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Un drame se prépare sur l'île bretonne...
Ile de Bréhat, veille de la Pentecôte... Le temps est magnifique. Les touristes affluent et les affaires reprennent.
Pour Esther Mahé, la belle saison s'annonce sous d'heureux auspices. Mais le temps change vite à Bréhat. Un banc de brume qui s'abat, la nuit qui tombe, et l'île n'est plus qu'une terre sauvage et désolée où tout peut arriver. Même le pire.
C'est ce que découvre Esther Mahé lorsque se referme sur elle le piège d'une vengeance longuement élaborée.
Michèle Corfdir nous offre un nouveau thriller, au suspense palpitant !
EXTRAIT
— Allô, Esther ! Ici Marcel Lefol…
La jeune femme poussa une exclamation de surprise joyeuse. Cela faisait un bout de temps qu’elle n’avait eu l’occasion de parler avec cet ami de Bernard, un patron pêcheur fraîchement retraité et qui, avec quelques autres, représentait la profession auprès de l’administration maritime.
— Comment vas-tu Esther? On ne te voit pas souvent sur le continent…
— Je traverse pourtant le Ferlas au moins une fois par semaine pour faire mes courses.
— Et ton mari ?
— Il ne devrait pas tarder à arriver en congé. Je l’attends d’un jour à l’autre.
— Tant mieux ! Je serai plus tranquille en le sa chant près de toi !
— Tiens ! Et pourquoi donc ?
— Autant te le dire tout de suite… Yves Lebré a été libéré. Il est sorti de prison ce matin.
Esther sentit brusquement son cœur battre plus fort.
— Oh !… Je croyais qu’il en avait pris pour huit ans…
— Libération conditionnelle pour bonne conduite, fit Marcel Lefol en soupirant bruyamment. Le juge d’application des peines vient de m’en aviser. Yves ne devrait pas tarder à réapparaître dans le coin. C’est du moins ce qu’il a déclaré au moment de sa levée d’écrou.
— Seigneur !… Et tu penses que… qu’il compte mettre ses menaces à exécution ?… Tout ce qu’il a dit contre Bernard, toi et les autres ?
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Un livre bien écrit, avec un style vivant qui nous plonge dans la vie de l’île. Le suspens grandissant est captivant. -
Eric Ruffin, Les amis de la bibliothèque de Pléhédel
Éditions Bargain, le succès du polar breton. -
Ouest France
À PROPOS DE L'AUTEUR
D’origine suisse, enseignante de formation, Prix des Poètes Suisses de langue française,
Michèle Corfdir vit et écrit en Côtes-d’Armor.
Chasse à corps à Bréhat est son troisième roman.
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
Bréhat, vendredi 21 mai.
« UNE ILE, terre archaïque et froide sous la poussée du vent, offrant aux houles bleues ses roches rouillées et la ruine de ses grèves.
UNE ILE où l’océan lâche ses enjôleuses vagues quand les êtres gluants et mous s’affalent sur l’estran et que meurent au soleil, algues et actinies, crevettes transparentes et crabes fourvoyés.
UNE ILE toujours étonnée du spectacle qu’elle donne, contractée par le flot, déployée au jusant, caillou oublié entre le ciel et l’eau quand l’étale interrompt les courants et suspend l’espace d’un moment, le cri des oiseaux et le souffle du temps. »
Esther Mahé leva les yeux de son livre. Elle était à peu près sûre que le poète qui avait écrit ces lignes n’était jamais venu à Bréhat car il vivait quelque part dans l’Océan Indien. Cela n’avait d’ailleurs aucune importance. Son poème était le miroir de toutes les îles, le reflet de toutes les mers. Face à ses mots, la réalité ressemblait à un simulacre.
La jeune femme déposa l’ouvrage à côté d’elle sur le muret où elle était assise, entre la terrasse et le jardin qui descendait vers la grève. Et elle se mit à contempler la baie de la Corderie envahie par la pleine mer. L’horloge de la salle venait de sonner midi. Elle l’avait entendue parce que la porte-fenêtre était restée ouverte et qu’un calme insolite régnait dans la maison. C’était une chose extrêmement rare à Kersal où le silence était sans cesse troublé par le bruit du vent, des vagues, ou par la présence des gens.
Mais aujourd’hui, à midi, la mer miroitait paisiblement. Une toute petite brise répandait le parfum du grand genêt en fleurs planté au bout du jardin et Esther pouvait fermer les yeux et offrir son visage aux rayons du soleil.
Il faisait étonnamment chaud pour la saison. Si le temps se maintenait, le week-end de Pentecôte verrait un afflux de touristes débarquer à Bréhat, ce qui lui donnerait un avant-goût de grandes vacances. Esther s’en réjouissait. Elle en avait plus qu’assez de la morte saison, des chemins déserts, des boutiques vides et des maisons fermées. En outre, il était grand temps que les affaires reprennent ! Son compte en banque avoisinait le zéro et il n’était pas question de recourir au salaire de Bernard pour amortir les frais occasionnés par la restauration de leur propriété lorsqu’ils avaient décidé d’y aménager des chambres d’hôtes.
Kersal, la vieille ferme exploitée jadis par les parents de Bernard Mahé, s’était magnifiquement prêtée à sa nouvelle destinée. La partie du bâtiment qui servait d’écurie et de grange, abritait aujourd’hui les chambres destinées à accueillir les touristes ainsi que la salle à manger. L’aile ouest, plus modeste, était devenue l’habitation personnelle d’Esther et de Bernard. Les deux parties n’étaient pas alignées mais se coupaient en un angle ouvert dont le fond vitré formait une véranda tandis que le devant avait été aménagé en une vaste terrasse surplombant le jardin et la grève.
Dès le début, la transformation de l’ancienne ferme avait été un succès. De mai à septembre, la maison ne désemplissait pas. L’exotisme breton avait le vent en poupe et la situation de Kersal face à la mer avec, chaque jour, le spectacle de la marée, fascinait les visiteurs.
La propriété se trouvant sur la partie nord de l’île et donc assez éloignée du bourg ne semblait gêner personne. Au contraire ! Cet isolement conférait au séjour un parfum d’aventure, quelque chose d’insolite qui plaisait beaucoup.
Ainsi, malgré les quelques inconvénients qu’occasionnait le fait de loger des gens chez soi, Esther n’avait jamais regretté sa décision. Sans la présence des touristes et le travail que cela exigeait, elle n’aurait pas supporté les longues périodes de solitude qu’impliquait la profession de son mari. Bernard, marin de commerce dans une grande compagnie pétrolière, naviguait au long cours et était absent trois mois sur quatre.
Esther respira profondément. L’odeur sucrée du genêt lui parvenait par bouffées, mêlée à celle du goémon qui séchait sur la grève. Elle se sentait bien. Le paysage qui l’entourait l’enchantait toujours autant. Elle savait que les touristes qui arriveraient tout à l’heure seraient séduits eux aussi. Le vent, les fleurs, la mer, le soleil… Très peu de gens échappaient au charme de Bréhat. Elle-même y avait succombé quand elle y avait débarqué six ans auparavant. Et aujourd’hui, elle se demandait parfois si c’était Bernard ou son île qu’elle avait épousé. Les deux probablement puisqu’à l’époque tout lui paraissait indissociable… l’homme, son bateau, la mer, l’île, Kersal.
Les années passant, sa vision des choses s’était transformée et maintenant elle ne considérait plus la vie tout à fait de la même façon.
Eblouie par la réflexion de la lumière sur la surface de l’eau, Esther cligna des yeux puis elle s’étira longuement et se dit qu’il était temps de rentrer. Elle quitta son muret, traversa la terrasse et pénétra dans la véranda qui était la pièce où elle accueillait ses hôtes. Elle ouvrit son bureau à cylindre et consulta la liste des seize personnes qu’elle devait recevoir aujourd’hui. Il s’agissait des membres d’une chorale, l’Ensemble Vocal de l’Orbe, qui effectuaient une tournée dans la région et dont le dernier concert avait lieu ce soir en l’église de Bréhat. Pour des raisons pratiques, les chanteurs avaient décidé de passer la nuit sur l’île.
« Nous désirons loger chez l’habitant, lui avait dit la personne qu’elle avait eue au téléphone au moment de la réservation. C’est plus sympathique et moins onéreux. L’Office de Tourisme de Paimpol nous a fourni un prospectus où j’ai trouvé le nom de votre établissement. Cela nous a semblé intéressant, c’est la raison pour laquelle je vous appelle. »
— C’est gentil. Mais combien êtes-vous au juste ? Ma maison n’est pas très grande et je crains que…
— Notre chœur compte quinze membres plus le directeur.
— Ça ira. Je dispose d’un nombre de chambres suffisant pour vous héberger.
— Bien ! Notre arrivée est prévue le vendredi 21 mai dans l’après-midi, ce qui nous laissera le temps de visiter Bréhat. Nous repartirons le lendemain en début de matinée. Est-ce que cela vous irait ?
— Parfaitement. Seulement, avant de convenir d’un accord ferme et définitif, je tiens à préciser certains détails disons… géographiques, afin que vous n’ayez pas de mauvaise surprise.
— Je vous écoute.
— Comment voyagez-vous ?
— Nous avons l’habitude de louer un minibus.
— Dans ce cas, vous vous rendrez à la pointe de l’Arcouest, située à cinq kilomètres de Paimpol. C’est là que se trouvent l’embarcadère et le parking où vous devrez laisser votre véhicule parce que la circulation automobile est interdite sur l’île… Puis vous prendrez la vedette pour traverser le chenal du Ferlas. Cela ne dure que dix minutes, pas le temps d’avoir le mal de mer ! Vous débarquerez au Port-Clos. De là, il faut compter plus d’une demi-heure de marche pour se rendre à Kersal. C’est un point qui peut éventuellement poser problème…
— Ne vous tracassez pas pour ça ! Nous sommes tous amateurs de randonnées, nous aimons beaucoup la nature et les paysages sauvages.
— Dans ce cas vous serez comblés parce que Kersal se trouve assez loin du bourg, dans la partie la moins habitée de l’île… Si vous regardez une carte, vous constaterez que Bréhat se compose en fait de deux îles, celle du Nord et celle du Sud, reliées entre elles par une chaussée de pierre construite par Vauban et qu’on appelle Pont ar Prat. Notre propriété se situe sur l’île Nord, face à la mer.
— On ne peut rêver mieux…
— Lorsque je vous enverrai le contrat de location, je joindrai un plan grâce auquel vous arriverez à Kersal très facilement. Ah ! J’oubliais… Au Port-Clos, vous pourrez confier vos bagages à l’un des propriétaires de mini-tracteurs qui les transportera jusqu’ici. Ce sont les seuls véhicules autorisés sur l’île. Autant en profiter !…
Esther jeta un coup d’œil à l’amoncellement de valises et de sacs de voyage qui occupaient tout un coin de la véranda. Ils avaient été déposés là le matin même par le transporteur qui l’avait informée que ses clients profitaient du beau temps pour faire le tour de l’île en vedette et arriveraient à Kersal plus tôt que prévu.
Après avoir noté la répartition des chambres sur son registre, Esther se rendit à la cuisine et examina les araignées de mer qu’un marin-pêcheur lui avait livrées une heure auparavant. Elles étaient bien vivantes et elle décida de ne les cuire qu’en fin d’après-midi afin de les servir tièdes, ce qui était meilleur.
Esther avait pris l’habitude de proposer le repas du soir à ceux de ses hôtes qui le désiraient. Les restaurants de l’île étaient éloignés et une fois installés à Kersal, les gens, conquis par la beauté du paysage, la lumière changeante et la douceur de l’air, n’avaient plus envie de bouger. Et lorsque le temps était maussade, rares étaient ceux qui voulaient mettre le nez dehors alors qu’un bon feu crépitait dans la cheminée et qu’un repas était offert sur place. Côté menu, Esther ne se cassait pas la tête. Crabes, araignées, parfois un plateau de fruits de mer. Pain, beurre salé, fromages, cidre ou muscadet. Ceux à qui cette cuisine ne convenait pas, avaient toute latitude d’aller manger ailleurs, on ne leur en tenait pas rigueur.
Rassurée sur l’état de ses crustacés, Esther les emporta dans l’arrière-cuisine, une pièce sombre et fraîche qui donnait derrière la maison et où elle conservait ses provisions. Puis elle alla jeter un bref coup d’œil aux chambres réservées aux touristes.
Comme d’habitude, tout était en ordre. On pouvait faire confiance à Mariannig Fourrier, l’employée de maison, pour ne jamais être prise en défaut ! Il arrivait à Esther de le regretter et elle se disait parfois qu’elle aurait préféré un travail moins parfait et quelqu’un de plus aimable. Depuis qu’elle l’avait engagée et malgré tous ses efforts, jamais la glace n’avait été rompue entre elle et Mariannig. Taciturne, morose, les cheveux tirés en arrière, la bouche pincée, celle-ci se cantonnait dans son rôle d’employée modèle et refusait d’en sortir. « A-t-elle toujours été comme ça ? avait demandé un jour Esther à son mari. Tu dois bien la connaître. Vous avez le même âge et passé toute votre enfance ensemble sur l’île. »
Bernard avait eu l’air gêné.
— En fait, elle était plutôt marrante quand elle était jeune. Casse-cou et solide comme un gars.
— Ça, elle l’est restée ! Je l’ai vue déplacer des meubles sans effort… Et tu prétends qu’elle était rigolote ? J’ai du mal à le croire… Qu’est-ce qui a pu la transformer ainsi ?
— Pas la moindre idée.
— Et avec les autres gens, est-ce qu’elle desserre les dents ?
— Comment veux-tu que je le sache ? avait rétorqué Bernard agacé. Ecoute, si tu n’es pas satisfaite, tu n’as qu’à la renvoyer !
— Oh non ! Ce serait injuste. Et je ne trouverais nulle part une perle pareille. Mais elle pourrait être un peu moins renfrognée…
— Tu préférerais qu’elle te casse les oreilles en caquetant sans arrêt ?
— Tu ne veux pas comprendre ! s’était écriée Esther. J’aimerais qu’elle m’adresse de temps en temps la parole, qu’elle me regarde autrement… Parfois, elle me fiche presque la trouille avec ses yeux glacés.
Bernard s’était levé en repoussant bruyamment sa chaise.
— Ma pauvre fille, tu te poses trop de questions ! Mariannig est une célibataire de quarante ans. Elle vit avec ses vieux parents, sa mère est invalide… Tu vois le tableau ! Un homme dans son plumard lui adoucirait sans doute le caractère !
Esther soupira et décida de chasser Mariannig Fourrier de sa pensée. Bernard avait raison. Elle n’allait pas se mettre martel en tête parce qu’une vieille fille aigrie refusait son amitié !
Elle regagna la véranda et constata qu’il lui restait une bonne heure de battement avant l’arrivée des touristes. C’était suffisant pour se mettre au piano. Durant la belle saison, elle ne pouvait consacrer que peu de temps à son instrument. Un moment par-ci par-là, juste de quoi entretenir sa dextérité. Mais c’était indispensable pour qu’en automne, quand les clients se faisaient rares, elle puisse reprendre le piano sans avoir régressé. Une virtuosité qui ne se travaille pas se dégrade rapidement. Esther le savait et il n’était pas question qu’elle néglige ce qu’elle avait mis des années à acquérir.
Elle s’engageait dans le petit corridor qui menait à l’aile ouest où se trouvait son appartement, quand la sonnerie du téléphone retentit dans la véranda.
— Allô, Esther ! Ici Marcel Lefol…
La jeune femme poussa une exclamation de surprise joyeuse. Cela faisait un bout de temps qu’elle n’avait eu l’occasion de parler avec cet ami de Bernard, un patron pêcheur fraîchement retraité et qui, avec quelques autres, représentait la profession auprès de l’administration maritime.
— Comment vas-tu Esther ? On ne te voit pas souvent sur le continent…
— Je traverse pourtant le Ferlas au moins une fois par semaine pour faire mes courses.
— Et ton mari ?
— Il ne devrait pas tarder à arriver en congé. Je l’attends d’un jour à l’autre.
— Tant mieux ! Je serai plus tranquille en le sachant près de toi !
— Tiens ! Et pourquoi donc ?
— Autant te le dire tout de suite… Yves Lebré a été libéré. Il est sorti de prison ce matin.
Esther sentit brusquement son cœur battre plus fort.
— Oh !… Je croyais qu’il en avait pris pour huit ans…
— Libération conditionnelle pour bonne conduite, fit Marcel Lefol en soupirant bruyamment. Le juge d’application des peines vient de m’en aviser. Yves ne devrait pas tarder à réapparaître dans le coin. C’est du moins ce qu’il a déclaré au moment de sa levée d’écrou.
— Seigneur !… Et tu penses que… qu’il compte mettre ses menaces à exécution ?… Tout ce qu’il a dit contre Bernard, toi et les autres ?
— Il est en liberté surveillée. Il sait qu’au moindre faux pas il se retrouvera derrière les barreaux. Mais…
— Mais ?
— Yves a toujours été une tête brûlée, quelqu’un de totalement imprévisible. C’est pourquoi je suis bien content de savoir que Bernard sera à Kersal ces prochaines semaines.
Esther acquiesça tout en éprouvant certains doutes. Elle n’était pas sûre que la présence de son mari arrangerait les choses. Elle craignait au contraire qu’elle ne réveille la rancœur d’Yves Lebré envers ceux qui l’avaient fait plonger.
Puis elle se dit que si, jadis, la défense de sa cause avait rameuté un certain nombre de gens et son procès suscité un déferlement de publicité, aujourd’hui Yves ne possédait plus aucun crédit ni sur l’île, ni dans les ports voisins. Son histoire avait sombré dans l’indifférence générale.
— En tout cas promets-moi une chose, dit Marcel Lefol en terminant. N’oublie pas de fermer tes volets et de boucler les portes de ta maison ce soir avant de te coucher.
Esther se mit à rire.
— Rassure-toi ! J’ai une quinzaine de touristes qui dormiront ici cette nuit. Et puis, pourquoi Yves s’en prendrait-il à moi ? Je ne lui ai rien fait.
— Il pourrait se venger de Bernard à travers toi.
— Trop subtil pour un homme comme lui !
— Va savoir ! En tout cas, s’il se pointe, téléphone tout de suite à Olivier Hérard. Comme il habite de l’autre côté de la baie, il ne sera pas long à arriver chez toi.
— D’accord ! Mais je suis sûre que tu te fais des idées et que je ne risque absolument rien.
Sur quoi elle bavarda encore quelques minutes avec Lefol et raccrocha.
Puis elle alla s’asseoir à son piano et se plongea dans la sixième partita de Bach.
* * *
Olga… la vieille Olga qui n’en finit pas de râler. De tirer sur les cordons de sa bourse. De porter les mêmes nippes à longueur d’année. Qui coupe elle-même sa tignasse grise et raide, debout entre deux miroirs, afin de ne pas avoir à payer le coiffeur. Qui ne veut pas entendre parler d’un ordinateur, non pas qu’elle soit hostile au traitement de texte, mais parce qu’elle refuse d’en acheter un. Alors elle traîne avec elle son antique Underwood et elle tape ses articles et ses nouvelles dans un bruyant cliquetis métallique.
Arrivée la veille à Bréhat, Olga Verkof considérait d’un air sombre Ti Avel, la vieille maison de pêcheur qui était la sienne depuis plus de quatorze ans. Vétuste, vermoulue, déglinguée, puant le moisi, noire d’humidité. Papiers peints décollés, salpêtre suintant des murs, fenêtres aux châssis disjoints, escalier branlant… Et elle se dit qu’il serait temps d’entreprendre quelques rénovations, tout en sachant qu’elle n’en ferait rien. Et pourtant, Dieu sait si elle en avait les moyens, avec ses livrets de caisse d’épargne, ses titres, ses actions et obligations ainsi que ses pièces d’or qui s’entassaient dans le coffre de sa banque.
Avare ! Tout peut entrer, mais rien ne doit sortir. Mouvement à sens unique. Invraisemblable souffrance quand une raison majeure l’oblige à aller à contre-courant. Travailler pour encaisser. Encaisser pour thésauriser. Thésauriser pour savoir que tout est là, à l’abri. Qu’il y a un paquet de pognon qui donne du poids à sa vie, un lest, une amarre… Une sécurité ? Même pas, seulement quelque chose d’intangible qu’on n’a le droit ni d’entamer, ni de déplacer.
Olga haussa les épaules et remonta la fermeture Eclair de sa braguette qui s’obstinait à s’ouvrir. Depuis ce matin, elle travaillait à réparer les outrages que l’hiver avait causés à sa maison. Elle avait placé dans chaque pièce des absorbeurs d’humidité, ouvert les fenêtres, fait des courants d’air et lavé les rideaux dont la moitié n’avait pas résisté à la lessive, et qui séchaient déchirés sur les lignes à linge. Heureusement, Olga avait pensé à en apporter d’autres, achetés aux soldes de janvier dans un grand magasin. Elle les mettrait en place dès qu’elle aurait changé les joints adhésifs en caoutchouc qui calfeutraient les fenêtres. Après des mois d’intempéries, ceux qui étaient en place ne remplissaient plus leur office.
Tous les ans en arrivant, Olga était choquée par l’état délabré de sa maison et tous les ans elle entreprenait les mêmes travaux d’entretien. Cela durait trois ou quatre jours et soudain, miraculeusement, elle cessait de sentir l’odeur de moisi, elle ne voyait plus la peinture qui s’écaillait ni les traînées d’humidité sous les fenêtres. Elle n’entendait plus les parquets couiner et retrouvait tout naturellement les gestes qu’il fallait pour forcer les portes qui coinçaient. Alors, elle se sentait enfin de retour chez elle, dans sa résidence d’été. Et elle oubliait aussitôt les tâches ménagères pour s’adonner à l’écriture et à la pêche.
En préretraite depuis que son journal avait été mis en liquidation judiciaire, Olga faisait aujourd’hui exactement ce qu’elle voulait.
Mais contrairement à ce qu’elle avait cru, cette liberté ne lui rendait pas la vie plus agréable. L’absence de contraintes était plus difficile à gérer qu’elle ne l’avait présumé. La preuve, en deux mois elle n’avait réussi à pondre que trois nouvelles et un article à demi bâclé !
Avant, elle apportait de Paris une quantité de travail, des projets de publication, des reportages à organiser, des articles de fond à rewriter, des nouvelles qu’elle écrivait d’une traite et qu’elle se réservait de publier au cours de l’hiver suivant. Mais cette année, elle flottait dans une inconsistance douceâtre et nauséeuse aussi désagréable qu’un début de mal de mer. Si Agnès avait accepté de l’accompagner, peut-être que… Olga eut un rire sans joie. Il ne fallait pas trop lui en demander à celle-là quand son intérêt n’était pas en jeu ! Et ici, à Bréhat, impossible de faire jouer le piston ou les accointances. Les personnalités qui résidaient sur l’île se terraient derrière les murs de leur propriété, observaient le plus strict anonymat et ne tenaient surtout pas à être importunées par de petites arrivistes comme Agnès Donzel !
Olga soupira. « Pas de travail sauf celui que je veux bien m’inventer… Pas de nana parce qu’avec mon physique, j’ai peu de chance d’en trouver une facilement. Ah ! Si je pouvais faire comme les autres pour une fois… Me taper des retraités qui ne demanderaient que ça ! ». Olga eut un frisson de dégoût puis décida de combattre ses idées noires en se mettant à la tâche. Elle sortit le rouleau de joint adhésif de son emballage puis, munie d’une paire de ciseaux, elle ouvrit la fenêtre de la salle et commença par l’angle supérieur droit. Au fur et à mesure que le joint collait à la feuillure, elle retirait le ruban protecteur qui pendait en s’enroulant jusqu’à ses pieds.
C’était un travail facile, même agréable. Dehors, il faisait beau. La mer qui scintillait dans la lumière la réconforta. Elle voyait son bateau, le Kénavo, amarré à son corps-mort dans l’anse de la Corderie. C’était un solide canot paimpolais de six mètres, à bord duquel elle sillonnait à longueur d’été les parages de Bréhat, le plateau des Sirlots et celui de la Horaine, poussant parfois jusqu’à Barnoïc à la poursuite des bancs de maquereaux ou des bars quand ils se mettaient à mordre.
A force de les parcourir en tous sens, Olga connaissait les abords de l’île aussi bien qu’un vieux marin-pêcheur. La côte déchiquetée, les hauts-fonds de la Moisie, les courants qui s’entremêlent, faisaient partie du jeu auquel elle jouait depuis presque quinze ans avec la mer, le vent, les poissons… Et avec les autres pêcheurs, se dit-elle un sourire aux lèvres en se souvenant de leur stupeur lorsqu’ils l’avaient vue, la première année, mouiller ses casiers, lever son trémail ou tailler sa route vers le large. Mais ils s’étaient vite habitués. De toute manière, en cuissardes et en ciré, avec sa silhouette de grenadier, rien ne la distinguait des hommes.
Lorsqu’elle eut achevé d’appliquer le joint, Olga ferma la fenêtre. Comprimé, il adhérait parfaitement aux châssis. Aucun filet d’air ne passait et elle ne verrait plus ses rideaux se soulever quand le vent se mettrait à souffler.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre et décida de sauter le repas de midi. Ce matin, elle n’était pas entrée dans un jean’s de l’année dernière et elle avait décidé de se mettre au régime.
Elle avala un grand verre d’eau fraîche pour calmer les gargouillements de son estomac et monta à l’étage afin de calfeutrer les fenêtres des deux chambres. L’une d’elle donnait sur la Corderie, l’autre sur les maisons voisines, Kersal, Lan Vras et, sur la hauteur, Pen Crec’h la propriété des Rouxel.
Quand elle aurait fini, elle irait faire un tour en mer. Juste pour faire tourner le moteur et s’assurer que la coque était toujours étanche. Elle ne s’en inquiétait pas vraiment. Le Kénavo avait hiverné dans le hangar d’Olivier Hérard qui s’était chargé de son entretien et de sa remise à l’eau avant son retour.
Il n’empêche… Olga sortirait tout à l’heure. Pas longtemps. Seulement pour respirer un bon coup. Elle s’occuperait de son matériel de pêche demain. Rien ne pressait. Ce matin, elle s’était renseignée en faisant ses courses au bourg, les maquereaux n’étaient pas encore arrivés. Un vieux pêcheur lui avait affirmé qu’après la prochaine grande marée, on aurait peut-être la chance d’en attraper quelques-uns… à condition que les chalutiers, à force de venir pêcher trop près de la côte, n’en aient pas décimé les bancs !
* * *
Face à la baie vitrée qui donnait à l’ouest, Jérôme Rouxel pointa ses jumelles sur le chenal du Trieux. Les premiers bateaux de pêche étaient en train de rentrer. A force d’observer la mer, il les reconnaissait tous à leur silhouette et aux couleurs de leur coque. Mais il ignorait leur nom. Son grand-père avait promis de l’emmener à Loguivy un jour de grande marée, quand la plupart des navires seraient au port, afin qu’il puisse les voir de près. Mais le gamin savait qu’une fois installés à Bréhat pour y passer l’été, ni sa mère, ni son grand-père ne se résoudraient à retourner sur le continent. Tous deux détestaient trop le bruit, les voitures, les rues pleines de monde.
Jérôme aussi d’une certaine manière… A cause du regard que les gens posaient sur lui. Oh ! Il comprenait parfaitement qu’un garçon de onze ans cloué dans un fauteuil roulant ne pouvait inspirer que la pitié ou la gêne, c’est pourquoi il préférait ne pas bouger de Pen Crec’h. Quand il avait envie de sortir, le quartier du sémaphore, peu fréquenté par les promeneurs, lui suffisait amplement.
Mais l’endroit qu’il aimait le mieux et où il passait la majeure partie de ses journées, était la grande pièce aménagée pour lui sous les combles. Il y accédait en fixant son fauteuil à un élévateur électrique installé à grands frais le long de la rampe de l’escalier, ce qui lui permettait de monter et descendre sans l’aide de personne. Grâce aux grandes baies vitrées qui avaient remplacé une partie de la toiture, l’enfant jouissait d’une vue imprenable sur la Corderie, l’estuaire du Trieux et tout l’archipel bréhatin. Il pouvait aussi surveiller les maisons voisines et les allées et venues de leurs occupants. Côté nord, une fenêtre donnait sur le sémaphore et sur le pré où, depuis peu, pâturait l’âne que lui avait offert son grand-père.
« Il est grand temps que tu descendes de ton perchoir, mon garçon ! On ne peut pas vivre en se contentant d’observer le monde à travers des jumelles. Il faut l’affronter ! J’espère que Mathurin, c’est le nom de ton âne, t’y aidera. Il a été dressé pour le trait. La carriole sera livrée dans une dizaine de jours, cela te laisse le temps de t’habituer à cet animal et de t’en faire un ami !… »
Jérôme était resté sans voix puis il avait balbutié :
— Pour le trait… Qu’est-ce que cela veut dire exactement ?
— Tu n’aimes pas beaucoup ton fauteuil et je te comprends. Aussi ta mère et moi avons pensé le remplacer, pour tes sorties, par une carriole tirée par un âne. Cela te permettra de te déplacer à ton gré sans que personne ne puisse deviner ton infirmité. Les petits chemins de l’île sont parfaitement adaptés à ce mode de locomotion.
Jérôme avait regardé son grand-père avec des yeux tout ronds. L’idée de quitter Abraxas c’est ainsi qu’il avait baptisé son fauteuil roulant - qui lui servait de cocon protecteur depuis si longtemps, lui paraissait incongrue et terriblement effrayante. Il était habitué à lui, le manœuvrait facilement. Pourquoi irait-il se risquer dans des équipées hasardeuses, à bord d’une carriole instable tirée par un animal qu’il n’était pas sûr de maîtriser ?…
Il secoua la tête.
— Non, ce n’est pas une bonne idée… Jamais je n’oserai…
— Voyons ! Voyons ! Un peu de cran mon garçon ! Tout s’apprend, il suffit d’y mettre de la bonne volonté ! Je te l’ai dit, ton âne a été parfaitement dressé. Tu auras quelques notions à acquérir et ensuite, vogue la galère ! A toi de te débrouiller !
Les yeux toujours vissés à ses jumelles, Jérôme observait un petit caseyeur qui venait de doubler Roc’h Kervarec. C’était le Pétrel d’Olivier Hérard, un pêcheur qui habitait juste en face, de l’autre côté de la baie. Il le regarda approcher de son poste de mouillage et s’apprêter à amarrer. En le suivant des yeux, le gamin découvrit soudain un canot qui n’était pas là la veille.
« Le Kénavo ! Ça veut dire qu’Olga est arrivée. Chouette ! Je vais pouvoir aller lui dire bonjour… »
Jérôme aimait bien leur voisine. Elle était brusque, moche, souvent de mauvais poil mais il pouvait lui dire tout ce qui lui passait par la tête, des gros mots, des moqueries, même les plaisanteries les plus vulgaires… Pas comme chez lui où il était toujours obligé de tenir sa langue ! Et il y avait autre chose d’encore plus exceptionnel. Jamais la grosse Olga n’avait paru remarquer son infirmité ! Pas un mot non plus sur Abraxas ! Pour elle, le fauteuil ne semblait pas avoir davantage d’importance qu’un attribut naturel comme un gros nez ou des lunettes, détails auxquels il aurait été impoli de faire la moindre allusion.
« Entre ou passe ton chemin mais ne reste pas sur le seuil de la porte ! », c’est comme ça qu’elle l’avait accueilli la première fois. Et sans faire le moindre geste pour l’aider à franchir la porte ! Dedans, tout était sombre et vieux et ça ne sentait pas très bon. Les chaises étaient dépareillées, il y avait de la poussière partout et un tas de vaisselle sale sur l’évier… Mais tout de suite ils s’étaient mis à discuter comme de bons amis. De la pêche, de son canot et aussi de sa machine à écrire.
— Vous êtes écrivain ?
— Ouais… Si l’on veut.
— Vous ne vous servez pas d’un ordinateur ?
— A Paris quand je travaillais à mon journal, j’utilisais un PC pour mes articles. J’avais bien été forcée de m’y mettre, comme tout le monde. Et toi, tu aimes l’informatique ?
— J’adore !
— Tu as un ordinateur ?
— Oui, chez moi à Laval. Mais je n’ai pas le droit de l’apporter ici.
— Pourquoi ?
— Parce que je passe mon temps devant l’écran. Alors mon grand-père a dit que pendant les vacances, je devais m’occuper à autre chose.
— A quoi ?
— J’ai mes maquettes de bateaux, mes haltères et mes autres accessoires de gymnastique, ma collection de figurines que je peins, et surtout mes jumelles. J’observe tout ce qui se passe aux environs. Vous, il y a longtemps que je vous connais ! Je sais que vous allez tous les jours à la pêche et que vous faites aussi du vélo, mais pas souvent.
— Ah bon ! Et pourquoi n’es-tu pas venu me voir plus tôt ?
L’enfant avait détourné le regard. Il n’avait pas osé lui dire qu’aux yeux de sa famille, elle n’était pas quelqu’un de fréquentable. Devant son silence, Olga n’avait pas insisté.
Jérôme fit pivoter ses jumelles fixées sur un trépied jusqu’à ce que la maison d’Olga Verkof apparaisse dans son champ de vision. Les volets étaient ouverts, la porte aussi. Soudain, il aperçut sa vieille copine à l’une des fenêtres du premier étage.
« Qu’est-ce qu’elle peut bien fabriquer ? Nettoyer les carreaux, peindre les encadrements ? Ça m’étonnerait… ». Il tâcha d’affiner le réglage des lunettes mais ne parvint pas à discerner ce que faisait Olga. Il ne lui restait plus qu’à sortir et à parcourir les quelques centaines de mètres de chemin qui séparaient Pen Crec’h de Ti Avel. « Je pourrai aussi lui parler de l’âne et de la carriole, d’Olivier qui a promis de m’emmener en mer un jour qu’il ferait beau, d’Esther qui voudrait m’apprendre à jouer du piano, et de la vieille Louise Lozac’h qui est en train de perdre complètement la boule… »
Mais au moment où il fixait son fauteuil à la rampe de l’escalier, la cloche du déjeuner se mit à sonner. Sa visite à Olga serait pour plus tard…
Esther retint légèrement les dernières mesures de l’Impromptu de Schubert, comme un attelage que l’on veut arrêter en douceur, puis plaqua l’accord final. Lorsque le silence retomba, elle se frotta machinalement les mains et fit pivoter son tabouret de piano, tournant le dos au clavier.
Cela faisait presque une heure qu’elle s’efforçait de se concentrer sur la musique. Elle avait d’abord travaillé la partita de Bach puis passé à Schubert. Tant qu’elle jouait, elle ne pensait à rien d’autre mais dès que ses doigts s’arrêtaient, son esprit revenait à Yves Lebré.
Jamais elle n’avait pu oublier les mots qu’il avait criés en plein prétoire quand, en juin 94, la sentence était tombée. « Ne croyez pas que vous êtes quittes ! Quand j’aurai purgé ma peine, je m’occuperai de vous, l’un après l’autre ! Vous ne perdez rien pour attendre ! ». Puis, un doigt pointé vers le fond de la salle où se tenait le groupe des marins-pêcheurs, il s’était mis à vociférer des injures jusqu’au moment où le juge excédé avait fait signe aux gendarmes de lui faire quitter le box des accusés.
« Il se calmera, avait affirmé Bernard dans la voiture qui les ramenait sa femme et lui vers l’Arcouest, à l’issue du procès. Ce n’est pas le temps qui lui manquera pour digérer tout ça… Mais tout de même, je n’aurais pas cru qu’il écoperait de huit ans !
— Il fallait y penser plus tôt. Tu ne l’as pas ménagé ! avait rétorqué Esther.
— Je témoignais sous serment ! J’ai rapporté ce que j’ai vu, je n’avais pas le droit d’agir autrement.
— D’accord… Seulement quand l’accusation t’a demandé de parler de son caractère, tu aurais pu… Tu n’étais pas obligé de révéler tant de détails.
— Ce que j’ai dit est la stricte vérité ! Yves est un sale con, agressif et teigneux, qui sème la zizanie partout où il passe. Il n’y a pas une réunion, pas une discussion, où il ne pousse sa gueulante. Pas une manif où on ne soit obligé de le surveiller et de le retenir. C’est un provocateur et un vandale. Ce qu’il aime, c’est la bagarre et les embrouilles ! Il dessert toutes les causes. Impossible de faire aboutir un projet quand il est là. La solidarité, les solutions raisonnables, le respect de ce qui a été décidé… il ne sait même pas ce que ces mots veulent dire !
— Oui, mais…
— Ecoute ! Yves est un type dangereux. Ce n’était pas la première fois qu’il sortait son couteau !
— D’accord… Seulement il y a eu un malheureux concours de circonstances et…
— Le juge en a tenu compte. Et il a aussi pris en considération les événements de ces dernières semaines. Les manifestations, nos expéditions aux halles de Rungis et pour finir, cette foule au rassemblement de Rennes… Tout ça a dû monter la tête d’Yves mais n’excuse en rien son acte. Jean Le Men est mort d’un coup de couteau dans le ventre, voilà ce qu’il faut garder en mémoire et ne pas se laisser attendrir par des plaidoiries d’avocats ! D’ailleurs tous les pêcheurs sont d’accord avec moi là-dessus.
Esther n’avait rien répondu. Elle continuait à penser que Bernard n’aurait pas dû charger Yves Lebré comme il l’avait fait. Une rixe au terme d’une manifestation qui avait trop duré, la lame d’un couteau qui dévie et porte un coup mortel… Si ces seuls faits avaient été rapportés au juge, sans doute la sentence eût-elle été moins sévère.
La jeune femme fit à nouveau pivoter son tabouret de piano et se retrouva face au clavier. Machinalement, sa main droite se posa sur les touches et arpégea quelques accords. Aurait-elle supporté la personnalité de Bernard, son caractère intransigeant et rigide, si elle avait dû vivre jour après jour à ses côtés et si des événements inattendus n’avaient pas radicalement transformé leur existence ?
En 1995, un an après la condamnation d’Yves Lebré, Bernard avait abandonné la pêche. Son vieux bateau avait subi des avaries trop graves pour être réparées.
La crise économique qui frappait la profession n’incitant pas à l’achat d’un autre navire, il avait tout bazardé et était parti naviguer au commerce. Trois mois de mer, un mois de congé. Des retrouvailles ressemblant à des fiançailles, puis la séparation… Un rythme qui gommait les aspérités des caractères et atténuait l’usure d’une vie commune.
Pour rompre une solitude qui serait vite devenue insoutenable et parce que la musique n’occupait pas tout son temps, Esther avait dû se trouver une activité. L’idée lui était alors venue d’héberger des touristes. Bernard avait pleinement soutenu son projet car il savait que sans cela, sa femme ne serait pas restée longtemps sur cette île qui flottait au large des côtes comme un radeau trop souvent déserté.
Une fois la restauration de Kersal terminée, leur vie avait pris un cours nouveau auquel tous deux s’étaient assez facilement accommodés.
« Tu n’aimerais pas avoir un gosse ? » avait un jour demandé à Esther une des rares amies qu’elle s’était faite à Bréhat.
— Pas envie… Je n’ai pas la fibre maternelle.
— Ah bon ! Et comment le sais-tu ?
— Les enfants m’ennuient et je ne vibre jamais devant un berceau.
— Et Bernard ?
Esther s’était mise à rire.
— Oh lui, je suppose qu’il est comme tous les hommes ! Une descendance ne lui déplairait pas. Mais il est absent la plupart du temps, alors il me laisse le choix.
L’amie avait hoché la tête.
— D’une certaine manière, je te comprends. Mais tu es jeune, dans quelques années, tu auras peut-être changé d’avis.
« Le temps a passé et les bébés ne m’émeuvent toujours pas, se dit Esther en plaquant un accord sur son clavier. J’ignore ce qu’une envie d’enfant veut dire et je ne tiens pas à le savoir… J’ai vingt-sept ans, Bernard presque quarante… Nous avons trouvé un mode de vie qui nous convient. Je ne lui demande pas ce qu’il fait pendant ses escales. Et ici, nul ne peut savoir comment il m’arrive d’occuper mes nuits… ». Elle eut un vague sourire puis se leva et alla jusqu’à la fenêtre car il lui avait semblé entendre des voix.
Elle ne s’était pas trompée. Une quinzaine de personnes débouchaient sur la terrasse.
— Vous devez être étonnée de nous voir arriver de si bonne heure ! s’exclama un homme entre deux âges en se détachant du groupe et en se dirigeant vers Esther. Voilà ce qui s’est passé… Ce matin, vu le temps magnifique, nous avons décidé de prendre la vedette de dix heures et demie qui nous a emmenés en excursion autour de l’île.
— Vous avez très bien fait, c’est une promenade qu’il ne faut pas manquer. De toute façon, vous n’avez pas à vous excuser, l’homme qui a transporté vos bagages m’a informée que vous seriez ici plus tôt que prévu. Je vous attendais.
— Dans ce cas, permettez-moi de me présenter : Robert Racine, président de l’Ensemble Vocal de l’Orbe. Et voici les membres de la chorale, dit-il en se tournant vers le reste des chanteurs. Venez que je vous fasse faire leur connaissance !… Ma femme Josiane, André Berthod notre directeur, Jean et Anne-Marie Borel les trésoriers… Ingrid Chevel, l’instigatrice de ce voyage. C’est elle qui a eu l’idée de nous faire découvrir la région de Paimpol et qui s’est chargée d’une bonne partie de l’organisation.
D’une voix affable, Robert Racine énuméra le nom des autres choristes. Esther leur serra la main, eut un mot aimable pour chacun puis enchaîna sur une discussion à bâtons rompus qui était, elle le savait, la façon la plus rapide et la plus sûre de mettre les gens à l’aise.
Au bout de quelques minutes, tout le monde était détendu et bavardait à qui mieux mieux. Le brouhaha des conversations s’amplifia et, comme très souvent en pareil cas, on se mit à interroger Esther sur les particularités de l’île.
— Nous sommes des terriens et nous ne comprenons rien à cette mer qui monte et descend sans arrêt ! fit une jeune femme blonde. Ce matin, nous avons accosté une cale pour débarquer une partie des passagers. Une heure plus tard, après le tour de l’île, cette chaussée était complètement recouverte d’eau !
— Je te l’ai dit, Sonia ! fit un petit barbu qui devait être son mari. La mer montait. J’ai entendu dire qu’elle était haute à midi.
Esther approuva d’un signe de tête.
— Dites, vous ne voulez pas nous expliquer comment ça marche ? demanda alors une femme aux cheveux grisonnants. On ne voudrait pas mourir idiots !
— Si vous voulez. En gros voilà ce qui se passe : la mer monte pendant six heures puis elle est étale durant une vingtaine de minutes, c’est-à-dire qu’elle ne bouge plus. Ensuite elle redescend pendant six heures. Elle reste étale vingt minutes. Et ça recommence… Aujourd’hui, la marée était haute à 12 h 07, elle sera basse à 18 h 30 puis à nouveau haute à 24 h 29. Il s’écoule donc un peu plus de douze heures entre deux pleines mers.
— C’est rudement précis ! s’étonna Jean Borel. Comment connaissez-vous les heures avec autant d’exactitude ?
— Grâce à l’Horaire des Marées, répondit Esther en sortant un petit fascicule de sa poche. Tout y est indiqué jour par jour. Les heures, l’amplitude, le coefficient…
— L’amplitude ?
— La différence de niveau entre la pleine mer et la basse mer. Il faut aussi savoir que les mouvements de l’eau ne sont pas toujours les mêmes. Ils dépendent des positions respectives de la lune et du soleil. Ainsi, il y a les périodes de grande marée, environ tous les quinze jours, et celles des mortes-eaux. A Bréhat, en très grande marée, la dénivellation, qu’on appelle le marnage, est de dix mètres environ.
— Et aujourd’hui, est-ce que la mer monte haut ?
— Moyennement. Le coefficient est de 64 et le marnage d’à peu près six mètres.
— Impressionnant, tu ne trouves pas Christine ? dit une des choristes à sa voisine. Mais est-ce que tout ça ne présente pas certains dangers ?
— Oh si ! Il faut faire très attention, surtout quand on va à la pêche à pied sur la grève. Tous les ans des imprudents se font piéger. Et si vous vous servez d’un bateau, vous avez intérêt à bien connaître les parages et à ne pas vous aventurer trop loin. Les courants sont traîtres et violents.
— Eh bien ! Ce n’est pas moi qui irais canoter par ici ! Même avec toi, chéri… s’écria la blonde Sonia en s’accrochant au bras de son mari.
Tout le monde éclata de rire.
— Il n’empêche, dit alors André Berthod le directeur, le paysage qui nous entoure, comme celui que nous avons découvert au cours de notre excursion de ce matin, est l’un des plus magnifiques que j’aie jamais vu !
— Ah oui ! C’est splendide, s’exclama Josiane Racine. Il vaut largement les plus beaux sites de notre région.
— Ça n’a rien à voir ! On ne peut pas comparer cet archipel et nos montagnes, décréta Anne-Marie Borel.
Puis se tournant vers Esther :
— Vous connaissez le Jura ?
— Je suis d’origine savoyarde… des bords du lac d’Annecy, répondit celle-ci d’un ton évasif. Mais maintenant, à votre tour ! Racontez-moi un peu d’où vous venez !
— De la vallée de l’Orbe… d’où le nom de notre ensemble vocal. Nous sommes disséminés dans plusieurs villages : La Chaux, Moiry, Clairval et Saint-Julien-sur-Orbe où ont lieu nos répétitions, une ou deux fois par semaine. Il faut dire qu’excepté notre directeur, nous sommes tous des chanteurs amateurs.
— Amateurs éclairés et très motivés, précisa André Berthod un sourire aux lèvres.
— C’est la quatrième année que nous effectuons une tournée. Nous en profitons pour associer tourisme et musique. Ainsi nous avons déjà visité la Provence, le Tyrol et la Toscane.
— Quelle bonne idée ! s’exclama Esther. Eh bien, vous allez pouvoir découvrir notre île cet après-midi. Bréhat comporte de très jolis buts de promenade… La chapelle Saint-Michel que vous apercevez là-bas, de l’autre côté de la baie. Le phare du Paon qu’il ne faut pas manquer.
Puis, jetant un coup d’œil discret à sa montre, elle ajouta :
— Mais avant de vous mettre en route, je vous propose de visiter vos chambres. Si vous voulez bien me suivre…
Dans la véranda, chacun récupéra ses bagages. Esther consulta son registre et se tournant vers le groupe qui attendait à l’entrée du couloir :