Châtiment à Port-Launay - Serge Le Gall - E-Book

Châtiment à Port-Launay E-Book

Serge Le Gall

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Beschreibung

 D'étranges coïncidences en Bretagne...

Deux jeunes femmes sont enlevées sur la route menant de Plonévez-Porzay à Plomodiern. Un collectionneur de poupées a un accident grave au même endroit. Un registre dérobé dans un orphelinat sort de l’oubli. Un inconnu rôde la nuit du côté de Pentrez-Plage. Une vieille dame allume, chaque soir, des bougies rouges à Sainte-Anne-la-Palud, comme pour honorer la mémoire de quelque défunt. Et voilà qu’on passe bien étrangement de vie à trépas dans le Porzay…
Qui donc mène ce funeste jeu de piste et pour quelle raison ?
Mais Landowski, commissaire divisionnaire, se trouve en mission dans la région et c’est donc une affaire à sa mesure que ce fin limier entreprend d’élucider…

Un jeu de piste plein de suspense vous attend dans le 26e tome des enquêtes du commissaire Landowski !

EXTRAIT

Le climat a changé. Les gens aussi.
Le fourgon bleu est ancien. Sur ses flancs métalliques, on parvient encore à déchiffrer la raison sociale dont il faisait sa fierté, avant d’être revendu comme un esclave devenu inutile.
Le temps passe. Les gens aussi.
Le siège passager est un peu défoncé. Il ne faudrait pas grand-chose pour que la personne assise passe à travers, dans un grand moment de solitude. Longtemps, il a été occupé par un énorme chien berger très heureux d’être promu copilote. À sa place, aujourd’hui, il y a une caisse, plutôt un carton de livraison de livres renforcé, dont le couvercle n’est pas complètement refermé. Probablement à cause du contenant trop volumineux. On dirait qu’une jambe de jouet pousse le couvercle de l’intérieur. Un membre en celluloïd dont le pied est chaussé d’une socquette blanche et d’une sandale de la même couleur. Comme si le personnage inerte cherchait tout à coup à prendre l’air.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Serge Le Gall vit et écrit à Pont-Aven. Côté Enquêtes, il s’appuie sur son expérience professionnelle dans le milieu judiciaire. Côté Suspense, il aime bien jouer à cache-cache avec son lecteur. Le commissaire divisionnaire Landowski est son personnage fétiche...

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

« Le sampan aux lampionsAttendait la passagère.La fumée des pétardsS’étirait sur le fleuve.Hua hésitait encore.Que lui resterait-il demain ?Son seul trésorC’était sa fleur. »

Uchen Yang,Infatigable voyageur chinois(Période des Cinq Dynasties - Xe siècle)

I

Il fait beau. Entre deux orages.

Sans dénigrer quand même. L’arrière-saison est très agréable. Avant, on a eu un bel été. De quoi drainer vers les plages de sable fin des cohortes de touristes qui en ont rêvé de cette Bretagne balnéaire. À juste raison. Il ne faut pas bouder son plaisir quand il est là, à portée de main. Mais quand on délaisse un peu le cordon dunaire pour l’arrière-pays, on entre dans la Bretagne mystérieuse, celle des légendes comme celle des réalités. Une sorte d’alchimie du ponant qui n’a pas son pareil pour bousculer ceux qui ne croient en rien. Surtout quand il vient des idées saugrenues à ce foutu destin qui s’amuse du malheur des autres.

Sous les arbres qui la surplombent, la route est encore mouillée par endroits et ce ne sont pas les grosses branches dégoulinantes de pluie qui vont en accélérer l’assèchement. Sur les bas-côtés, des flaques se sont formées et le filet d’eau qui les relie se faufile pour chercher des rigoles afin de se perdre dans le fossé. On arrête le feu. L’eau, c’est une autre affaire.

Par cette chaleur orageuse, les gens de la terre bénissent les aléas du temps qui obscurcissent le ciel et vident leurs seaux sur une terre qui ne demande qu’à boire. Mais pas trop. Il y a encore le maïs à couper pour l’ensilage.

Le climat a changé. Les gens aussi.

Le fourgon bleu est ancien. Sur ses flancs métalliques, on parvient encore à déchiffrer la raison sociale dont il faisait sa fierté, avant d’être revendu comme un esclave devenu inutile.

Le temps passe. Les gens aussi.

Le siège passager est un peu défoncé. Il ne faudrait pas grand-chose pour que la personne assise passe à travers, dans un grand moment de solitude. Longtemps, il a été occupé par un énorme chien berger très heureux d’être promu copilote. À sa place, aujourd’hui, il y a une caisse, plutôt un carton de livraison de livres renforcé, dont le couvercle n’est pas complètement refermé. Probablement à cause du contenant trop volumineux. On dirait qu’une jambe de jouet pousse le couvercle de l’intérieur. Un membre en celluloïd dont le pied est chaussé d’une socquette blanche et d’une sandale de la même couleur. Comme si le personnage inerte cherchait tout à coup à prendre l’air. Au sol, il y a un prospectus de supermarché aux pages déployées. Il propose des lots de produits dont la couleur s’est ternie. Les promotions sont éphémères avant d’être inutiles. Ces quelques feuilles de papier doivent être là depuis longtemps. De quoi cacher la misère d’un plancher usé par le temps qui passe. Et le conducteur ne fait pas les courses.

Le véhicule est parti des environs de Sainte-Anne-la-Palud. Il est remonté vers Plonévez-Porzay puis s’est dirigé vers le nord, en direction du Menez-Hom, cette butte bien dodue qui domine l’entrée de la presqu’île et scrute la mer comme une vigie.

Plus loin, le paysage s’éclaircit. Les frondaisons des talus laissent la place à des cordons de pierre, par endroits recouverts de végétation drue mais rase. Une variété de bruyères, semble-t-il. La montagne, toute relative, n’est pas loin. Puis les bords de route habituels et foisonnants. Je pousse donc je suis.

Après Ploeven, la route serpente, joue parfois aux petites montagnes russes, remonte et tire un peu sur la droite comme pour limer la dernière bosse. Juste après, il y a une longue descente qui creuse, puis la route remonte du bas-fond pour rejoindre le bourg de Plomodiern.

Cette route, Lucien la connaît bien. Il pourrait conduire les yeux fermés. Surtout qu’il n’y a pas beaucoup de circulation à cette heure. Il navigue dans le secteur depuis bien des années, une sorte de triangle : Douarnenez, Châteaulin, le Menez-Hom. Quand il a eu besoin d’en sortir, ça n’a pas souvent été pour s’en aller vivre ailleurs des moments heureux. Alors il se borne à rester dans son coin. Pour qu’il ne se passe rien. Plus jamais rien.

Il se contente de rouler pépère en pensant à des choses. Sa femme ne parle pas beaucoup. Et puis il n’y a plus rien à dire. Depuis le temps. Ce qu’on n’a pas dit, l’autre le sait depuis longtemps et cela ne changerait rien d’en parler maintenant. Il aurait fallu. On aurait pu. Peut-être que… Mais c’est tellement trop tard !

À la retraite, quand le moment est propice, il y a des souvenirs oubliés qui s’imposent comme si les limbes où ils étaient confinés depuis si longtemps, venaient d’entrouvrir leur lourde porte pour laisser passer un espace de liberté.

Alors il y a ceux et celles qu’on a connus, qui sont partis ou qui ont disparu et qui viennent se moquer de ces souvenirs enfouis qui faisaient de la vie d’alors le bonheur de l’instant, avant qu’ils ne tirent leur révérence pour aller de l’autre côté.

Parce que l’histoire des uns ne peut effacer les traces du passage des autres. Le bien a côtoyé le mal, les plaies se sont refermées lentement, mais les cœurs n’ont pas oublié.

Lucien se secoue un peu comme pour se débarrasser de ces sangsues qui lui collent à la peau. Il n’aime pas revenir sur le passé. Par malin plaisir, les mauvais moments aiment bousculer les temps heureux. Il le sait trop bien.

Et s’il pensait à autre chose qu’à cette douloureuse histoire qui le hante, toutes les nuits ?

Tiens, pour changer justement… Il y a cet inconnu qui a répondu à l’annonce qu’il a fait passer sur Internet.

Il s’y est mis en fréquentant un cybermachin dans une commune du coin. Il a appris à s’en servir. Aujourd’hui, il se débrouille comme un chef.

Leur fille a quitté le domicile familial quand elle a eu vingt ans. Il y a des années déjà. Le temps… Elle avait sa vie à faire comme tous les enfants devenus grands. Depuis, la femme de Lucien collectionne les poupées anciennes, les répare, les habille et leur rosit les joues pour effacer la patine des années de placard. Elle a commencé par celles de sa fille, comme pour penser à elle chaque jour. Et puis ses copines ont entendu parler de sa passion et elles en ont apporté. Intactes, aveugles ou unijambistes, sans effets ou parées de beaux tissus. De quoi occuper les après-midi d’automne et d’hiver quand on ne peut plus approcher des jardins, que le vent souffle un peu fort et que les jours ressemblent parfois à des nuits. Pour en acheter d’autres, de ces poupées, des plus chères parce que recherchées, il lui faudrait davantage d’argent. Les passions ont un coût. D’où cette idée de se séparer de certaines pièces moins importantes pour en acquérir d’autres. Et puis, pour Jeanne, c’est plutôt la restauration des objets qui l’intéresse. C’est un challenge avec quelques difficultés à la clé. Elle les déshabille lentement, les lave comme on le ferait d’un nourrisson, et les sèche délicatement. Elle fait tremper dans un bain de son invention qui respecte les fibres fatiguées, les dessous un peu vieux qui risquent de se déchirer. Ensuite, elle reprise si cela est nécessaire. Pour les vêtements, c’est un autre registre qu’il faut choisir. Certaines broderies abîmées demandent du doigté et de la patience. Et quand elle installe la dernière venue, propre et rajeunie, sur le velours du canapé et que les yeux de verre la regardent, elle pense au temps passé et elle pleure.

Lucien a passé l’annonce pour essayer de se défaire en premier lieu de pièces sans grande valeur, avec lesquelles Jeanne a débuté sa collection. Ce sont des poupées gagnées aux tombolas et loteries si fréquentes jadis dans les pardons et kermesses. Celles-ci font plus de soixante centimètres et même si elles ont, pour certaines, la tête en porcelaine, leur valeur n’atteint pas des sommets. Loin s’en faut. Les productions chinoises sont passées par là.

Jeanne veut se recentrer sur de plus petits modèles, plus décoratifs et plus exceptionnels, qui prendront moins de place tout en acquérant de la valeur. Dans la maison rénovée où le couple réside, divans et canapés sont occupés par les jouets, et les gens de passage doivent s’asseoir à côté des belles costumées et des baigneurs hilares. Il est grand temps de faire de la place…

Taol balaenn !*

L’acheteur potentiel lui a donné rendez-vous au centre du bourg de Plomodiern. Lucien a trouvé ça un peu particulier. C’est vrai que Jeanne ne souhaitait pas le recevoir chez elle. On n’est jamais trop prudent quand on détient une collection qui, en plus de sa valeur sentimentale, peut avoir un certain prix. Un visiteur mal intentionné peut avoir des idées. Il y a de tout de nos jours. Et tout ce qu’on entend des hommes de pouvoir n’incite pas à la convivialité sans retenue…

Mais quand même ! Sur la place, en plein bourg, quelle idée ! Lucien se dit qu’il va avoir l’air malin en sortant une à une les poupées du grand carton. Mais comment faire, sinon ? Faut bien que l’acheteur examine la marchandise pour savoir s’il reste acquéreur ou non. On n’achète pas d’occasion sur parole. On regarde, on inspecte, on soupèse, on évalue. Pas question de se faire avoir par des objets qui n’en valent pas la peine. Pas de faux-fuyant ni de pression. Encore moins d’arnaque, si on possède bien son sujet. Il y a de tout sur le marché. Ensuite, on discute du prix. On essaie de s’entendre, de parvenir à un équilibre. Puis il y en a un qui cède. Et c’est fait. Enfin.

Ah oui, ça va faire beau de voir deux hommes jouer à la poupée au milieu du parking ! Lucien voit déjà les regards en coin des passants ironiques. Pourvu que la transaction se fasse très vite. Ensuite, il retournera chez lui avec les quelques billets qu’il aura pu glaner sur ce coup. Le but de la manœuvre, c’est quand même ça. Il n’en attend pas une fortune au vu des pièces qu’il présente, mais parfois, il suffit de combler la recherche d’un amateur pour s’en tirer à bon compte.

Lucien rétrograde. Son tacot s’essouffle dans le faux-plat qui n’en finit pas. Vingt ans, ce n’est pas la prime jeunesse pour un véhicule. Passé le sommet, monticule serait plus juste, il y a une descente et un beau tronçon de ligne droite. Il va pouvoir prendre de l’élan. C’est qu’il n’est pas en avance, avec tout ça ! La dernière poupée ne voulait pas entrer dans le carton, comme si elle avait compris qu’elle quittait son petit nid douillet. « Objets inanimés, avez-vous donc une âme… »

Au moment du léger basculement pour entamer la pente, Lucien aperçoit une voiture blanche arrêtée au stop qu’il y a juste en bas de la déclivité. Sur la droite, il s’agit plus exactement d’un cédez-le-passage. En face, sous les arbres, il y a un pont qui enjambe le ruisseau de Kerharo. Si on continue le chemin, on arrive à une ferme.

Lucien s’est déjà arrêté à cet endroit en revenant de la presqu’île. Souvent pour se soulager du haut du pont, comme un gamin espiègle qui n’a pas d’instituteur dans le dos à lui en faire le reproche. Parfois, pour faire une visite dans le coin.

Il ne modifie pas son allure. Il a lancé sa machine qui grince en s’activant. Il fonce, si l’on peut dire. Le passage est protégé. C’est la route qui va vers Kerchouren et le moulin du Varch. L’autre attendra bien une minute de plus…

Mais l’autre justement, qu’est-ce qu’il fait ? Il mord sur la chaussée comme s’il piaffait d’impatience. Mais Lucien a la priorité. Il n’a pas l’intention de rétrograder et de freiner en pleine descente pour le laisser faire son petit trafic. Ah ça non ! Il ne faut pas la lui faire à lui, nom de nom ! Il n’y a plus de règles dans ce monde qui part à vau l’eau ! Et en plus, il n’a pas vraiment le choix. Le fourgon serait capable de lui faire des reproches métalliques. L’abandonnerait peut-être dans la montée vers Plomodiern et mettrait un terme à une collaboration fructueuse, vieille de…

Il ne sait plus bien depuis combien de temps il se fait trimbaler dans son tas de ferraille. C’est son univers à lui et, probablement, ce qui lui reste d’espace de liberté comme on dit, aujourd’hui. Alors il n’a pas l’intention de devoir s’en séparer à cause d’un hurluberlu inconscient et décidément imbécile.

Mais tout à coup, à cent mètres du croisement, la voiture blanche s’élance quand même. Le destin vient d’appuyer sur le fameux bouton qui bascule la vie vers le trou noir. Comme si le grand ordonnateur jouait aux échecs avec le prince des ténèbres sur un bout de nuage. Lucien comprend qu’il n’a plus le temps de s’arrêter, surtout que les freins de son antiquité sont un peu lunatiques. Il donne un coup de volant à gauche. Le cerceau résiste. La direction assistée répond comme elle peut. Le véhicule penche brutalement et file en sifflet vers le talus. Mais à cet endroit, il n’y en a pas de talus. Ou si peu. Et après, c’est juste le vide. C’est bête, hein ?

À la limite du fossé qui le déséquilibre, le fourgon bascule sur le côté, perce l’écran de verdure, se déforme au premier choc des pneus frappant la pente et part aussitôt en tonneaux. Malgré sa ceinture, Lucien est baratté comme du linge sale dans un habitacle inhospitalier et la chute semble durer une éternité. Comme si celle-ci s’ouvrait déjà devant lui. Le bruit est composé d’horribles grincements et de coups sourds de végétation malmenée. Puis il y a comme une trouée qui s’ouvre dans celle-ci et le fourgon disloqué finit par glisser sur le côté avant de s’arrêter, l’avant baignant dans le cours d’eau. Une volute de fumée grise s’échappe du capot plié en ailes de rapace. Le bruit s’estompe. Reste celui de l’eau.

Et le temps souffle un peu.

C’est curieux et inquiétant le silence qui suit le vacarme de l’accident. Comme si le destin faisait un break avant de s’amuser encore. Que va-t-il décider pour le conducteur blessé ? Un sursis salvateur et la promptitude des services de secours ou la décision sans appel d’un pouce dirigé vers le bas, à la Néron ?

Là-haut sur la route, la voiture blanche a disparu. Le chauffard a pris la fuite dès qu’il a vu le mal qu’il venait d’engendrer par sa manœuvre absurde et criminelle.

Les oiseaux eux-mêmes font une pause. Eux aussi attendent prudemment que la vie reprenne normalement avant de retourner vaquer à leurs occupations de volatiles.

Puis un bruit désagréable de succion rompt le silence. Un autre et un autre. Quelqu’un approche prudemment tout en s’enfonçant dans la berge meuble du cours d’eau. Le conducteur inconséquent se serait-il ravisé ?

Puis plus rien.

Plutôt si. Il y a une silhouette qui se penche vers la cabine éventrée.

— Monsieur, Monsieur ! Vous m’entendez ?

Lucien essaie, se force mais il ne peut pas ouvrir les yeux. Ses paupières sont lourdes. Il entend quelque chose. Vaguement. Une voix de femme peut-être… Il a froid. Il a envie de dormir. Dormir.

— Monsieur, vous m’entendez ?

* Note : Coup de balai (breton).

II

— Comme vous pouvez le constater sur ce schéma, l’indice numéro deux qui paraissait primordial au début de mon propos, semble tout à coup réduire l’importance de l’indice numéro trois. Pourtant, c’est vers ce dernier que devrait se tourner l’intérêt de l’enquêteur. Parce que la solution de l’énigme se trouve cachée de ce côté.

Le commissaire divisionnaire Landowski appuya les mains sur son pupitre comme pour donner davantage de solennité à son propos.

— Tout ça pour démontrer qu’il…

Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir longeant un des côtés de la salle.

— …ne faut pas se laisser avoir par les apparences. Même si…

La porte de la salle de conférence s’ouvrit sans bruit. Un brigadier entra discrètement, salua d’un furtif coup de raquette et fit un signe à un major assis au premier rang. L’un rejoignit l’autre près de la porte et ils sortirent ensemble. Les auditeurs de Landowski, ignorant l’intrusion, étaient restés attentifs.

Après le départ des deux hommes, Landowski passa à une autre photo et continua son explication. À la fin de la séance qui dura encore une bonne demi-heure, il remercia l’assistance puis rassembla ses notes avant de descendre de l’estrade. Il venait de terminer un cours sur la criminalité, devant les élèves de la dernière promotion de l’École de Gendarmerie de Châteaulin située à Ty-Vougeret.

Il y avait quelques mois que le divisionnaire avait été placé comme conseiller spécial auprès du directeur de la DGSI pour formaliser les liens entre la police et la gendarmerie désormais rattachées ensemble au Ministère de l’Intérieur. Sa tâche principale serait de rapprocher les services de renseignement et d’intervention des deux corps afin de renforcer l’efficacité des forces de l’ordre sur le terrain. Une sorte de serpent de mer souvent sorti des cartons et aussitôt replacé dans le placard, à cause de l’ampleur de la tâche et des rapports de force omniprésents.

Disons que la mission confiée au divisionnaire avait été rédigée sur un ordre en bonne et due forme, mais que Landowski n’avait pas entendu parler des moyens qui lui seraient octroyés pour la mener à bien. Il aurait voulu avoir les coudées franches et percevoir un appui sans faille avant de se lancer. On ne se risque pas à se mettre à dos les professionnels des deux corps sans avoir de biscuit dans sa musette… La réforme en France est un exercice de très haute volée, qui en a fatigué plus d’un sans faire peur aux autres.

Son directeur lui avait conseillé de commencer par donner des conférences dans les écoles de police et de gendarmerie, en attendant que le ciel s’éclaircisse et qu’on sache comment danser. Il se voyait déjà intervenir à Saint-Cyr au Mont d’Or d’où il était sorti major de promotion et dans les quatre écoles de gendarmerie réparties sur le territoire. Faute de merles…

Cette mise à l’écart lui avait été présentée comme étant plutôt une mise en réserve, comme s’il était tout à coup nécessaire de le sortir du jeu. Landowski n’échappait pas à sa réputation de grand loup solitaire. Ses initiatives en gênaient plus d’un et, dans un temps où les tribunaux n’épargnaient plus les figures comme lui, il était peut-être judicieux de marcher à l’ombre pendant quelque temps…

Il s’était donc exécuté de bonne grâce et, comme on lui avait laissé toute liberté pour organiser le programme, il en avait profité pour lorgner tout d’abord vers l’Ouest, histoire de n’être pas trop loin de la Pointe de Trévignon, dans le Finistère, où sa compagne, la magistrate Lorraine Bouchet, avait acquis une maison. Ainsi ils pourraient se retrouver, le temps d’un week-end ou deux, avant que le soleil ne se cache sous le ciel plombé des courtes journées d’automne.

Le couple se trouvait dans une sorte de no man’s land administratif puisque Madame le juge allait se retrouver très bientôt sans affectation. Le poste qu’elle occupait au Parquet de Paris allait disparaître prochainement du fait de la refonte de certains services judiciaires. Elle ne savait ni quand ni comment. Ce qui était certain, c’était qu’elle ne ferait pas partie du nouvel organigramme, les magistrats ayant vocation à changer de crémerie tous les trois ans.

Landowski serra des mains et répondit à quelques questions avant de se retrouver dans le couloir sonore lui rappelant ceux des écoles qu’il avait fréquentées dans sa jeunesse, où le brouhaha indiquait la fin des cours.

Le gradé responsable des formations s’approcha de Landowski.

— Désolé, Commissaire, pour cette intrusion imprévue.

— Pas de problème ! Si mes auditeurs s’ennuyaient, ils auraient tourné la tête. J’ai constaté qu’ils ne l’ont pas fait.

Landowski se redressa pour en apprendre un peu plus.

— C’était quoi au juste ?

— Un accident a eu lieu à quelques kilomètres d’ici, dans le secteur de Sainte-Anne-la-Palud. L’info a été diffusée aussitôt. Comme chez vous, je suppose…

— Grave ?

— On sait juste qu’une sorte de vieux fourgon tôlé a basculé dans un ravin. Pour l’instant, on ne connaît pas le nombre de personnes à bord. On a une équipe du secteur sur place pour sécuriser les lieux. Parfois, c’est Châteaulin qui intervient. Parfois, Douarnenez. Voire Locronan, en période estivale. Je n’ai même pas demandé. Le major Deviers qui vous écoutait tout à l’heure est spécialiste des interventions en milieu hostile. Toutes proportions gardées, sa présence peut être utile là-bas. Il va rejoindre nos collègues sur le terrain et descendre dans le ravin pour participer aux constatations de base.

— Procédure, procédure…

— Vous connaissez ça, Commissaire !

— Dans notre job, on en apprend un peu tous les jours !

— Si vous avez une heure ou deux à tuer, on y va…

Landowski n’était pas du genre à méditer là-haut sur la montagne. Il n’hésita pas une seconde.

— C’est vers le sud, dit-il, ça va donc me rapprocher un peu. Je prends ma voiture. Ensuite, je rentrerai directement.

— Vous me suivrez à distance, précisa le gendarme. Attention, c’est la campagne. On va prendre des petites routes pour couper…

Effectivement, le parcours fut un brin rock and roll.

De quoi amuser un commissaire toujours en recherche de sensations.

Sur les lieux de l’accident, le dispositif était en place. La voie longeant le ravin avait été barrée aux deux extrémités et la zone d’intervention, matérialisée par des cônes bicolores. La circulation était alternée sur la moitié de la route et réglée par deux gendarmes portant un gilet fluorescent. Un camion de pompiers était garé le long des arbustes longeant le bas-côté, juste derrière une ambulance aux portes arrière béantes. N’étant pas connu dans le coin, Landowski avait accroché sa carte tricolore plastifiée à sa pochette, pour éviter de se nommer à tout bout de champ.

Il avait l’habitude d’entendre :

— Landowski ? LE commissaire… ?

Au cours de toutes ces années, il avait acquis une certaine notoriété dont il se fichait éperdument, même si elle ouvrait plus rapidement les portes. Il s’approcha, s’appuya au garde-fou à croisillons du pont et se pencha. Le geste était plutôt machinal parce que l’abrupt n’était pas si conséquent qu’il faille se courber pour apercevoir la carcasse disloquée, immobile en bas. C’était plutôt parce que le sous-bois était très sombre. Il y avait une sorte de trouée, presque géométrique, percée dans une végétation assez dense par la masse métallique du véhicule. On voyait bien le parcours de la camionnette stoppée au final par le ruisseau. Pourtant, on n’apercevait pas les habituels moignons d’arbres brisés et écorcés que l’on voit parfois après le passage de gros engins propulsés dans la nature à pleine vitesse. Ce qui voulait dire qu’il n’y avait pas eu d’obstacle majeur sur la trajectoire du véhicule et que la souplesse des branches avait pu laisser une chance aux passagers de ce qui n’était plus maintenant qu’un tas de ferraille. Des cordes à mousquetons servant de lisses avaient été placées de part et d’autre du passage afin de permettre l’extraction sécurisée d’éventuels blessés. Le terrain n’était pas très accidenté, mais la végétation au sol, épaisse et humide, ne garantissait pas de solides appuis. Les pompiers venaient d’ailleurs d’en faire l’expérience en enfonçant leurs bottes dans un magma spongieux.

On entendait déjà le bruit strident d’une tronçonneuse à métaux et des éclats de voix hélant l’un ou l’autre ou ordonnant telle ou telle manœuvre. Puis ça s’anima dans le bas-fond. Des pans de vêtements aux couleurs vives commençaient à bousculer les dominantes de vert. La remontée d’un blessé était en cours.

Il fallut plus d’une demi-heure d’efforts pour arriver à extraire la civière du ravin. Elle fut d’abord déposée sur la chaussée puis glissée délicatement à l’intérieur de l’ambulance des pompiers. Landowski regarda machinalement les professionnels s’affairer autour du blessé, puis les portes se refermèrent sur le moribond et les soignants.

Le major Deviers, harnaché comme un spéléologue, passa à côté de Landowski qui l’interpella :

— C’était comment ?

— Dur ! dit le major dans un souffle. Difficile pour les pompiers. L’endroit est marécageux. Le véhicule a fini sa course sur le flanc gauche. Le conducteur était donc côté sol, coincé sous la banquette avant basculée sur lui et tordue comme pour ajouter à la difficulté. Il baignait dans l’eau.

— Pronostic ?

— Réservé. Le blessé est mal en point. Inconscient. Pouls très faible. Pupilles dilatées. Peu de réactions aux sollicitations physiques.

— Membres cassés ?

— Apparemment non. Le siège l’a protégé en se renversant et en se pliant côté sellerie. Des blessures sérieuses mais pas mortelles, à ce que j’ai pu en juger. Hémorragies plutôt superficielles, stoppées par les pompiers. L’épiderme, même le derme, bien atteint, ce n’est pas trop grave. Douloureux mais soignable. Maintenant, faut voir pour les organes internes. On ne peut pas préjuger.

— D’autres passagers ?

— On a inspecté la descente et les bords de l’eau. On n’a rien trouvé. Il n’y avait que deux places à l’avant et la portière côté passager est presque intacte et fermée. Donc pas d’éjection. Il était seul à bord. À part des poupées.

Landowski, incrédule, fronça les sourcils.

— Des poupées ?

— Genre celluloïd. Plusieurs. Enfin, ce qu’il en reste. Les bras et les jambes se sont détachés du tronc. Le choc a dû les balader dans la cabine. Il y en a partout. J’ai même vu une tête aux yeux ouverts. Ils me regardaient. Ça m’a fait drôle sur l’instant !

— Donc un choc violent ?

— Sûr ! Il devait y avoir une miche de pain sur le siège. Déchiquetée, elle aussi !

— Comment c’est arrivé, selon vous ?

— Les premières constatations indiquent que le fourgon a traversé la route suite à une manœuvre brusque. Comme s’il avait évité quelque chose ou quelqu’un. Hypothèse pour l’instant, puisqu’aucun élément matériel ne l’indique. Il a quitté la route juste avant le pont.

— C’est mieux ?

— Un parapet en fer forgé, ça ne plie pas naturellement. Un choc brutal à tuer le conducteur sur le coup. Dans son malheur, il a eu une petite chance.

Landowski continua :

— Perte de contrôle d’une voiture roulant à gauche et venant en face ?

— Plutôt de sa droite, je dirais… Vous voyez le croisement de l’autre côté de la route ? Il est presque en face de la trajectoire du fourgon. Une voiture a pu s’engager trop tardivement et causer l’accident… Pourtant, il y a une belle visibilité sur la gauche pour vérifier si on peut pénétrer sans risque…

— Des marques sur la chaussée ?

— Des traces sur le gravillon et la poussière, qui pourraient être le fruit d’un démarrage rapide. Mais rien de significatif. En plus, rien ne dit que c’est récent.

— Un choc avec ce supposé véhicule ?

Le major haussa légèrement les épaules.

— Rien sur la route. Pas d’éclats de peinture ni de limaille métallique produite par un frottement violent.

— Et sur le fourgon ?

— Le côté droit est parfaitement visible et moyennement abîmé. À l’œil nu, il n’y a rien qui puisse faire penser à une collision.

— Le conducteur du fourgon somnolait peut-être… Il aura pris peur en voyant la voiture au dernier moment…

— Et il a braqué à fond ? C’est possible aussi. La position des roues semble l’indiquer. Mais ce constat n’a pu se faire qu’après la chute et elles ont pu obliquer après le choc et pas avant… Il y a quand même une belle différence de niveau entre la route et le lit du ruisseau.

— Une réaction trop tardive du conducteur ? Une mauvaise évaluation de la distance ?

— C’est un vieux monsieur, mais ça ne veut rien dire.

— Défaut de pression d’huile ?

— Son véhicule est très ancien, donc ça peut. On verra s’il y a eu un problème de freins.

Landowski enfonça les mains dans ses poches.

— Un acte criminel ? demanda-t-il en regardant ailleurs à la manière d’Horacio Caine.

— Pourquoi vous dites ça, Commissaire ?

Landowski se caressa le menton.

— Je ne sais pas. Comme ça. C’est une seconde nature chez moi. Ne faites pas attention !

— Selon vous, la camionnette aurait pu être sabotée ? C’est ce que vous voulez dire ?

— Pourquoi pas ?

— Par qui ? Pourquoi ? Faudrait un mobile.

— Vous savez, l’intelligence humaine…