qui est venue dans notre chambre et qui ronflait…

— Faut pas exagérer ! On entendait quand même le bruit des vagues et, au petit matin, le bruit des moteurs des bateaux de pêche, pondère la frêle Charlène dont les yeux, moins timides que la veille, ne cessent de fixer la terrible balafre qui creuse la joue droite de Laure. Ce souvenir de guerre et d’Irak qui a bouleversé sa vie de journaliste, et sa vie de femme. Qui a changé le regard des autres sur elle, et son propre regard sur le monde alentour.

Hugues contemple ce spectacle familial, a priori d’une banalité affligeante, comme si c’était la Cène, Jésus et Judas en moins. Pour lui, ce petit-déjeuner a valeur de symbole. Voilà SA famille réunie, avec la femme de sa nouvelle vie et son fils qu’il adore, heureux aux côtés de sa copine et, peut-être, future compagne. Et avec Pomponnette, celle qui lui a remonté le moral durant ses années de solitude. Avant Laure…

Des larmes ne seraient pas loin si Laure n’interrompait cette béatitude onirique d’un sourire, toujours si spécial, et d’une phrase qu’elle a manifestement répétée si souvent :

— Charlène ! Tu te demandes d’où vient cette cicatrice ?

Le ton de la question est un peu désabusé. Mais celui de la réponse se veut lui beaucoup plus positif.

— Excuse-moi, Laure ! Adrien m’a expliqué pour la cicatrice. Non, je cherchais ce qui serait possible de faire pour la faire disparaître, ou au moins l’atténuer.

Les croissants de Laure et d’Hugues qui s’apprêtaient à plonger simultanément dans leurs bols de café respectifs, restent en plan fixe. Cet intérêt direct pour la balafre de la jeune femme sème la surprise. Charlène profite de cette réaction pour jeter un coup d’œil rapide à Adrien et lancer, non sans une visible fierté :

— Comme je vous l’ai dit hier, je suis en médecine et je veux devenir chirurgien. Comme j’ai déjà eu l’occasion de faire des stages dans une clinique de…

Elle n’a pas le temps de finir sa phrase que la cloche du portail d’entrée se met à sonner et qu’une silhouette familière lance, depuis l’entrée du jardin :

— Vous n’en êtes qu’au petit-déjeuner, à 11 heures moins le quart ! Ça sent la grasse matinée, dites donc !

Les yeux de Laure s’illuminent avant qu’elle ne réponde d’une voix enjouée, teintée d’étonnement :

— Isabelle, ma belle ! Mais qu’est-ce que tu fous là ? Tu n’es pas à la radio à cette heure ?

Vêtue d’une jupe longue d’inspiration marocaine, d’une tunique assortie et d’un petit gilet couleur feuille morte, c’est une femme élégante qui s’avance sur l’opus incertum qui mène au coin repas abrité sous la pergola en bois.

— Je vois avec plaisir que vous écoutez régulièrement Plestin FM… Passons ! Mon émission se terminant à 10 heures, j’ai décidé de venir directement après, pour jouer les facteurs…

— Les facteurs ? interroge Hugues, visiblement peu enchanté par cette arrivée impromptue, qui vient perturber son sentiment naissant de patriarche.

— Oui ! Les facteurs ! J’ai reçu du courrier pour toi, Laure, et comme j’ai trouvé l’enveloppe bizarre, je me suis dit qu’il valait mieux vous l’apporter tout de suite. Comme je savais que vous n’étiez pas à Trémel, mais ici… Vous n’avez pas un peu de café pour moi ?

Laure et son pharmacien échangent un regard qui montre à quel point ce courrier imprévu n’est pas le bienvenu, en pleine phase de détente familiale. Laure demande quand même, visiblement sans enthousiasme :

— Et c’est quoi ton courrier ?

Isabelle, d’un geste preste, fait coulisser son sac à main qu’elle portait à l’épaule, et en sort une enveloppe qu’elle tend à Laure, avec un petit sourire en coin.

Avant même de l’ouvrir, LSD la regarde sous toutes les coutures : une enveloppe de format carte postale banal, blanche, ornée de la photo d’une maison aux volets bleu clair, dont la façade en vieilles pierres s’enlumine d’un buisson d’hortensias roses. Un modèle d’enveloppe extrêmement répandu dans toutes les maisons de la presse et supermarchés des Côtes d’Armor. En guise d’adresse, quelques mots composés à l’aide de lettres découpées dans des journaux : « Laure SADONGE, aux bons soins de Plestin FM, 22310 Plestin-Les-Grèves. »

La première réaction de la détective : un ricanement. Un peu forcé.

— On a voulu nous faire une blague c’est tout !

Quiconque pourrait entendre sa voix intérieure l’entendrait ajouter : « Ça y est, les emmerdements recommencent… » Une voix intérieure que semble entendre son pharmacien, dont la mine se déconfit à vue d’œil, et ce pour un certain temps. De là à dire que sa mine déconfite dure, à l’heure du petit-déjeuner, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas.

Plutôt amusée par le trouble qu’elle vient de semer, Isabelle ajoute, non sans perfidie, voire perfidité :

— Tu n’ouvres pas ?

— Si si, bien sûr !

Sur la table, elle empoigne un couteau pointu et, en moins de temps qu’il n’en faut à votre banquier pour vous refuser un nouveau découvert, elle sort un carré de papier photographique de deux centimètres de côté. Laure commence à examiner ce bout de cliché, uniformément gris, dénué de la moindre explication ou document d’accompagnement. De quoi faire travailler ses cellules Breizh…

*

Toute de plain-pied, la maison du capitaine Marceau s’ouvre sur la plage du Launay et un peu plus loin sur la partie est de l’île de Bréhat. Installé confortablement dans un fauteuil en cuir chocolat, l’officier savoure ces quelques minutes de détente matinale, hors caserne, avec le major Kerilis. Celui-ci, en pleine enquête sur les suspects possibles dans le meurtre du dentiste de Paimpol, a profité de son passage dans le secteur pour faire une petite halte mi-professionnelle mi-amicale chez son supérieur. Dans sa résidence personnelle, une maison de famille où il aime venir se détendre quand il n’est pas de garde ou d’astreinte. Une visite, histoire de faire le point. Un jour et demi après l’assassinat du dentiste.

— Alors, t’en es où ? demande, avec une visible impatience, le capitaine.

— J’en suis, j’en suis… je ne sais pas trop, répond le major qui s’est assis face à lui. J’ai essayé de retrouver le client de 19 heures, et j’ai eu du mal. J’ai juste son nom, mais avec sans doute une faute d’orthographe : monsieur Scwartz. Comme le numéro qu’il a donné était faux, j’ai essayé de retrouver le numéro qui avait appelé le cabinet dentaire… Mais comme personne au cabinet ne se rappelait avoir pris le rendez-vous, à raison de quarante appels reçus par jour en moyenne, j’ai autant de chance de retrouver le bon numéro que de jouer au loto… Et, en plus…

En rigolant à moitié, Christophe Marceau ajoute :

— Et en plus, là, tu ne gagnes rien ! À part la considération de ta hiérarchie…

Le major sourit.

— Ce qui ne serait pas si mal ! Donc, j’ai abandonné la recherche et j’ai pensé à un autre angle d’approche. Comme la plupart des touristes du secteur vont faire un tour sur l’île de Bréhat, je suis allé faire un tour à l’Arcouest pour interroger les équipages des vedettes qui font la navette vers l’île. J’en reviens, j’ai fait chou blanc. Des clients à l’accent guttural, vraisemblablement allemands ou hollandais, ils en voient un paquet par jour, alors, rien à espérer non plus.

— Bernard, tu vois, c’est dans ce genre de circonstance que je me dis que la communication entre nous doit être améliorée… Parce que moi je sais qui peut te renseigner sur le client de 19 heures…

— Ah ? Qui ?

— Le docteur Louargat. On en a parlé un peu quand je l’ai interrogé. Il l’a vu arriver et rentrer dans la salle d’attente et après, il est parti du cabinet avant qu’il ne ressorte. Tu n’as qu’à passer l’interroger en rentrant à la brigade…

En hochant la tête et en poussant un soupir que ne dénierait pas un célèbre pont vénitien, Bernard Kerilis lâche :

— Quand je pense à tout le temps que je viens de passer là-dessus ! Et que tu avais la réponse…

— C’est sûr… mais positive ! Peut-être que Louargat va t’apprendre des tas de choses intéressantes ! Mais le client de 18 heures 45, lui, tu l’as vu ?

— Vu et entendu. Rien de bien passionnant à vrai dire. Il s’appelle Jacques Langevin et venait parce qu’il avait un plombage qui avait sauté. Il est arrivé vers 18 heures trente et a été pris par le docteur Guériec entre 7 heures moins dix et 7 heures moins cinq. Pendant la consultation, il n’a rien remarqué de spécial. Louargat est passé dire bonsoir à Guériec pendant qu’il était dans le fauteuil. Pendant les soins, le dentiste a rigolé, lui a parlé de sa femme et des femmes en général, de leurs problèmes de poids et de ligne, de la danse country… À la fin, Guériec a rempli sa carte Vitale, l’a fait payer à la réception, puis Langevin est parti.

— Il a aperçu le client suivant ?

— Non ! Mais avant de le faire payer, Guériec est passé par la salle d’attente pour le prévenir qu’il allait le prendre tout de suite.

— Et sur le parking ou aux alentours, il n’a rien remarqué ?

— Quand il est arrivé, il y avait la BMW de Guériec et la moto de Louargat, c’est tout. Et quand il est reparti, la moto n’était plus là, mais il y avait un vélo