Sombre dessein à Pont-Aven - Un polar avec Paul Gauguin - Serge Le Gall - E-Book

Sombre dessein à Pont-Aven - Un polar avec Paul Gauguin E-Book

Serge Le Gall

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Beschreibung

Paul Gauguin au coeur d'une succession de drames.

1888. Paul Gauguin retrouve Pont-Aven pour un deuxième séjour. Loin de l’agitation de la capitale, il compte sur le calme de la cité déjà bien connue des artistes pour lui permettre de vivre une période d’intense création. Mais avec le printemps se succèdent des drames… Suicide, accident, meurtres ? Gestes irraisonnés ou prémédités ? La Mort peint en noir. Troublé par la beauté triste de la jeune Henriette, intrigué par la perspicacité irritante du détective Pinkerton, Paul Gauguin est embarqué avec ses amis dans cette histoire à rebondissements, égayée par les facéties des peintres en herbe et les rires des servantes peu farouches.

Plongez dans cette histoire à rebondissements, égayée par les facéties des peintres en herbe et les rires des servantes peu farouches !

EXTRAIT

Le détective s’arrêta et se retourna pour observer la scène des retrouvailles qui allait se dérouler d’un instant à l’autre. Il vit avec satisfaction le matelot poser le pied hors de la gendarmerie. L’homme hésita comme si l’importance de la liberté lui apparaissait au moment même où il rejoignait la clarté du jour. Quand il dirigea les yeux vers Pinkerton toujours immobile, celui-ci tourna rapidement les talons et s’engouffra à l’intérieur de la pension Gloanec.
— Bonjour monsieur Pinkerton ! dit Marie qui trônait derrière son comptoir.
— Bonjour Marie, vous ne vous êtes pas couchée ?
— Eh non ! J’ai remis ma coiffe et j’ai repris mon service. C’est une journée comme les autres maintenant que le jour est levé.
— Et avant ?
— Je ne sais pas, je ne sais plus. Nous avons veillé trop tard. C’est peut-être ce qui a tué ce pauvre Andrew.
— Ne dites donc pas de bêtises, Marie. Il a bien fallu que quelqu’un aide le destin !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Le lecteur pénètre dans les mystères de la création chez Gauguin, dans les conflits artistiques qu’il a dû affronter y compris avec d’autres peintres qui venaient comme lui séjourner à Pont-Aven (on a d’ailleurs l’impression d’assister une ou deux fois aux mêmes discussions animées), dans les modes de vie du Finistère de la fin du XIXe siècle, entre terre et mer, dans les auberges et les ruelles de la ville et les chemins et les moulins des alentours. À ce titre, ce roman est un véritable guide de balades à Pont-Aven et dans les environs. - Jack Sparks, blog Polar historique

A PROPOS DE L'AUTEUR

Serge Le Gall est né à Concarneau en 1951. Il est l’auteur de cinq ouvrages abondamment illustrés qui retracent la vie quotidienne dans le Sud-Finistère au début du XXe siècle. Son premier roman policier, mettant en scène Paul Gauguin, a pour cadre la commune de Pont-Aven où il réside.

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TABLEAU DE COUVERTURE :

Détail du tableau de Paul Gauguin « Bonjour M. Gauguin », Galerie Nationale, Palais Sternberk, Prague.

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Marylène.

I

Le train s’engagea dans la dernière courbe avant d’arriver à la gare. La brume de ce matin de février 1888 enveloppait le paysage de cette grisaille propice à la confusion des sentiments. De loin en loin, des colonnes de fumée bleue indiquaient les points de peuplement. Là-bas, au pied de ces envolées hésitantes, sous ces pincées d’ardoises, des familles s’étaient regroupées pour prendre un frugal repas avant de retourner rapidement vers le travail.

Le voyageur fatigué passa sa large main sur son pantalon de toile épaisse. Ce voyage en chemin de fer de la Compagnie d’Orléans laissait des souvenirs de suie et d’escarbilles. N’était-ce pas un geste symbolique pour se défaire un peu plus des relents de la capitale qu’il venait de quitter ?

Il avait, chevillé au corps, un impérieux besoin de création nécessairement associé à l’espace. Il formait le projet de prendre une part active et certainement essentielle à l’Exposition Universelle qui allait avoir lieu en 1889 au Champ de Mars.

L’imposante construction métallique que l’on devait à cet audacieux monsieur Eiffel et dont on ne voyait pour l’instant que les quatre piliers de cent mètres de haut, l’impressionnait. Elle lui semblait de bonne augure pour qu’il puisse, dans son ombre, trouver le lieu idéal pour exposer ses œuvres.

Et si la chance lui souriait, il y aurait, comme à chaque fois, un formidable scandale artistique dont il serait le principal acteur. Enfin, il serait reconnu à sa juste valeur. Enfin, il pourrait parler d’or et prouver à Mette, sa femme, que son destin n’était pas d’être un commis de Bourse.

La locomotive sembla reprendre son souffle pour un dernier effort, celui de tirer le convoi jusqu’à la ligne droite tracée par le quai. Les wagons semblèrent être moins malmenés. Le voyageur jeta un regard plongeant sur la route de Moëlan quand la vitre du compartiment se trouva exactement au milieu du pont qui l’enjambait. Il avait juste le temps maintenant de saisir ses bagages avant de descendre. Il était arrivé à destination.

* * *

La gare de Quimperlé n’avait pas changé depuis son précédent séjour datant maintenant de deux ans. De ses boisseaux de cheminée sortait un filet de fumée indolente indiquant que le chef de gare se mettrait au chaud une fois le train reparti. Lors de son premier séjour, il avait été peu attiré par cette construction sans âme alternant briques rouges et bandeaux grisâtres semblables à presque toutes les gares rencontrées durant le voyage.

Il n’avait retenu que le coin ombragé bordant l’aire de stationnement où attendait, patient et désœuvré, le conducteur de la malle-poste. Ses interlocuteurs d’un moment lui tenaient compagnie. Des traverses de chemin de fer disposées en escalier servaient de siège et, au plus fort de la chaleur de l’été, des bouteilles de cidre devaient passer de bouche en main pour tenter de casser la soif des amis de rencontre.

Ce jour gris n’était pas propice à de joviales libations et les arbres avaient perdu leur feuillage depuis bien longtemps. Un petit crachin tombait maintenant avec une régularité toute coutumière et l’humidité froide s’insinuait facilement dans le cou des voyageurs descendus du train.

Certains étaient attendus. À l’autre extrémité de l’aire blessée de profondes ornières, une calèche avec équipage stationnait et le cocher s’affairait à disposer quelques bagages à l’arrière. Les futurs occupants de la voiture avaient déjà les chaussures maculées de cette boue jaune recouvrant toute la place comme une pâte à crêpes pas cuite. Le bas des robes sombres et épaisses, habituelles en cette saison, se trouvait zébré de traits clairs, ponctués d’éclaboussures.

Le voyageur en provenance de Paris n’avait pas de moyen de locomotion mis à sa disposition. Il allait prendre la malle-poste que d’autres clients entouraient déjà. C’était une grosse berline tirée par deux chevaux blancs. Dix personnes pouvaient s’y asseoir et, pour ceux qui ne trouvaient pas de place à l’intérieur, il restait les bancs situés au-dessous du conducteur. Celui-ci d’ailleurs ne refusait pas la présence à ses côtés de quelque jolie fille peu farouche. Durant le voyage, il pourrait tout à loisir l’amuser de ses blagues grivoises et tenter de prendre date pour un tout autre voyage.

Le cocher, un homme plutôt grand, enveloppé d’une vaste houppelande, aidait à monter à l’intérieur de la berline une femme d’un certain âge en charlotte et habit noir. Elle pestait contre la hauteur de la marche l’obligeant à lever la jambe. Les sévères recommandations reçues lors de son éducation bourgeoise n’avaient pas prévu cette gymnastique en public.

Un peu en retrait, attendait une autre dame, plus jeune à l’évidence. Les couleurs résolument gaies de ses vêtements l’attestaient. Elle suivit l’autre femme sans s’appuyer sur le bras du cocher pourtant bien disposé à offrir son aide à une personne davantage à son goût.

Il fit demi-tour, afficha une moue de déception, lissa ses superbes moustaches et toisa le nouveau client qui approchait.

— Artiste hein ! Je ne me trompe pas ?

— C’est exact mais vous n’avez pas grand mérite à avoir trouvé. Le chevalet dépasse de mon sac !

— Est-ce bien l’époque la meilleure pour faire de la peinture ?

— J’ai bien peur que non, vu ce qui tombe en ce moment. Mais le beau temps reviendra bien un jour !

— Et vous allez où ?

— À Pont-Aven. C’est combien pour la course ?

— C’est un franc, c’est toujours un franc ! Vous avez de la chance, ceci est un aller-retour supplémentaire et qui n’emprunte pas tout à fait le chemin habituel. D’ordinaire, je ne repars qu’après le dernier train du soir. Donnez-moi votre bagage, je vais le mettre avec les autres. C’est que les jambes de votre instrument-là risquent bien de blesser quelqu’un qui n’y prendrait pas garde !

— Faites-y attention. J’y tiens beaucoup !

— Je m’en doute bien ! Depuis toutes ces années que je fais ce métier, je n’ai pas grand souvenir d’avoir fait du tort à mes voyageurs, monsieur. Vous pensez bien que ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer. Touchons-nous la main. Moi, c’est Jean Guyader. Et vous ?

— Je m’appelle Gauguin, Paul Gauguin.

II

La lourde berline peinait dans la côte. De l’intérieur de l’habitacle, les voyageurs suivaient les encouragements que le cocher lançait aux bêtes arc-boutées sous l’effort. Quand il ne savait plus quoi dire pour accompagner le mouvement, il hurlait une bordée d’injures. Les vocables imagés et crus offusquaient la vieille dame qui n’en croyait pas ses oreilles. Pour être bien certain de l’effet produit, le conducteur se penchait pour essayer de saisir au vol les protestations indignées. Puis il redressait le buste et sifflotait de contentement jusqu’à la prochaine montée.

Paul Gauguin était assis en face de ces dames. Un homme jeune vêtu d’un costume clair et coiffé d’un chapeau melon occupait la place à côté de lui. Son couvre-chef semblait être un peu petit pour sa tête, ce qui accentuait sa silhouette longiligne. Il n’avait pas desserré les dents depuis plus d’une heure que la guimbarde roulait, parfois à belle allure.

Les deux femmes conversaient sans se soucier des hommes. Peut-être les prenaient-elles pour des spectateurs de leur pièce en un acte. Il n’y avait guère que les jurons du cocher pour les faire s’interrompre le temps d’afficher une mine outrée par les propos peu académiques. Mais l’accalmie était de courte durée et la conversation repartait de plus belle. Les autres femmes du voisinage qui avaient le malheur d’être connues des deux commères avaient toutes les chances d’être habillées chaudement pour l’hiver.

Gauguin se sentait fatigué. Il y avait bien sûr ce voyage qui, comme toujours, n’en finissait pas et ce froid insidieux qu’il n’appréciait guère. Il rêvait d’horizons plus chauds, plus primitifs. Il regrettait presque de ne pas avoir suivi Vincent en Arles. Le temps plus clément aurait pu lui faire oublier son aventure désastreuse à Panama et peut-être le guérir des fièvres contractées au cours de ce séjour.

Les peintures qu’il avait ramenées de la Martinique n’avaient pas reçu l’accueil qu’il escomptait. Théo Van Gogh, le frère de Vincent, les avait bien sûr exposées mais sans y déceler la nouveauté exceptionnelle qu’il espérait y trouver. Vincent de son côté avait exprimé sa fascination quand Gauguin aurait souhaité quelques joutes oratoires plus viriles.

De toute façon, il avait promis de rejoindre Vincent dans quelques semaines. Avant de s’embarquer dans une amitié artistique de tous les instants qui risquait fort de lui peser à la longue, il avait envie de se retrouver un peu seul avec lui-même et tenter de se débarrasser des miasmes des tropiques en même temps que finirait l’hiver. Cependant il se demandait s’il n’avait pas fait le voyage vers Pont-Aven un peu précocement.

La pluie ruisselait sur les flancs de la carriole brinquebalée par le mouvement saccadé des chevaux. Le cocher semblait s’amuser de ce qu’il faisait subir à ses clients. Attendait-il que la plus jeune des femmes lui demande de ralentir pour s’exécuter de bonne grâce ? Le regard qu’il lui avait lancé au moment de prendre place dans le réduit luisait d’un désir mal contenu. Il n’avait pas été payé en retour. Une colère rentrée expliquait peut-être le traitement qu’il infligeait à ses bêtes.

Arrivé à un petit pont de pierre séparant deux étangs naturels alimentés par la marée envahissant la ria très en amont, l’attelage s’engagea dans l’étroit passage alors qu’une charrette chargée de lourds branchages dépassant de tous côtés s’apprêtait à le franchir également. Les deux bœufs attelés s’arrêtèrent bien docilement et se désintéressèrent de la scène alors que leur conducteur interpellait le cocher de la malle-poste.

— Tu te crois tout permis comme toujours avec ta grosse guimbarde. Je travaille moi !

— Parce que je ne fais rien peut-être ?

— Tu te promènes, c’est quand même bien moins pénible !

— Pousse-toi sur le côté, j’ai un horaire à respecter !

— Tu es bien de bonne heure aujourd’hui. Dis plutôt que tu as l’espoir de rassasier une toute belle après la course !

— À notre prochaine rencontre, je te raconterai. Promis !

L’homme à pied piqua les bœufs pour les écarter du chemin et la berline reprit sa route. Elle commençait à retrouver son allure de croisière quand le cocher remarqua les signes insistants faits par un couple qui se tenait au bord de la route après la première déclivité. Il jura si fort que le rose revint aux joues des deux femmes qui avaient épuisé, pour le moment, les sujets à débattre.

— C’est pas de cette manière-là, dit-il, que je vais réussir à respecter mes horaires ! En v’là deux qui vont m’obliger à faire une halte supplémentaire !

Il tira sur les longues lanières de cuir courant sur le dos des chevaux et accompagna leur ralentissement imprévu par un « Oh » aussi sonore qu’interminable. C’est au pas qu’il fit continuer ses bêtes pour les faire stopper à la hauteur des deux jeunes gens empêtrés dans leurs bagages.

— Vous allez loin ? demanda le conducteur.

— Jusqu’à Nizon, répondit l’homme, on emménage dans une place moi et ma femme. On ne pensait pas attraper la malle du courrier à cette heure.

— Alors comme ça, vous êtes mariés ?

— Depuis la Noël seulement, expliqua la jeune femme d’un air coquin.

— Il a eu le temps de t’en faire voir ton bonhomme !

— Si je l’ai pris, c’est qu’il a de la qualité. Je peux monter à l’intérieur ?

— Il reste une place auprès de ces dames. Sur le banc des hommes, ce ne serait pas convenable. Toi, le jeune marié, viens donc t’asseoir ici près de moi. L’air vif te donnera des forces pour tes prochains ébats d’avant l’aube. Tu me raconteras ta nuit de noces. Moi, j’aime bien quand on épouse. Ah, ah ! Allez, en voiture !

L’attelage s’ébranla une fois de plus. La jeune femme un peu ronde qui venait de monter prestement salua ses compagnons de voyage. Gauguin laissa son regard la caresser un court instant. Elle apportait une touche de gaieté dans l’habitacle gagné par la torpeur de ce jour trop gris. Son teint hâlé de paysanne habituée aux travaux des champs lui rappelait les jolies métisses pleines d’une énergie à revendre qu’il avait rencontrées à la Martinique lors de son séjour en compagnie de son ami Charles Laval, peintre comme lui. Cette jeune femme aurait pu occuper une petite place en clin d’œil dans sa toile intitulée « Aux Mangos » que Théo lui avait achetée quatre cents francs. Il l’avait peinte là-bas sous l’œil humide de ces jeunes noires indolentes qui lui inspiraient tant de volupté.

Après une montée longue et sinueuse vers le bourg de Riec, les chevaux purent souffler quelques minutes sur la place de l’église. Le conducteur détacha un ballot enveloppé d’une toile épaisse maculée de taches de gras et il alla le déposer contre la devanture d’un petit commerce non loin du presbytère. Bien que le propriétaire le hélait pour qu’il accepte de venir boire un verre, il ne s’attarda pas. Il tenait à faire preuve de régularité comme s’il craignait une concurrence soudaine capable de le détrôner. Il faut dire qu’il assurait cette ligne depuis bien des années maintenant et qu’il en avait fait, en quelque sorte, son domaine réservé.

Dans la descente vers Kerlisquidic, les chevaux se sentirent pousser des ailes et le cocher se mit à chanter à tue-tête comme s’il rentrait d’une foire très fructueuse. Il se leva même de son siège pour agiter son long fouet et le faire tournoyer au-dessus de la tête du nouveau marié. Celui-ci évitait avec peine la lanière cinglante que l’autre semblait vouloir lui faire goûter. Plus il se recroquevillait sur le siège, plus le cocher, aux anges, s’en donnait à cœur-joie.

Le calme revint quand il fallut monter vers Kerlaouen. Une fois dépassée l’allée bordée d’arbres menant au manoir appartenant à monsieur Dubois-Guéhenneuc, ces dames remirent de l’ordre dans leur coiffure et défroissèrent le tissu de leur robe par de longs mouvements de la main grande ouverte. Dans quelques minutes, elles poseraient le pied sur la place de Pont-Aven et il n’était pas question de décevoir l’éventuel comité d’accueil.

* * *

En ce jour pluvieux et sombre, il n’y avait que deux enfants en guenilles devant l’Hôtel des Voyageurs. Un chat noir au regard apeuré s’approcha d’eux puis il fila prestement vers une encoignure où il s’effaça.

Les arbres plantés l’année passée devant l’établissement avaient bien des difficultés à croître. Imposés dans la discorde, ils n’étaient pourtant pas prêts de disparaître. Julia Guillou avait eu gain de cause et elle n’en resterait pas là. Elle ne manquait pas de projets pour développer ses activités.

C’est donc avec un sourire de circonstance qu’elle comptait accueillir les nouveaux arrivants encore secoués de cette folle descente par la rue de Toulifo, seul lien routier avec Quimperlé. Entendant le vacarme de l’attelage abordant le dernier virage, elle était sortie. Elle s’était arrêtée sur la dernière marche de l’entrée de son hôtel, laissant le temps à la malle-poste de s’immobiliser. Puis elle avait jeté un regard protecteur sur ses quatre platanes encore bien fragiles avant de s’avancer vers la berline dégoulinante de pluie.

Les deux enfants en vareuse élimée d’un gris sombre firent claquer leurs sabots de bois cerclés de fer comme pour remplacer une fanfare. Ils avaient bien envie d’accueillir les arrivants de la meilleure manière. Peut-être que ces messieurs et surtout ces dames allaient s’attendrir et faire ce geste attendu par tous les quêteurs du monde.

Julia Guillou les repoussa doucement sans vouloir les éloigner de mauvaise grâce. Elle n’oubliait certainement pas qu’elle avait été une employée avant de devenir propriétaire de l’hôtel en 1870. Et bien avant encore, elle ressemblait étrangement à ces gamins sans le sou.

Si elle voulait s’approcher de la portière qui s’ouvrait en chuintant, c’est qu’elle se faisait un devoir de façonner son rôle d’hôtesse. Il lui fallait attirer le client hésitant et le décider à prendre pension chez elle. Il pouvait avoir envie de séjourner à l’Hôtel du Lion d’Or qui jouxtait son annexe coûteusement édifiée depuis presque dix ans ou descendre à la Pension Gloanec pour vivre plutôt à l’économie.

Ses ambitions la taraudaient souvent. Elle rêvait d’agrandir encore sa capacité d’accueil, de faire davantage pour les peintres qui pouvaient déjà disposer de quatre ateliers d’artistes éclairés par de grandes verrières orientées au nord. Elle rêvait de s’étendre vers la mer, d’édifier un autre hôtel face à l’océan pour abriter la villégiature des familles fortunées. Elle espérait que le train, un jour, cracherait gaiement ses volutes blanches en serpentant entre les maisons après avoir déversé des flots de Parisiens avides d’air pur et de paysages enchanteurs. Elle serait là, prête à leur garantir le gîte et le couvert pendant de longues semaines.

Pour tout cela, il fallait construire pas à pas. Chaque client nouveau avait son importance. Il devenait unique et donc indispensable. En inspectant l’intérieur de la berline noire, elle était certaine de pouvoir le découvrir ce client-là. Ce n’était pas ces deux femmes qu’elle connaissait déjà ni cette bonne rondouillarde fraîchement marié à ce benêt qui trônait à côté du conducteur. Ce ne pouvait être non plus cet homme de taille moyenne au nez busqué et aux yeux gris-vert. Ses cheveux noirs tirant sur le roux encombraient son front comme un buisson ardent. L’aspect négligé, artiste, de sa personne ne semblait pas faire de lui un client suffisamment argenté pour payer régulièrement sa pension. Elle en hébergeait des peintres chaque année mais ils avaient meilleure allure que ce personnage au visage tourmenté. Non, c’était plutôt celui-là le client modèle, le jeune homme bien vêtu, un peu dandy, avec son chapeau melon vissé sur le haut de la tête.

Julia craignait pour son caraco noir qui finirait par être trempé à force d’absorber les fines gouttelettes du crachin breton. Le moment n’était pas plus favorable pour son chignon que le parapluie protégeait bien mal maintenant qu’il se mettait à pleuvoir vraiment. Le temps du sourire avait été fugace et elle avait rapidement retrouvé l’air austère qu’elle affichait le plus souvent. Elle ne pouvait rire et danser en cette morte saison propice à toutes les difficultés économiques. L’activité hôtelière était sujette aux modes et à l’engouement parisien qui, en devenant moins assidu, pouvait faire se profiler le spectre de la faillite.

Fort heureusement, Julia n’en était pas là mais elle restait vigilante pour assurer la croissance inexorable de son patrimoine. Une kyrielle de crédits mangeait allégrement sa trésorerie mais c’était bien à ce prix-là qu’elle deviendrait la reine de Pont-Aven.

— Poussez-vous sur le côté, m’selle Julia ! ordonna le cocher juché sur la galerie.

Il tenait à la main un volumineux sac de voyage en cuir fauve qu’il s’apprêtait à jeter sur le sol.

— Dis-donc toi, protesta l’hôtelière, tu me donnes des ordres maintenant ? Descends de ton perchoir et approche un peu que je t’apprenne comment j’ai l’habitude de traiter les rustres de ton espèce.

— Excusez-moi, m’selle Julia, je ne voulais pas vous commander. J’avais simplement peur de vous faire mal. Ce bagage est lourd comme un âne mort. Il vous aurait blessé, c’est sûr !

— Et tu aurais perdu le bon repas que je t’offre d’habitude !

— C’est vrai qu’il fait bon s’asseoir à votre table.

— Vous entendez, mesdames et messieurs ? Votre cocher aime ma cuisine. Il l’avoue sans se faire prier. Et s’il avait à se reposer, c’est chez moi qu’il pourrait le faire au mieux. N’est-ce pas la meilleure des réclames ? J’ai des chambres libres et des places confortables dans une salle à manger accueillante. Donnez-moi l’occasion de vous rendre le séjour agréable.

— Moi, grommela Gauguin, j’ai ma chambre à la Pension Gloanec, comme d’habitude.

— Il me semblait bien vous avoir déjà vu. Tant pis si vous préférez la maigre pitance et la tristesse des lieux. Vous êtes libre de votre choix.

— Les artistes ne progressent pas souvent dans le luxe et la profusion. Savez-vous cela ?

— À la meilleure saison, mon établissement en est rempli de tous ces peintres qui créent sans retenue. Ils viennent même d’Amérique spécialement pour prendre pension chez moi. C’est dire !

— Des peintres ? Cela se saurait. Dites plutôt des barbouilleurs pour la plupart, mis à part mon ami Granchi-Taylor bien entendu.

Julia redressa le buste, prête à faire front mais elle resta silencieuse, les lèvres un peu serrées. Manifestement, elle voulait couper court à cette conversation néfaste pour les affaires.

Elle prit le jeune homme par le bras et s’éloigna de Gauguin penché vers ses bagages pour en assurer les lanières.

— Vous monsieur, vous cherchez bien une chambre ? lui demanda-t-elle sur un ton qui se voulait être de confidence tout en restant perceptible aux alentours.

— Oui madame !

— Alors, venez séjourner chez moi ! Nous serons comme une famille avant que le soleil ne nous ramène un flot de touristes. Vous ne serez pas déçu, je vous l’assure !

— C’est que… hésita le dandy.

— Vous n’allez pas suivre ce peintre désargenté !

— Si le prix de la pension est plus abordable…

— Elle en sera d’autant moins agréable ! Faites un essai d’une semaine. Vous ne partirez plus !

— Il le faudra bien pourtant à un moment ou à un autre.

— Parler de partir quand on arrive, c’est intéressant pour mes affaires, ironisa le cocher enfin descendu de son perchoir. Si je faisais des allers retours répétés avec la même clientèle, ma fortune serait assurée !

— Ce monsieur ne s’en va pas ! dit fermement Julia qui n’avait pas lâché le bras de son futur client. Entre donc te désaltérer, Jean Guyader, au lieu de dire des bêtises !

Paul Gauguin saisit son bagage, réajusta son havresac sur le dos en plaçant correctement les jambes du chevalet pour ne rien accrocher en marchant. Il jeta un regard circulaire à la place redevenue silencieuse. Les deux femmes qui avaient fait le voyage depuis Quimperlé, continuaient leur conversation. Elles venaient de passer devant la maison du débitant Barzic, vendant aussi du bois et du sable, et elles s’engageaient lentement dans la rue du Gac. Elles avaient certainement encore beaucoup de choses très importantes à se raconter.

Les pavés de la place luisaient d’humidité. Derrière les fenêtres de l’Hôtel du Lion d’Or, les rideaux frémissaient comme si une brise irrégulière les faisait bouger. On épiait sans se montrer.

Il n’en avait cure d’être observé. Cela le satisfaisait même d’être un peu remarqué. N’accomplissait-il pas là une démarche originale devant lui ouvrir toutes grandes les portes de la notoriété. En tout cas, il en était intimement persuadé. Il l’avait écrit à Mette : « Sur le point d’être lancé, je dois faire encore un effort suprême pour ma peinture ».

Il lui restait les autres, tous les autres à convaincre.

Il toussa. Tout d’abord, ce fut une simple quinte. Puis d’autres se succédèrent. Enfin, vint l’essoufflement. Il dut attendre encore un instant, le souffle court, avant de descendre vers l’angle de la place en direction de l’immeuble où il allait séjourner quelques mois.

* * *

Il lui suffit de faire quelques enjambées pour apercevoir un coin de l’enseigne si caractéristique de l’établissement. Lors de son précédent séjour, il avait été amusé d’y lire « Tribu Gloanec ». C’était l’œuvre de Quignon et de Van Den Anker, accrochée là depuis 1881, mais il avait trouvé l’appellation très bien choisie !

Plus loin, vers le pont, un attelage bruyant cheminait très lentement sous la pluie fine et hésitante. Une vieille femme, tout de noir vêtue, courbait le dos sous un fardeau indéfinissable. Les ailes de sa coiffe rythmaient le mouvement de ses pas d’un balancement régulier probablement amplifié par le poids de l’humidité. Elle avait les yeux délavés fixés vers le bas, vers le sol nourricier qui la faisait travailler dur et souffrir. Quand elle arriva à la hauteur de Gauguin, elle hasarda, furtivement, un regard. Qu’avait-elle de commun avec ces rapins qu’elle voyait, aux beaux jours, envahir les chemins creux avec leurs chevalets ? La nuit venue, elle entendait leurs rires et leurs chants quand l’heure arrivait de fermer les estaminets. Ils n’avaient pas comme elle, du moins le croyait-elle, leur vie à gagner à la sueur de leur front.

Gauguin la regarda passer. Elle avait ce visage buriné que l’on prêtait souvent aux personnages des toiles figuratives de son époque. L’ardeur au travail et la ferveur à l’église ciselait de ces rides qu’une vie suffisait à peine à expliquer comme si, quelque part, un artisan suprême donnait au modèle les stigmates de l’essentiel.

Il reprit lentement son chemin comme s’il retardait le moment d’être au chaud à l’intérieur d’un havre de paix. Il fit quelques pas de plus, dépassa la pointe du triangle de la place matérialisée par un bandeau de pavés réguliers et il s’arrêta enfin devant la Pension Gloanec.

Il leva les yeux vers la façade. Son visage afficha une sorte de soulagement en retrouvant le nom de l’établissement inscrit au-dessus des fenêtres de l’étage. Lors de son précédent séjour, Joseph Gloanec lui avait expliqué qu’il avait choisi lui-même la forme des lettres rappelant celle qu’utilisaient les charpentiers pour nommer les navires. Il lui avait vanté la terminaison des barres verticales rappelant l’ancre de marine peut-être pour se rapprocher un peu du savoir-faire du peintre. Gauguin se souvenait précisément de cet échange par ailleurs bien banal qu’il avait eu avec le propriétaire des lieux. Ceux-ci d’ailleurs n’avaient pas changé : toujours ces murs chaulés soulignés par ces pierres de granit taillé, toujours ces ouvertures avec des petits bois arqués comme on en voyait parfois en ville et toujours ces bancs à lattes si pratiques aux beaux jours pour rassembler une faune d’artistes enclins à la facétie.

* * *

La pluie dégoulinait de la petite gouttière de l’auvent protégeant le tableau servant d’enseigne. Dirigeant le jet vers l’extérieur, elle épargnait au visiteur une douche glacée en guise de bienvenue.

Paul Gauguin fit deux pas en avant, l’un pour monter sur le trottoir et l’autre pour s’approcher de la porte d’entrée. À travers les carreaux curieusement divisés par les arceaux de bois, il distingua avec peine quelques silhouettes qui s’agitaient. Quelques éclats de voix lui parvinrent, étouffés par les murs épais de la bâtisse.

Il poussa la porte.

— Monsieur Gauguin enfin, tonna une voix claire.

L’arrivant referma le battant derrière lui et posa son bagage. Un spectacle original s’offrait à son regard. Un photographe avait planté le trépied de son appareil pour immortaliser une scène qui se voulait naturelle. Marie-Jeanne Gloanec, en coiffe de basin, tenait une bassine de cuivre. Ses servantes, en costume breton, portaient la petite coiffe, celle de semaine. Leur taille agréable était rehaussée d’un tablier gris à petites fronces. Elles formaient un arc de cercle autour d’un grand escogriffe moustachu. Pour les besoins du cliché, on l’avait affublé d’un gilet breton à deux rangées de boutons. Le pantalon, probablement peu reluisant, était occulté par un large torchon. Avec l’ustensile qu’il tenait gauchement, il était censé apporter son concours à la confection d’un repas imaginaire. Un jeune garçon complétait le tableau en observant les adultes s’amuser comme des enfants. Les servantes faisaient mine de s’intéresser au contenu du chaudron qui était vide en vérité.

L’arrière-plan était constitué de plusieurs lits-clos où dormaient les jeunes bonnes, une fois les clients couchés. Il fallait attendre que les parties de cartes ou les discussions interminables prennent fin pour qu’elles puissent s’y retirer. On disait que certaines savaient être très accueillantes pour les habitués esseulés en déficit de tendresse. Sur la corniche des meubles étaient alignés les bougeoirs attribués à chaque pensionnaire pour la nuit.

— Mais qu’est-ce que vous faites là ? demanda Gauguin, d’une voix qui se voulait incrédule.

— Mais vous ne voyez donc pas, monsieur Gauguin, que monsieur Charles s’apprêtait à nous tirer le portrait ? expliqua Marie-Jeanne.

Elle s’approcha de l’artiste et l’aida à enlever son havresac de l’épaule.

— C’est Norbert qui fait le pitre. Il prétendait savoir faire la cuisine… Et la grande ma foi, disait-il. Les filles et moi l’avons pris au mot et l’avons déguisé comme vous le voyez là avec ce grand torchon. Nous avons disposé sur la table jatte et ustensiles pour qu’il puisse nous prouver son talent…

— Et c’est à ce moment que je suis entré, continua une petite voix haut perchée.

Le photographe ôta le chiffon noir qui lui masquait le visage et s’avança vers le peintre pour se présenter.

— Goeneutte, Charles Goeneutte pour vous servir ! S’il vous prend le désir d’immortaliser une de vos scènes de travail ou quelque événement particulier, je suis votre homme. Je n’ai d’ailleurs pas beaucoup de travail en ce moment. Vous arrivez à Pont-Aven au plus fort de cet hiver froid et pluvieux.

— J’essaierai de me souvenir de votre proposition.

— J’espère bien vous compter parmi mes clients. Voulez-vous vous joindre à eux et figurer sur la photo ?

— Non, merci. Je suis fatigué. Ce voyage m’a paru interminable et j’ai besoin d’un vrai repos. Mais que cela ne vous prive pas de terminer votre travail !

— Amusement aussi, vous l’aurez compris ! précisa l’espiègle photographe.

— Il faut bien rire un peu, expliqua Marie-Jeanne, l’hiver est si triste. Nous ne sommes pas obligés d’être comme lui tout de même !

Elle saisit le bagage de Gauguin et l’entraîna vers l’escalier :

— Suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre. D’ailleurs, vous la connaissez. C’est celle que vous avez occupée, il y a déjà presque deux ans !

Gauguin retrouva sa petite mansarde sous les toits. Par la fenêtre aux carreaux mouillés de pluie, il jeta un regard en direction du pont désert. Il n’y avait pas âme qui vive au centre de la cité. Il passa sa large main sur le bas de son visage mangé d’une barbe sauvage héritée de son voyage vers l’ouest. Enfin, il allait pouvoir s’imprégner du caractère du pays et des habitants pour visiter sa peinture. Pourvu que la santé…

III

Il ne faisait pas très chaud dans la chambre. À l’extérieur, ce ne devait être guère mieux. Gauguin en tenait pour preuve les vagues de condensation bordant les carreaux de la fenêtre. Il tira vers lui la courtepointe couleur lie de vin qui crissa sous ses doigts repliés. Il leva la tête vers le coin de ciel qui occupait presque timidement la dernière vitre en haut et à gauche de ce qu’il s’amusait à rêver en vitrail. Ce n’était pas du bleu qu’il pouvait apercevoir, de ce bleu outremer dense et profond qu’il aimait écraser sur sa palette. Non, il ne pouvait rien voir d’autre que ce gris cathédrale qu’il n’affectionnait guère. Il lui faisait trop repenser à ces maisons de banlieue où il avait eu l’impression de s’enterrer, il n’y a pas si longtemps, même s’il était avec Mette, sa femme.

Il n’avait pas très envie de se lever. Que pouvait-il peindre avec ce temps de chien à ne pas mettre un artiste dehors ? Et puis, tous ces modèles si enclins à s’endimancher aux beaux jours pour poser, on ne les voyait guère à cette époque de l’année, tant ils étaient occupés par leurs travaux d’hiver. C’était peut-être le moment pourtant de saisir sur la toile le sauvage et le primitif comme il venait de l’écrire à Schuffenecker, son ami de toujours.

Il avait ajouté : « Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le ton sourd, mat et puissant que je cherche en peinture ».

À y repenser maintenant, ces quelques mots le faisaient sourire. Ces derniers jours, le bruit qu’il percevait de sa chambre ressemblait davantage à des courses-poursuites sous la pluie battante qu’à l’expression essentielle de l’âme humaine.

Gauguin se sentait très fatigué. Depuis trois jours, il ne quittait guère le lit que pour s’isoler dans l’édicule de bois érigé dans l’arrière-cour et abritant les baquets d’aisance. Les séquelles de dysenterie héritées de son séjour sous les tropiques le faisaient atrocement souffrir et l’épuisaient. Probablement que le fait d’entreprendre le voyage vers Pont-Aven avait été un peu prématuré. Le climat exécrable de ce début d’année n’arrangeait pas davantage les choses. En Arles, le temps aurait pu être plus clément…

* * *

Un pas régulier fit trembler l’escalier de bois. Dans sa partie supérieure aboutissant à la mansarde, il était un peu plus grossier comme si le l’artisan avait jugé qu’un travail moyen suffisait à l’accès aux combles. Les marches laissaient passer le jour par endroits et la rampe n’était faite que d’une grosse branche presque souple d’un arbre qui n’avait pas eu le temps de sécher. Mais Gauguin appréciait l’endroit. C’était son antre, son pigeonnier où il allait entreprendre de grandes choses. N’avait-il pas pour projet de travailler sept ou huit mois d’affilée pour réaliser de la bonne peinture ? Manifestement, il n’avait pas bien commencé, envahi qu’il était par une affection usante et désarmante.

Les pas s’approchaient inexorablement. Il perçut un léger tintement de métal et il comprit que le bol de soupe chaude, seule nourriture qu’il acceptait d’avaler, montait vers lui.

De l’autre côté de la porte pleine, on attendit comme pour mieux identifier les bruits pour permettre de s’immiscer sans gêner. Un frou-frou de tissu caressa l’huisserie. Un autre tintement, plus clair, plus distinct cette fois, filtra à travers le bois. La servante avait libéré une de ses mains et tenait le plateau de l’autre. Le court mouvement de recherche d’équilibre avait conduit au petit bruit agréable comblant le malade qui attendait quelque signe d’intérêt pour sa personne.

On frappa à la porte. Ce n’était pas de ces coups portés par la maréchaussée à la recherche de quelque voleur de poules. C’était une sorte de signal doux et respectueux à la fois. Une caresse offerte par la main d’une femme.

— Je peux entrer, monsieur Gauguin ? demanda une petite voix. Je vous apporte votre soupe !

— Entre Jeannette, entre !

Gauguin se redressa dans son lit. Il se cala le dos avec un coussin que Marie-Jeanne Gloanec lui avait porté, un soir de la semaine passée alors qu’il s’était plaint de son dos au dîner et il accueillit ainsi la petite bonne qui venait de pénétrer dans la chambre. Il avait bien vu le coup d’œil d’ensemble qu’elle venait de porter sur le lit pour s’assurer que le malade affichait une posture correcte et qu’il était présentable. Cela l’amusa même s’il n’en laissa rien paraître. Il avait toujours un faible pour les petites servantes accortes et celle-ci ne dérogeait pas à la règle. Sa pudeur toute naturelle et l’observance des consignes de sa patronne la rendait encore plus intéressante. Il prendrait grand plaisir à croquer son portrait dans un clair-obscur de bleus en tempête.

— Vous êtes encore fatigué ou vous rêvez, monsieur Gauguin ?

— À ton avis, petite ? Et si c’était de toi que je rêvais en cet instant même où tu te tiens là, si proche de moi et si lointaine à la fois, à demi cachée derrière la vapeur chaude de la soupe ?

— Il faut bien que je tienne le plateau !

— Tu as raison !

— Mangez pendant que c’est encore chaud. Cela vous fera beaucoup de bien, j’en suis certaine.

— Tu espères donc que je me porte mieux ?

— Comme tout le monde ici ! Voici des jours que vous ne quittez presque pas la chambre. Ce n’est pas très bon de rester ainsi enfermé. C’est de l’air qu’il vous faut pour vous requinquer. Voulez-vous que j’ouvre la fenêtre juste un instant ? Un peu d’air frais, ça change tout. De plus, c’est beau. Il y a eu un peu de neige, cette nuit.

— Et je vais contracter une pneumonie !

— Vous devenez douillet où c’est un genre que vous vous donnez pour vous faire cajoler un peu plus ?

— Tu es bien hardie de parler ainsi à tes pensionnaires !

— Ne le prenez pas mal, monsieur Gauguin. Nous sommes toutes désolées de vous voir alité. Pour tout vous avouer, il nous manque un peu vos éclats de voix et même votre colère pour animer la salle qui reste bien triste en ce moment.

— Ne désespères pas de me voir ainsi en mauvaise posture. Bientôt je serai sur pied et vous regretterez ce temps-ci en vivant ce temps-là !

— Mangez cette soupe alors, si vous tenez à vous rétablir plus vite.

— C’est entendu. Donne petite !

— Et vous ferez mon portrait ?

— Peut-être pas aujourd’hui mais je vais y réfléchir. Tu as la peau du visage teintée de rose et de crème comme on aimait peindre au siècle des lumières. Quelque chose de mystérieux et d’indéfinissable dans un regard candide. Tu es mignonne, tu sais.

— Alors, vous allez vous lever pour me faire plaisir !

— On verra, on verra. Apporte-moi mon carnet de croquis qui est sur la table !

La jeune fille avait monté L’Union Agricole et Maritime de Quimperlé, le journal local. Elle le posa sur le lit, à portée de main de Gauguin, puis elle se débarrassa du plateau en le glissant verticalement contre la cloison. Elle déplaça les habits de l’artiste négligemment éparpillés sur la table bancale et saisit le carnet resté ouvert, le morceau de fusain placé au milieu. Elle le referma et revint vers le lit où elle le déposa près du journal.

— Reprends le bol, ordonna le peintre.

— Vous avez terminé ?

— Tu le vois bien, j’ai fait ce que tu voulais ! J’ai mangé ma soupe comme un enfant bien obéissant.

— Madame Marie-Jeanne sera satisfaite. Elle se désole tellement de vous savoir malade.

— Tu pourras lui dire que je vais beaucoup mieux quand on me dorlote un peu !

— Toujours le même !

— Assois-toi sur le bord du lit, je vais faire un petit travail sur ton portrait. Tu sais, il faut choisir le bon angle sans se tromper et je ne suis pas aussi calé que mon ami Charles Laval pour restituer la ressemblance.

— Cela n’a pas vraiment d’importance pourvu que vous ne me dessiniez pas en sorcière !

La jeune servante prit place sur le bord du lit à la manière d’une amazone. Le geste tira sur la robe noire et le mollet apparut. Elle ne chercha pas à le masquer. Au contraire, elle amplifia légèrement le mouvement jusqu’à découvrir la partie inférieure du genou à la grande satisfaction de l’artiste.

— Comment se fait-il que vous soyez malade, monsieur Gauguin ?

— C’est une longue histoire, dit-il en humectant l’extrémité de la baguette de charbon de bois.

— Racontez-moi !